« J’ai peur de ne pas être au niveau, et que les enfants en pâtissent. » Célia (prénom modifié) est institutrice en maternelle à Strasbourg. Elle a été embauchée sans concours ni formation d’enseignant, en tant que contractuelle, c’est-à-dire avec un CDD reconductible. En raison d’une sévère pénurie de personnel, partout en France, l’Éducation nationale est contrainte de recourir massivement à des non-titulaires.
Seule devant 25 enfants, sans aucune expérience
Dans l’académie de Strasbourg, à peu près 20% des enseignants sont contractuels selon le syndicat FSU. Sur le terrain, ils se heurtent à la difficulté du métier, largement exacerbée par le manque de préparation, comme en témoigne Célia, recrutée à la fin de l’année scolaire 2021-2022 :
« J’étais censée avoir quatre jours d’observation dans une autre classe mais à cause de l’urgence, je n’ai pas eu cette chance. Je me suis retrouvée devant 25 enfants, sans la moindre expérience. Évidemment, il y a des choses que j’ai mal faites. C’est un métier difficile qui demande beaucoup de compétences.
Je n’ai pas mis de cadre suffisamment strict au départ, alors que c’est un moment clé, donc c’était souvent très chaotique dans ma salle de classe, avec pleins d’enfants qui faisaient n’importe quoi en même temps. Les gestes à transmettre pour le début de l’écriture sont fondamentaux pour qu’ils n’aient pas de mauvais réflexes, mais je ne le savais pas non plus. Tout doit être extrêmement précis et encadré constamment, ça ne s’improvise pas. J’apprends tout ça sur le tas, en ce moment, grâce à des bouquins que j’ai achetés et les conseils de mes collègues. »
Une formation express ou rien du tout
Sur le site de l’académie de Strasbourg, pas moins de seize postes d’enseignant non-titulaire sont à pourvoir en urgence début décembre. Le rectorat est allé jusqu’à organiser un job dating pour trouver des professeurs d’allemand l’été dernier. Les dizaines d’embauchés à l’issue de cette journée ont bénéficié de trois jours de formation.
Selon le dispositif de recrutement et l’urgence, les contractuels ont droit ou non à un petit temps d’apprentissage ou d’observation dans une classe. « C’est rageant », souffle Célia :
« Je me dis qu’ils nous auraient fait gagner beaucoup de temps en nous formant plus. Je ne savais pas construire une séance. Tout apprendre avec des tutos sur le coup, c’est extrêmement épuisant. »
Louise, également enseignante en maternelle à Strasbourg, a été recrutée pendant l’été 2021. Elle devait bénéficier au départ d’une semaine de formation, mais elle a dû se contenter de trois heures seulement :
« J’attendais qu’ils nous donnent un guide de survie, qu’ils nous pointent les choses indispensables comme le fait de commencer les journées par un rituel pour créer un cadre que les enfants identifient. »
L’enseignante affirme qu’elle a presque oublié le contenu de sa micro-formation. Elle se remémore vaguement avoir appris un jeu à faire avec les enfants, et avoir chanté avec les autres futurs enseignants.
Bouche-trous dans les établissements
Emmanuelle Haffner, professeure d’espagnol contractuelle, est chargée de cette question pour le syndicat FSU. « Cela fait longtemps que le rectorat emploie des non-titulaires. Le phénomène progresse doucement, avec la crise d’attractivité des métiers de l’enseignement, et le fait qu’il y ait de moins en moins de candidats aux concours. Et maintenant, les contractuels aussi, ils ont du mal à en trouver, d’où le job dating », explique t-elle.
Selon Emmanuelle Haffner, les non-titulaires sont « les dernières roues du carrosse de l’éducation nationale » :
« D’abord, le rectorat mute les enseignants titulaires avec le mouvement inter-académique, puis vient le mouvement intra-académique. Ensuite, les professeurs remplaçants sont affectés dans leurs établissements. Les derniers trous sont bouchés avec les contractuels, qui peuvent être appelés le jour de la rentrée. Les plannings ne sont donc pas toujours arrangeants, parfois sur plusieurs écoles avec peu d’heures et donc peu de rémunération. »
« C’est violent »
Même discours pour Laurent Feisthauer de la CGT : « Les contractuels sont envoyés au casse-pipe, alors qu’ils manquent d’expérience. J’ai déjà vu un enseignant non-titulaire qui voulait être prof d’anglais parce qu’il parlait bien cette langue, et qui s’est finalement retrouvé en allemand. Cela n’a aucun sens, et cause du tort aux élèves. »
Elsa (prénom modifié) est contractuelle dans un lycée professionnel rural en Alsace. Elle observe une vraie souffrance psychologique chez des collègues non-titulaires :
« J’en vois qui pleurent dans leur voiture à la fin de la journée. Ils ne savent plus quoi faire, se sentent entièrement dépassés. Dans mon établissement, un contractuel qui avait été embauché à la rentrée a démissionné quelques semaines après. C’est violent de mettre des personnes devant une classe du jour au lendemain, surtout dans un établissement difficile. Moi, avant de commencer, je ne savais même pas ce que c’était un lycée professionnel. »
« Madame, on ne dirait pas que vous êtes prof »
Elsa parle aussi des conséquences indirectes de ces prises de poste non maîtrisées et sans formation. Notamment lorsqu’en tant qu’enseignant contractuel, on se retrouve face à une classe parfois difficile, sans avoir appris à gérer la discipline et l’autorité :
« Il peut arriver que les élèves nous provoquent collectivement. Par exemple, certains peuvent répéter la même phrase très fort des dizaines de fois pendant le cours, ou siffler dans un capuchon de stylo juste pour perturber l’activité et on ne peut pas savoir qui c’est. Il faut du courage certains matins pour faire face à la classe, il faut savoir prendre du recul, et c’est d’autant plus difficile quand on ne sait pas créer une complicité et un respect avec les élèves, à cause du déficit de formation. Les jeunes le sentent et le montrent. Au départ, parfois ils me disaient : “Madame on ne dirait pas que vous êtes prof”. »
Une grande charge de travail, et des abandons de poste rapides
D’après la FSU et la CGT, de nombreux contractuels abandonnent quelques semaines seulement après leur prise de fonction. Mais ils sont incapables de donner des chiffres précis. Même chose du côté du rectorat, qui n’a pas donné suite à nos questions sur la formation des non-titulaires, ou sur ces démissions.
