Enquêtes et actualité à Strasbourg et Eurométropole

Comment des chanteurs font revivre des voix vieilles de 800 ans ?

Pour sa 23ème édition, le festival Voix et Route romane revient à partir du 28 août avec neuf concerts de musique ancienne, qui feront vibrer le cœur des principales églises de la route romane d’Alsace. Ces représentations sont le résultat de mois de recherches sur des manuscrits anciens et de tâtonnements pour réussir à recréer des chants entonnés il y a plusieurs siècles. Rencontre avec Caroline Magalhaes, interprète dans l’ensemble Discantus.

Cet article est en accès libre. Pour soutenir Rue89 Strasbourg, abonnez-vous.

L'ensemble vocal féminin Discantus, qui se produira au festival, s'est imposé sur le plan international dans son répertoire.

L'ensemble vocal féminin Discantus, qui se produira au festival, s'est imposé sur le plan international dans son répertoire.
L’ensemble vocal féminin Discantus, qui se produira au festival, s’est imposé sur le plan international dans son répertoire. (document remis)

Rue89 Strasbourg : La chanson ancienne reste un répertoire méconnu. Née au Brésil, loin de l’histoire moyenâgeuse européenne, comment êtes-vous entrée dans cette petite communauté de passionnés ?

Caroline Magalhaes : « Au Brésil, les enfants aussi apprennent l’histoire européenne, tout comme celle des Grecs et des Égyptiens, comme le font les écoliers français. À cet âge-là, j’ai commencé à jouer de la flûte à bec : c’est justement un instrument qui a connu un renouveau dans les années 20-30 grâce à la musique ancienne. De fil en aiguille, je suis tombée dans les circuits spécialisés de musique baroque, renaissance, médiévale, et je suis partie en France pour approfondir ce répertoire. »

Ce répertoire ne paraît pas trop ancien, poussiéreux, pour un chanteur ?

« Au contraire, ce qui m’a convaincu, c’est le côté novateur. Au cours de mes études de musicologie, j’ai eu comme professeur une personne très connue dans le milieu : Marie-Noëlle Colette. Elle nous passait des exemples d’enregistrements surprenants. Par exemple, le chant grégorien est connu pour être très posé, lent, avec toutes les notes égales les unes aux autres. Mais en réalité, en faisant un travail sur des manuscrits du Xe et XIe siècle, on découvre un chant plus orné, plus rapide. Cela m’a intriguée. Alors je me suis inscrite au centre médiéval de Paris, puis j’ai été prise au conservatoire supérieur de Lyon, un des rares à proposer une formation professionnelle spécialisée. Sinon, la référence dans le petit monde de la musique médiévale reste le conservatoire de Bâle. »

La musique médiévale, c’est quoi exactement ?

« L’histoire du Moyen-âge va de la fin de l’empire romain jusqu’à la chute de Constantinople, c’est-à-dire du Ve siècle au XVe, à la Renaissance, c’est énorme. Mais concernant la musique, ce n’est pas exactement la même époque : durant des siècles, le répertoire musical était transmis par oral. Les premiers manuscrits assez précis datent du IXe siècle, avec le chant grégorien. »

Exemple de chant grégorien

L’objectif est donc de retranscrire le plus fidèlement possible la musique de cette époque ?

« C’est une bonne question ! On devient un peu des chercheurs, on est d’ailleurs obligés de suivre le travail des spécialistes et d’échanger avec eux pour en apprendre toujours plus sur cette musique, mieux interpréter les documents. Mais la vérité absolue existe-elle ? Je fais partie de ceux qui n’y croient pas trop. Même si on fait très attention aux détails.

Ce qui m’attire en revanche, c’est de partir à la rencontre d’un monde différent par cette recherche. Un rythme et des manières de faire complètement différents, qui traduisent une mentalité très éloignée de la nôtre. Une certitude : la physiologie du corps a peu changé. Donc mon corps, qui a certaines limites (par exemple je ne peux pas faire plus d’une phrase sans respirer) et capacités, me donne aussi des indications sur comment interpréter les documents. »

Comment trouvez-vous des documents anciens ?

« Quand j’étais jeune, il fallait aller à la Bibliothèque nationale à Paris, avoir une carte d’abonné et une autorisation pour accéder à un manuscrit que l’on avait le droit de feuilleter sur place. Aujourd’hui beaucoup de choses sont en ligne, par exemple sur le site Gallica. Mais ça ne ressemble en rien à une partition d’aujourd’hui. La première notation connue était la notation neumatique : les neumes sont de petits signes en forme de traits, de coches, qui indiquent si la note doit être chantée lentement ou rapidement. Mais il n’y a ni portée ni clef, et pas d’indication sur la hauteur des notes.

À Discantus, c’est notre chef, Brigitte Lesne, qui se colle un gros travail de recherche avec les musicologues pour retranscrire les manuscrits en notation moderne. »

Exemple de notation en neumes (Image : Wikipédia)
Exemple de notation en neumes (Image : Wikipédia)

Qui chantait à l’époque ?

« Les plus anciens manuscrits retrouvés correspondent à des chants liturgiques, chantés par des moines, en latin. Mais la plupart des moines ne lisaient pas, les manuscrits étaient rares, chers à fabriquer, et seulement là pour assurer la préservation. Notre ensemble de femmes, Discantus, n’auraient pas pu chanter à l’époque, comme les femmes n’avaient pas accès au chant lors des messes.

Exemple d’Alba, chanson des troubadours.

On sait que les gens du peuple chantaient et jouaient également, pour danser. Mais nous n’avons pas de traces de cela. Ce que l’on a, ce sont des manuscrits plus tardifs (XIe-XIIe siècle) qui rapportent l’art des troubadours et des trouvères, qui écrivaient de la poésie chantée. Ce n’étaient pas des artistes de foires, populaires, comme les ménestrels. Leur art est très raffiné, poétique. Les trouvères chantaient en langue d’oïl, l’ancien français qui s’est développé au nord du pays, et les troubadours en langue d’oc, l’ancien occitan. »

Que racontent les chants médiévaux ?

« Le répertoire liturgique est basé sur les textes sacrés chrétiens. Donc les psaumes, mis en musiques, des passages de l’évangile ou de la bible. On trouve aussi des chants composés à leur époque, en rapport avec les célébrations, comme une fête de saint.

Les poésies des trouvères et des troubadours parlent de l’amour courtois. Avec une typologie assez nette, comme les “alba” : ce sont les chansons de l’aube, qui racontent comment l’amant et la femme se retrouvent à la faveur de la nuit et sont prévenus à l’aube par un ami qu’ils vont être surpris. »

Que chante votre ensemble Discantus au festival Voix et Route Romane cette année ?

« Des chants polyphoniques à partir des manuscrits du second Tropaire de Winchester. C’est un corpus du XIe siècle qui évoque le jour de Pâques 1403 lorsque le roi Édouard le Confesseur a été couronné à la cathédrale de Winchester, en Angleterre. »

Extrait du Tropaire de Winchester

 

Y aller

Festival Voix et Route Romane, sur trois week-ends du 28 août au 13 septembre dans différentes églises d’Alsace (site web).
9 concerts programmés, dont :
VocaMe

Discantus

Céladon

Marthe Vassallo

La Reverdie


#conservatoire

Activez les notifications pour être alerté des nouveaux articles publiés en lien avec ce sujet.

Voir tous les articles

Autres mots-clés :

#culture#Moyen-Âge#Musique#voix et route romane
Partager
Plus d'options