L’acteur est solitaire, dans un espace dépouillé. Debout, en livrée anthracite, devant un mur réfléchissant son dos et derrière un rectangle de fils de pêche figurant une fenêtre fine et tranchante, Laurent Poitrenaux campe un domestique d’exception. Rompu aux travaux ménagers, il en fait un art éminemment pointu. Dans l’espace Klaus Michael Grüber du Théâtre National de Strasbourg (TNS), Le Colonel des Zouaves est rejoué, vingt ans après sa création, avec la même exactitude.
Un serviteur esclave de la plus scrupuleuse exigence
Dès les premières phrases, le ton du spectacle est donné : ce sera une succession de tableaux peints avec la rigueur extrême d’un anatomiste compulsant méthodiquement chaque nerf, chaque fibre, chaque tissu musculaire d’un corps parfait.
Les descriptions sont anormalement détaillées. Chaque personnage prend un long moment à être décrit, tant il est important de présenter son habit, de la coupe au tissu. Chaque élément architectural est magnifié, chaque fragrance dans l’air analysée, chaque objet présenté dans ses moindres aspects. Tout passe dans l’œil du domestique : il doit tout connaitre, tout repérer, pour anticiper les besoins de son maître et de ses invités.
Un travail sonore pointu permet à Laurent Poitrenaux de tenir une heure et demie sans aucun effet de ronronnement ou de lassitude. Dans sa bouche passent les mots de nombreux personnages. Le micro dissimulé dans ses cheveux capte sa voix et permet à Gilles Grand de la moduler en direct. Des samples audios et des effets wah-wah transforment le timbre de l’acteur pour rapporter les paroles du maître, des domestiques, des invités. Ces voix nouvelles, étrangement déformées et grossières, contribuent à renforcer l’isolement du domestique : il est seul dans sa psychose et n’entend les autres qu’à travers le filtre tordu de son esprit. Service total.
Un spectacle captivant par sa précision
Le spectacle est captivant. L’écriture d’Olivier Cadiot sait paradoxalement combiner les descriptions pointilleuses et le suspense. Ce sont de longues observations très vivantes. Le spectacle fait le portrait de plus en plus complet du personnage et sa minutie fascine.
Il chronomètre son service, optimise le ramassage des miettes, théorise artistiquement la présentation du plat de brochet sur semoule, construit une maquette du domaine pour rationaliser ses déplacements et ceux des autres domestiques. Cette obsession balance du tragique au comique. La disproportion parfois extrêmement violente du personnage relève de l’humour noir.
L’homme qui calcule la longueur de ses foulées durant son footing est aussi celui qui paramètre jusqu’à ses moments de détente et de relaxation musculaire. Il époussette le tapis, s’occupe du jardin et observe, plongé dans le lac ou dans un abri souterrain les habitudes des invités pour saisir leurs moindres désirs.
Service total encore une fois. Lorsque son caractère se manifeste dans des préoccupations amoureuses ou sexuelles, c’est avec la même brusquerie pratique, la même efficacité chronométrée.
Une trilogie rejouée à l’identique 20 ans plus tard
Le Colonel des zouaves est un roman publié par Olivier Cadiot en 1997 et créé sur scène par Ludovic Lagarde la même année. Ce spectacle inaugure une trilogie s’étalant sur vingt ans avec Un mage en été et enfin Providence. Les trois spectacles viennent d’être repris par le trio, qui les a joués à Reims en intégralité.
Dans ces spectacles, Laurent Poitrenaux fait preuve d’un talent indéniable. Il occupe seul l’espace, l’emplit, et concentre toute l’attention du public. Seul, il convoque un univers : des images, des sons, toute une chorégraphie de l’invisible qui solidifie autour de lui l’atmosphère du texte.
La méticulosité de son jeu d’acteur, travaillé en 1997 notamment pour la création du Colonel avec la chorégraphe Odile Duboc, fait écho à la maniaquerie de ses rôles. Il joue à chaque fois Robinson, ce personnage qu’Olivier Cadiot réinvente dans plusieurs de ses romans. Il est seul, enfermé comme sur son île. Pour combattre cet isolement, dans ce désert d’où il ne peut sortir, il reconstruit un monde à partir de ses fantasmes.
Dans Le Colonel des zouaves il ne bouge presque pas ses pieds, se contentant d’arpenter 1 m² d’espace durant les 90 minutes. Malgré cela, la précision de ses gestes, le travail du son de Gilles Grand et la lumière de Sébastien Michaud qui change pour marquer les différents tableaux ne laissent pas de vide sur le plateau. Dans ce spectacle, chacun retrouvera — poussées à l’extrême — toutes ces petites habitudes, ces rituels quotidiens qui structurent nos journées.
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