À côté de la machine à café, au deuxième étage de la Maison Interuniversitaire des Sciences de l’Homme à Strasbourg, c’est là que Cheikhmous Ali reçoit ses visiteurs. Dans le coin canapé, ce grand trentenaire a établi son bureau, au milieu des étudiants qui révisent leur examen à la dernière minute et ceux qui anticipent leur déjeuner. Après tout, il n’a besoin que d’une connexion internet pour échanger avec ses correspondants… en Syrie.
Tout un réseau d’universitaires, d’archéologues, d’étudiants et de contacts l’informent, souvent au péril de leur vie, sur les destructions dont sont victimes les monuments historiques de Syrie depuis le début du conflit en 2011. La Syrie, ce berceau de la civilisation où l’Humanité a appris l’agriculture et où se sont établis de colossaux empires, abrite des sites millénaires, des joyaux classés au patrimoine mondial de l’Humanité par l’Unesco.
Établi à Strasbourg en 2003 pour une thèse sur l’archéologie, Cheickhmous Ali devait retourner à Damas lorsque la révolution s’est enlisée. De sa douce voix, sans un mot plus haut que l’autre, Cheikhmous Ali commence par se confondre en excuses. Plusieurs fois il a dû repousser notre rendez-vous.
« Je ne devais partir à Paris qu’une journée pour participer à une table-ronde, finalement une autre s’est ajoutée, puis une réunion d’urgence au Louvre avec d’autres archéologues pour faire le point sur les destructions. La semaine dernière encore, une mosquée ottomane a été visée par l’armée russe. »
Un repérage méthodique
Dès les premiers moments de la révolution dans son pays, en mars 2011, il se met à relayer le mouvement populaire depuis Strasbourg. Avec quelques autres personnes, il organise des manifestations et met sa dernière année de doctorat de côté. De toutes façons, à cause de son activisme, Cheikhmous Ali n’aurait pas bénéficié d’un accueil très chaleureux de la part du régime.
Vite, il découvre sur Facebook que des citoyens en Syrie s’improvisent journalistes et répertorient, ville par ville, toutes les arrestations, les attaques, les blessés, les morts. À partir de juin 2011, fleurissent les publications concernant les monuments et collines dans lesquels les snipers se cachent. En 2012, quand ses contacts locaux rapportent que les armées s’installent dans les bâtiments ou les bombardent, c’est le moment de réagir :
« Avec d’autres archéologues syriens éparpillés en Europe, nous avons décidé de rassembler toute cette documentation qui venait du public. Nous avons réalisé que ça devenait des archives et que nous devions nous mobiliser plus sérieusement. »
11 000 années parties en fumée
À une dizaine, ils fondent l’APSA (l’Association pour la protection de l’archéologie syrienne). L’idée est avant tout de mener l’inventaire de tous les lieux endommagés :
« En Syrie, nous avons créé un réseau d’une trentaine d’archéologues. Ils partent toujours à trois-quatre et ne se rendent sur les sites qu’après avoir évalué le danger. Si c’est trop risqué, on annule les opérations. En Europe, nous réceptionnons toutes les infos, vidéos ou photos de fouilles, les documentons à l’aide de cartes, d’images satellites, d’explications historiques et les rendons publiques, en français, en anglais, en arabe. Sur place, les gens n’ont pas les moyens d’assurer cette communication. »
Avec l’aide d’une autre association, Cheikhmous Ali a pu se rendre en Turquie et faire sortir quelques-uns de ses collaborateurs de Syrie, afin d’étoffer le dispositif.