Arnaud Sigrist, représentant de FSU pour le second degré, cite une personne qui l’a sollicité après une semaine pour lui demander comment démissionner. Léo (prénom modifié), embauché pour enseigner la technologie au printemps dernier et appelé dans deux établissements le jour de la rentrée 2022, a décidé de mettre un terme à l’un des contrats avec un collège où il était professeur principal d’une classe.
« J’étais très étonné qu’ils me proposent ça vu mon arrivée récente dans le métier », se rappelle t-il. Pour lui, c’était trop de responsabilité, et 18h de cours par semaine ne lui laissaient pas le temps d’encadrer chaque élève, notamment ceux qui ont des difficultés. Léo estime avoir eu du mal à canaliser la violence dans sa classe, « peut-être par manque de recul ». Il se souvient de scènes d’insultes, et même d’un élève qui en a frappé un autre pendant son cours.
« Si on en arrive là, c’est forcément qu’il y a un problème quelque part », considère t-il, avant d’ajouter : « Quitte à prendre des intervenants extérieurs, cela pourrait se faire différemment, avec des choses qui parlent aux élèves. Par exemple, ils pourraient solliciter des professionnels du Racing club de Strasbourg ou de marques de voiture. Mais ce qui est certain, c’est que ce n’est pas viable de cette manière. Il faut au moins une formation et un volume horaire faible afin de pouvoir réfléchir aux problématiques rencontrées et prendre le temps avec les élèves. »
La charge de travail revient régulièrement dans les récits des personnels interrogés, qui constatent souvent avoir travaillé pendant plusieurs mois non-stop après leur embauche, les week-ends, jours fériés, vacances, et parfois tard le soir en rentrant, avec la sensation d’avoir un grand retard à rattraper.
« Je donnais l’impression que j’avais la maîtrise »
Surtout, plusieurs contractuels évoquent une peur de ne pas être à la hauteur qui les ronge. Célia dit avoir l’impression de représenter « une anomalie générée par le système ». Elle a aussi dû faire face au mépris de certains collègues titulaires :
« Pendant des mois, je me suis demandé si je n’étais pas en train de faire n’importe quoi, j’avais peur que les élèves aient de graves lacunes à cause de moi, et même des problèmes dans leur vie après. Surtout que personne ne vient dans notre classe pour valider ce qu’on fait. »
Louise raconte comment elle a fait semblant d’être une enseignante expérimentée à une réunion de rentrée, quelques jours après avoir pris sa fonction :
« Il y avait eu beaucoup d’absences et d’enseignants différents l’année précédente. Les parents étaient venus le couteau entre les dents, ils étaient très énervés. Dans ces moments-là, je ne dis surtout pas aux parents que je suis contractuelle, cela pourrait les énerver. Moi, j’essaie juste de donner l’impression que j’ai une parfaite maîtrise de la situation. Je fais semblant de garder la face, malgré ma détresse. »
Le syndrome de l’imposteur
Si c’était à refaire, Célia « ne sait pas si elle se lancerait à nouveau dans cette aventure difficile ». Mais elle assure : « Aujourd’hui, je vais mieux car j’ai plus l’habitude et j’ai moins de temps de préparation, mais il y a eu des moments où j’étais vraiment au bord du burn-out. »
Particulièrement passionnée, elle a fait le choix de s’accrocher. Et elle a bénéficié de l’aide d’amis professeurs et de ses collègues :
« D’autres n’ont pas la chance d’être accompagnés comme je l’ai été. Pour moi c’était indispensable, et pourtant j’étais particulièrement déterminée ! Vu notre salaire, ce n’est pas étonnant que des contractuels arrêtent. En tout cas, le système tel qu’il est aujourd’hui n’est ni bon pour les professeurs, ni bon pour les élèves. »
Pap Ndiaye, le ministre de l’éducation, a annoncé à plusieurs reprises sa volonté de mieux rémunérer les professeurs dès 2023, pour qu’aucun ne gagne moins de 2 000 euros nets par mois. Il concède cependant que cette revalorisation ne va pas brutalement régler la crise d’attractivité du métier, liée selon lui à de nombreux paramètres, comme le sentiment général de déclassement de la place symbolique des enseignants dans la société.
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