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Indépendants, les coursiers à vélo de plats cuisinés facturent à la quinzaine

Ils gagnent leur vie avec leurs mollets, ont des horaires de travail flexibles et un statut précaire. Rencontre avec des coursiers strasbourgeois, prestataires de service pour ces nouvelles entreprises de livraison de plats cuisinés, qui échappent aux cotisations sociales et au droit du travail.

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En pleine course place Gutenberg (Photo LL / Rue89 Strasbourg)

10€ c’est la pénalité pécuniaire à laquelle s’expose un prestataire de service de Deliveroo pour non-respect des pratiques vestimentaires ou absence de réponse à 3 appels du service client. Une sanction encore jamais appliquée à Strasbourg mais qui n’aurait pas été possible dans le cadre d’une relation de travail classique entre un salarié et son employeur puisque prohibée par l’article L1331-2 du Code du travail.

Mais pour les coursiers de Deliveroo, comme ceux d’autres services de livraison de repas à domicile désormais courants à Strasbourg, exit le Code du travail. Et bienvenue dans le monde de la relation commerciale entre deux entreprises. D’un côté, une start-up florissante, de l’autre, de jeunes coursiers, transformés pour l’occasion en auto-entrepreneurs.

Extrait du contrat proposé par Deliveroo à ses prestataires
Extrait du contrat proposé par Deliveroo à ses prestataires (doc remis)

Une application au cœur de l’organisation

Les cyclistes bleus, gros cubes vissés sur les épaules, un pied sur la pédale, sont en alerte devant leur application. Chargée et installée sur leur smartphone, c’est elle qui leur indique la prochaine course à effectuer.

Sur l’écran s’affiche le nom et l’adresse du restaurant où se rendre pour retirer la commande du client, puis l’adresse de livraison. C’est au moment où la commande est validée avec le restaurateur que le chronomètre se lance. La durée de livraison est ensuite enregistrée pour établir des statistiques sur l’efficacité de chaque livreur.

Des informations qui ne servent pas qu’à mesurer la performance, elles ont un impact direct sur la rémunération de la course qui varie de 2 à 3€ en fonction de nombreux paramètres non communiqués par l’entreprise. Des primes les week-ends ou en cas d’intempéries sont aussi prises en compte pour l’établissement d’une facture finale, établie et réglée par Deliveroo aux coursiers.

Des horaires de travail libres

Chaque semaine, les coursiers s’inscrivent sur un planning pour la semaine suivante. Ils ont le choix entre plusieurs plages horaires : 11h30 – 14h30, 12h – 13h30, 14h30 – 18h45, 19h – 21h30 ou 18h45 – 22h45. De nouvelles plages matinales viennent d’être mises en place.

Pour chaque heure effectuée, avec des courses ou sans, ils reçoivent une rémunération fixe de 7,50€ TTC. C’est moins que le Smic mais ce n’est pas un salaire, puisque les coureurs sont tous indépendants.

C’est à la fois l’argument de force de Deliveroo, qui met en avant cette liberté, et les limites du système. Les coursiers peuvent, s’ils le désirent, travailler jusqu’à 11h15 par jour, 7j/7. Un cas de figure qui ne s’est pas présenté à ce jour, comme le souligne Marc (le prénom a été modifié), âgé d’une vingtaine d’années, tiraillé entre ses affinités avec le mouvement Nuit Debout et la possibilité de gagner de l’argent relativement facilement :

« C’est un boulot fatiguant, en rentrant je n’ai plus d’énergie. J’ai lu la déclaration de Will Shu  (le boss britannique de  Deliveroo, ndlr). Il a expliqué début avril dans Les Échos que certains coursiers peuvent gagner jusqu’à 4 000€ par mois. Si je bosse comme un salaud, on va dire 8h par jour 7j/7, je gagne au mieux 1 680€ TTC. Avec les courses on va dire que ça peut monter jusqu’à 2 400€ TTC par mois. »

Pour l’heure, Marc a sauté sur l’opportunité de travailler à la carte pour pouvoir concilier ses projets et participer au loyer de son logement. Pour une trentaine d’heure de travail, il facture 300 à 500€ tous les quinze jours. Une solution avantageuse mais à court terme seulement, car ce job ne lui permet pas d’ouvrir de droits à l’assurance chômage et c’est à lui de cotiser pour les caisses de retraite, de sécurité sociale ou de prévoyance à travers le régime micro-social simplifié.

Si en début d’activité les cotisations peuvent être faibles : 5,8% du chiffre d’affaires, elles augmentent progressivement jusqu’à atteindre 23,1%. Le revenu final est donc bien loin des montants facturés.

Des obligations à respecter

Lorsqu’une course est interrompue pour cause de crevaison, ou pour faire un crochet pour récupérer un K-way en cas d’intempéries par exemple, il faut immédiatement le signaler via l’application.

Suite à divers incidents, Marc a reçu des textos comminatoires de la part de celui qu’il nomme son « manager » :

« Nous sommes des employés déguisés. Nous sommes obligés de porter la veste Deliveroo, et on doit sans cesse rendre pas mal de comptes. Nous sommes super fliqués. Les restaurateurs ont même une touche sur leur application pour signaler un problème avec le coursier. Ils peuvent te dénoncer si tu ne portes pas la veste par exemple. Le plus souvent mon boss vérifie tout par la suite. »

La tenue de travail, c’est à dire vestes, t-shirts, pantalons de pluie et sacs siglés, ainsi que les supports téléphoniques et batteries supplémentaires sont fournis par Deliveroo en échange d’une caution de 150€, retirée sur les premières factures émises par l’entreprise. De son côté, chaque prestataire doit s’équiper à ses frais d’un bon vélo et d’un smartphone doté d’un accès à Internet.