Ce trentenaire avoue qu’au début, son moral en a pris un coup quand il a vu, impuissant, les richesses archéologiques de la Syrie partir en fumée les unes après les autres ou devenir le champ de bataille des différents combattants : les citadelles d’Alep, de Damas, le Krack des Chevaliers ou encore les temples de Palmyre. Quand le minaret de la grande mosquée omeyyade d’Alep est tombé, Cheikhmous Ali a pleuré :
« J’ai travaillé là-bas pendant six mois en 2000. Nous avions creusé des fondations de 16 m pour injecter du béton afin de protéger le monument en cas de séisme, on n’avait pas pensé à la guerre… C’était la partie la plus importante, qui datait du XIe – XIIe siècle. Elle a résisté pendant des centaines d’années et en 2013, elle a malheureusement été détruite par des bombardements de chars. »
Intercepter les pillages
Selon son comptage, plus de 300 sites historiques syriens ont déjà été rasés, soit par l’État islamique soit à cause des combats. Pour Cheikhmous Ali, il faudrait que cesse l’occupation des lieux historiques et que la protection des musées ainsi que des sites archéologiques soit renforcée, mais il a bien conscience qu’il ne peut rien attendre des acteurs en Syrie, dont la priorité est de combattre l’adversaire, pas de préserver le patrimoine :
« La question humaine n’est déjà pas respectée, leur objectif étant de tuer l’autre. Quand on se fout des enfants qui meurent, le patrimoine, on n’y pense même pas. »
Avec ses collègues, Cheikhmous Ali essaie également de lutter contre les pillages et le trafic d’objets volés, dont profitent l’Etat islamique et le les habitants qui habitent près des sites, précise l’archéologue :
« Ils ont perdu leur travail et n’ont pas trop le choix. Ils creusent en espérant tomber sur une perle rare, c’est comme jouer au loto. Ensuite, ils vendent les pièces à des commerçants locaux, ou les transportent eux-mêmes vers les pays limitrophes et les vendent à d’autres commerçants, membres de mafia. C’est comme le trafic de drogue, tout se passe discrètement. »
Grâce à ses relais en Syrie, l’association traque les objets, vérifie leur authenticité, déniche les numéros de téléphone des heureux « propriétaires », scrute le moment où ces derniers partent pour le Liban et la Turquie. Une fois toutes ces informations traduites, elles sont envoyées à Interpol, à Lyon, qui s’occupe du reste.
La reconstruction, l’étape la plus dangereuse
Cheikhmous Ali n’a pas l’impression de se battre contre des moulins à vent. Son combat est entendu dans les médias, il est invité pour animer des conférences, des colloques, des cafés-citoyens de Strasbourg à Berlin, en passant par Rome, Bruxelles. Il sait que la société est sensible à tout cet héritage assassiné, mais regrette que les organisations internationales ne le soient pas autant :
« Pour l’instant des initiatives individuelles permettent de colmater les plaies, il faut que ces instances prennent conscience du besoin d’anticiper l’étape post-conflit. Des vieux quartiers sont menacés de disparaître. Chaque fois, je prends l’exemple de la Petite-France, mais imaginez que ses maisons soient endommagées et que les propriétaires déboulent avec des bull-dozers pour refaire quelque chose de neuf, vite-fait, on perdrait tout le corps historique de la ville. Donc s’il n’y a pas de projets, on va perdre des monuments. Et puis, reconstruire la Petite-France, ce n’est pas la même chose que l’Esplanade, il y a des règles à suivre. Pour cela, il faut des moyens et si la guerre s’arrête dans un mois, on n’a absolument rien. »
Pour cela, l’archéologue frappe à toutes les portes. À l’Unesco, Cheikhmous Ali, l’électron libre, a compris qu’on lui tendrait difficilement une oreille. L’institution ne peut collaborer qu’avec le gouvernement syrien représenté par la Direction générale des antiquités et musées, son statut ne lui permet pas de traiter avec l’opposition alors qu’une grande partie des sites menacés sont sous son contrôle :
