Octobre 1918, la guerre s’éternise. Seule dans une ferme au milieu de la forêt vosgienne, Luise, qui vient de perdre sa mère, se retrouve confrontée à deux inconnus : Hélène, une jeune Française qui fuit vers les Pays-Bas et Hermann, un soldat allemand blessé par Hélène. Luise accepte de les cacher alors que l’armée allemande les traque. Isolés, leurs repères sont brouillés par la guerre. Se crée alors un étrange ménage à trois où les cartes sociales, nationales et amoureuses sont rebattues.
Avec cette adaptation libre du roman de D. H. Lawrence, Le Renard, le réalisateur allemand Matthias Luthardt, réitère le coup du huis clos. Dans son premier long métrage, Pingpong, primé lors de la Semaine de la critique à Cannes en 2006, c’était un jeune homme qui venait perturber la famille parfaite de son oncle ; ici, ce sont l’Allemagne et la France qui s’invitent dans la ferme d’une jeune Alsacienne.
La forêt vosgienne, froide et humide en ce mois d’octobre 1918, habilement photographiée par la cheffe opératrice Lotta Kilian, se montre tour à tour protectrice et menaçante. Dans ce contexte franchement hostile, Matthias Luthardt filme la naissance d’un désir, sorte de Brokeback Mountain au féminin, influencé par des films comme Lady Chatterley de Pascale Ferran ou La jeune fille en feu de Céline Sciamma.
Rue89 Strasbourg : Est-ce que c’est difficile de filmer le désir en sortant du « male gaze » (regard masculin : façon de filmer les corps en les objectivant, NDLR) ?
Matthias Luthardt : C’était une question très importante pour moi. Je me suis d’abord posé la question de savoir si ce « male gaze » existait, j’ai lu l’essai de Laura Mulvey sur le sujet (Plaisir visuel et cinéma narratif, 1975, NDLR) et je suis tombé d’accord avec son analyse. Après, je ne parlerais pas forcément d’un regard « masculin » mais d’un regard qui détermine l’espace du pouvoir, de la domination. C’est pour ça que j’ai voulu une cheffe opératrice, Lotta Kilian, pour avoir cette discussion avec elle et trouver une façon de filmer les corps et le désir.
Luise Aschenbrenner (actrice qui joue le rôle de Luise) : Matthias et Lotta ont créé une ambiance très confidentielle et je savais exactement ce que Lotta filmait. De fait, la nudité et les scènes très intimes, face caméra par exemple, n’ont pas été compliquées à jouer.
Matthias Luthardt : Avant le tournage, nous avons demandé aux comédiens s’ils souhaitaient travailler avec une coordonnatrice d’intimité, mais ils ont décliné cette proposition.
L’utilisation des trois langues comme ressort narratif est très ingénieuse…
Matthias Luthardt : Quand j’ai décidé de tourner dans les Vosges, j’ai découvert que la langue alsacienne était plus ou moins en train de disparaître, et je me suis demandé pourquoi le cinéma ne parlait pas de ce phénomène. J’avais envie de donner à entendre les trois langues. Le personnage de Luise peut avoir une intimité avec les deux autres protagonistes à travers ce jeu de langue, même s’ils sont tous les trois dans la même pièce. Le spectateur est toujours avec elle et au même niveau qu’elle, alors que Hermann et Hélène sont dépendants d’elle.
Luise Aschenbrenner : Je ne connaissais pas du tout l’alsacien, qui est très différent de l’allemand (langue maternelle de l’actrice, NDLR) dans sa prononciation, et j’avais fait très peu de français… Donc j’ai appris le français pendant un an. À force de jouer dans ces deux langues nouvelles pour moi, j’avais des douleurs au visage, à la mâchoire !
Dans le roman de DH Lawrence, le personnage masculin est rusé et manipulateur. Ici, il est plus subtil et plus fragile.
Sebastian Bleyl (scénariste) : C’était important pour nous que les trois personnages soient à la même hauteur. On voulait éviter aussi qu’il représente l’homme en général : il a un caractère propre, avec plusieurs couches de complexité et de contradictions. Il représente aussi une époque, on est en 1918, il a les valeurs de son époque et pense que ce qu’il fait est bon. Lui aussi est une victime de cette guerre, il ne l’a pas choisie.
Comment s’est fait la rencontre avec la société de production Les Films de l’étranger, basée à Strasbourg ?
Matthias Luthardt : Nous avions déjà nos producteurs allemands et comme nous souhaitions tourner en Alsace, une coproduction nous semblait idéale. La rencontre s’est fait par hasard, au marché de la coproduction des Arcs, et Philippe Avril des Films de l’étranger connaissait nos producteurs. Nous avons parlé du projet et ça s’est fait très vite. C’était parfait que ce soit eux. Nous avons tourné près de Gérardmer, à Liézey, dans cette ferme très isolée. Nous avions un budget restreint, mais nous avons pu avoir un drone, une vache, un renard, des poules et les dresseurs qui les accompagnent.
Pour la musique, très importante notamment pour faire vibrer les paysages vosgiens, vous avez travaillé avec Matthias Petsche, qui avait déjà composé la musique de votre premier film.
Matthias Luthardt : Oui, mais je suis parti de la musique de Pēteris Vasks, qui est un compositeur letton que j’apprécie beaucoup. Sa musique est très fine, presque sacrée. J’ai donc choisi plusieurs de ses morceaux et j’ai demandé à Matthias Petsche d’en composer d’autres, notamment le morceaux de fin plus mélodramatique, en s’inspirant de Vasks.
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