Capture d'écran du site Deliveroo France (Deliveroo France)
Capture d’écran du site Deliveroo France (Deliveroo France)

Un statut imposé et aucune négociation possible

C’est sur les réseaux sociaux, comme dans le groupe « Fixie Strasbourg » sur Facebook, via des sites étudiants ou grâce à son propre site que Deliveroo fait appel à des candidatures pour devenir « partenaire-biker ».

Les futurs coursiers sont conviés à une réunion d’information, au Regus, un centre de location d’espaces professionnels à près des Halles au Regus. Ils y visionnent une vidéo explicative sur le fonctionnement de Deliveroo. Mais à la place d’un contrat de travail, c’est une invitation à se rendre sur la plate-forme Internet de création d’auto-entreprise qu’ils reçoivent.

Anton Soulier, responsable Deliveroo à Strasbourg, explique avec soin la barrière très mince qui sépare l’employé du prestataire :

« Nous ne faisons pas de recrutement. Comme vous pouvez le voir sur nos annonces, nous recherchons des partenaires qui souhaitent travailler avec nous. »

Les futurs coursiers peuvent ensuite signer un contrat type où tous les tarifs des prestations, primes et pénalités sont déjà définis. Ils n’ont aucun pouvoir de négociation, si ce n’est le pouvoir de pédaler plus et plus vite.

Une couverture sociale à minima voire inexistante

Les coursiers qui acceptent le marché souscrivent au régime des auto-entrepreneurs, une protection sociale minimale. Marc, malade durant une quinzaine de jours, n’a eu le droit à aucune indemnité journalière. Pour Deliveroo, il était seulement « indisponible ». Et pour la Sécurité sociale, il lui fallait au moins une année de cotisations à la caisse des auto-entrepreneurs avant de pouvoir prétendre à des indemnités. Et même dans ce cas, le délai de carence est de 7 jours.

Jean-Pierre Odile, ambassadeur Deliveroo, sur son fixie place Kléber (Photo LL / Rue 89 Strasbourg)
Jean-Pierre Odile, ambassadeur Deliveroo, sur son fixie place Kléber (Photo LL / Rue 89 Strasbourg)

Un job sur mesure et un sentiment de liberté

Pour Jean-Pierre, tout roule. Il est l’un des premiers coursiers Deliveroo à Strasbourg et il est devenu « ambassadeur » de la marque. Il accompagne les potentielles recrues sur leur premier shift (tournée à vélo) et donne son avis sur les futurs « prestataires ».

Il gère aussi les stocks et peut démarcher de nouveaux restaurants. Un travail rémunéré en plus de ses courses. Il gagne entre 600 et 800€ tous les 15 jours pour environ 30h de travail hebdomadaires.

Conscient que le statut de salarié est plus confortable, il ne s’inquiète pas vraiment des cotisations sociales. Ce job lui plaît tellement qu’il a même lâché son précédent boulot de vendeur à Decathlon :

« Mon bureau, c’est la ville. Et mon outil de travail, mon vélo. Je n’ai vraiment pas à me plaindre. Je faisais du BMX quand j’avais 20 ans. Malheureusement, suite à une crise d’épilepsie à 21 ans, je n’ai pas pu faire de compétition. Pour moi, les livraisons c’est une sorte d’entraînement. Une fois que j’ai fini mon service, je pars encore pédaler une heure ou deux. »

À 27 ans, sa santé s’est stabilisée et il compte participer à plusieurs championnats cet été. Deliveroo soutient ses ambitions et devrait lui payer son inscription au championnat du monde des coursiers à vélo CMWC et à différentes courses… lors desquelles il défendra bien sûr les couleurs du service de livraison. Thibaut Vincent est aussi emballé par l’aventure :

« Le fonctionnement est clair et ne présente que des avantages pour tout le monde. La protection des salariés ? Elle est vraiment relative. J’ai déjà fait de nombreux boulots et niveau négociation salariale ça n’a jamais été ça. Depuis que je suis auto, ma vie a changé, je n’ai plus de pression. Le seul truc vicieux, c’est que j’ai pris goût au sport, et que je mange plus qu’avant. »

Un service de livraison clé en main pour les restaurateurs

Pour les restaurateurs, Deliveroo ouvre de nouvelles perspectives. Fresh Burritos, un de leurs principaux partenaires à Strasbourg avec 231 East Street, n’avait pas prévu de mettre en place un service de livraison dans l’immédiat. Guillaume Demumieux, manager du restaurant, explique :

« Nous devons déjà assurer la mise en place des restaurants.  La livraison implique un investissement en matériel et l’emploi d’une personne supplémentaire. C’est un service lourd et coûteux à organiser. »

La solution proposée, des coursiers à vélo, colle avec la politique écologique de la maison, et semble satisfaisante. Le matériel : tablette et supports de communication, sont fournis par Deliveroo, en échange d’un pourcentage sur les ventes qui oscille entre 20 et 30%, négocié chaque année par contrat. Un partenariat qui devrait perdurer :

« Le dimanche soir, 50 à 60% de notre chiffre d’affaire provient des livraisons. Nous avons même employé une personne en plus en cuisine pour répondre à la demande. Nous devons juste veiller à la qualité des produits. Une perte en température est inévitable mais elle doit rester raisonnable. C’est notre réputation qui est en jeu. »

Prise de risque minimum pour les restaurateurs comme pour Deliveroo. Pour les coursiers en revanche…


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