« Pour l’Unesco, ce qui se passe en Syrie est identique à l’Irak, l’Afghanistan et la Libye. Alors que chaque cas est particulier. La Syrie se démarque depuis 2011 par l’implication de la population. C’est un grand bouleversement mais l’Unesco ne l’a pas compris. Alors, elle organise un stage à distance pour les fonctionnaires, mais pour les gens les plus actifs, qui risquent leurs vies pour apporter des renseignements, elle ne fait rien, les ignore complètement. »
Vers un master de la reconstruction
Cheikhmous Ali aurait peut-être trouvé une épaule au Parlement européen. Depuis novembre, il a rencontré à deux reprises des députés et leur a fourni, à leur demande, un dossier avec un projet de reconstruction. Derrière la tête, l’opiniâtre archéologue a aussi comme idée de créer un master à l’Université de Strasbourg à, l’attention d’archéologues syriens afin qu’ils se spécialisent dans la reconstruction, qu’ils viennent de là-bas ou d’Europe :
« L’enjeu serait de regrouper 40 à 50 étudiants et de proposer plusieurs spécialités : restitution des objets, édification des monuments, des quartiers, gestion des musées. Des experts interviendraient pour que la formation soit à 70% pratique. L’Université est prête à créer un diplôme spécial, ce qui est un effort remarquable. »
Reste à l’Union européenne de financer le projet : 3 à 4 millions d’euros. Cheikhmous Ali sait que la réponse ne viendra pas tout de suite, mais si elle est positive, il saluera un grand geste politique.
Cheikhmous Ali peut compter sur de forts soutiens au sein du département d’archéologie de l’Université de Strasbourg. Philippe Quenet, le responsable actuel, a rencontré Cheikhmous Ali sur des fouilles archéologiques en Syrie avant qu’il ne vienne en France. Il est persuadé que son « sens inné de la diplomatie » lui permettra de remporter cette bataille.
Un musée refuge pour le patrimoine syrien
Le cerveau du jeune archéologue fourmille d’autres projets, comme la fondation d’un musée sur le patrimoine syrien « hors-les-murs », à Strasbourg ou ailleurs en Europe.
« C’est là où l’Unesco pourrait avoir un rôle à jouer. Il faudrait initier une procédure juridique avec l’Etat turc pour qu’on ne soit pas pris pour des pilleurs. Il faudrait aussi obtenir l’accord de l’Etat syrien de faire sortir des objets qui ne sont plus forcément sous son contrôle. Ce sera compliqué, mais je vais continuer à œuvrer pour. »
Cheikhmous Ali compte bien solliciter le musée archéologique de Strasbourg et le musée d’art moderne et contemporain pour valoriser au niveau local les objets d’Irak et de Syrie qui se trouvent déjà dans leurs réserves.
L’archéologue a beaucoup de rêves, mais il sait que le plus grand, celui de la reconstruction, ne pourra se réaliser qu’une fois le conflit terminé. Dans combien de temps ?
« Je ne sais pas. Pourquoi ils arrêteraient la guerre, les intérêts des acteurs étrangers sont si forts dans la région, autour du gaz, du pétrole. Même la reconstruction risque d’attiser les convoitises. Chaque pays voudra participer voire contrôler cette étape, construire des bases militaires. La Russie en avait une, maintenant deux, demain une troisième qui sait ? »
Depuis la France, Cheikhmous, le sage révolté, va continuer à penser librement, comme il le fait depuis le début sans subir aucune menace, mais il ne répondra pas aujourd’hui à toutes ces questions. Son téléphone sonne, il est déjà 13h15, il doit partir : à 13h30, il a rendez-vous avec Pôle emploi. Car Cheikhmous Ali vit en France de petits boulots, bien loin de son doctorat sur l’archéologie du 4e milliénaire en Mésopotamie et de son engagement bénévole pour la Syrie. Mais si un jour l’idée du master aboutit, son quotidien pourra se reconstruire lui aussi.
Aller plus loin
Sur Apsa2011 : Rapport sur la destruction des sites historiques
Sur Ilasouria.orga : des cours d’archéologie en vue de la reconstruction
Sur FranceTV Infos : Reportage sur la destruction du site de Palmyre.
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