Rue89 Strasbourg : Vous intitulez votre adaptation du roman pour la scène Bovary, pièce de province. Qu’est-ce qui fait de Strasbourg une ville de Province?
Mathias Moritz : On avait joué il y a quelques temps déjà Liberté à Brême de Fassbinder dans un concours au Théâtre 13 à Paris. Nous n’avons pas eu le prix, mais ils ont inventé la « mention spéciale du jury » pour nous, ce qui a scindé le jury en deux. Un vieux bobo parisien est venu alors taper sur l’épaule de notre acteur principal et lui a dit « mais c’est pas mal pour une pièce de province ». C’était dit avec humour, mais pas tout à fait. On s’est dit « tiens, ça existe encore ». On joue donc là-dessus, on revendique quelque chose en tant que provinciaux, comme Flaubert l’avait fait en son temps dans son bled normand.
Et puis on est situés en province, presque malgré nous, mais moi j’aime bien ma région, j’aime bien ma ville. C’est drôle et c’est vrai : on est toujours entrain de se plaindre d’être ici, et en même temps on aime bien être là.
Quand on a joué Liberté à Brême à Berlin, le jury nous a dit « c’est sombre, mais on sent bien Strasbourg ». Ils évoquaient non pas le Strasbourg d’aujourd’hui, capitale européenne, mais une espèce de Strasbourg baroque, un mélange de Luther, Woyzek et Büchner, gothique. Une vision très en noir et blanc, alors qu’en réalité quand on fait des choses très sombres à Strasbourg, la plupart du temps les gens détestent, ça ne correspond pas du tout à l’ambiance de la ville aujourd’hui.
Quelle est l’histoire de votre compagnie Dinoponera / Howl Factory? D’où vient ce nom?
Le nom vient en deux temps.
Dinoponera, ça vient d’il y a 11 ans quand on s’est regroupés pour faire du théâtre. Pour pouvoir jouer au Molodoï, il fallait qu’on dépose des statuts – ce sont souvent les cahiers des charges qui font créer des choses. On s’est mis autour d’une table avec la bande de copains et on a commencé à réfléchir. Le journal Libération traînait sur la table. Je l’ai ouvert au hasard et je suis tombé sur un article qui titrait Sadique mais honnête, avec une grosse fourmi mexicaine, qui mesure la taille du pouce, et qui vit dans un système hiérarchique très particulier. La fourmi s’appelait « Dinoponera ». Ça n’a pas fait l’unanimité mais au final ça marche plutôt bien.
« À 17 ans, je voulais être acteur »
Howl Factory correspond à un moment plus tardif dans l’histoire de la compagnie, où il a fallu se professionnaliser. On a gardé les statuts de Dinoponera, la compagnie amateur, et on a ajouté une autre structure, Dinoponera / Howl Factory pour notre travail professionnel. ça correspondait à notre gamme de spectacles de l’époque : beaucoup de cris, et un côté usine parce qu’on faisait énormément de spectacles. C’est une structure qui nous permet de tout faire, puisque dans nos statuts l’objet c’est « la représentation de la vie en général ».
Il y a donc vraiment une idée de collectif, de troupe dans la compagnie ? Comment fonctionnez vous ?
Moi je voulais être acteur. J’avais 17, presque 18 ans. J’ai interrompu le lycée, essayé de rentrer à l’École du TNS, mais ça n’a pas été possible car j’étais trop jeune et que je n’avais pas le bac. Je me suis donc retrouvé sur le carreau. Je suis allé au conservatoire chez Bachelier, j’ai tenu une heure.
À l’époque je travaillais dans le bar qui s’appelait les Catacombes (ensuite le Korrigan, etc.), je vendais des sandwichs à l’entrée : c’est là bas que tout a commencé. J’ai discuté avec les gens et je leur disais « eh, toi, tu veux pas faire du théâtre ?» On s’est retrouvés à une quinzaine et en rajoutant quelques affiches de faux castings auxquelles des gens ont répondu, on s’est lancés dans le premier spectacle. On a eu un grand succès amical, avec les gens du bar, les amis, la famille… On a joué au Molodoï et on a fait deux fois 250 personnes, ce qui était énorme pour du théâtre au Molodoï, et pour nous aussi.
« Le Molodoï nous a dit de nous calmer »
Suite à ce succès, un noyau dur s’est constitué. Notre ligne, c’était de rester au Molodoï, de fonctionner avec des prix libres, sans subvention, de ne pas chercher à tourner les spectacles, mais d’en jouer le plus possible en ne faisant que ça. C’est là qu’a commencé à s’installer un rythme de plus en plus effréné, au départ un spectacle tous les 4 mois au Molodoï, puis tous les 3 mois, puis tous les 2 mois, jusqu’à ce que le Molodoï nous dise de nous calmer, qu’on prenait beaucoup trop de temps.
Puis on s’est mis à vouloir en vivre, on s’est professionnalisés. On a créé la Howl Factory.
J’ai 31 ans aujourd’hui, et c’est la première année où je ne travaille que sur un seul spectacle, avec Bovary, pièce de province. Ça me semble très réducteur quelque part, et en même temps c’est un très gros spectacle. Mais ça me manque, car quand tu travailles sur plusieurs spectacles en même temps, les choses s’influencent et s’enrichissent mutuellement.
Quels sont les codes de jeu de la Dinoponera / Howl Factory?
Il y a un truc que je déteste par dessus tout au théâtre, depuis toujours. Quand on donne à lire un texte de théâtre à des gens, on se rend compte d’emblée que peu de gens savent vraiment lire à voix haute. En plus, dès que les comédiens lâchent le texte papier pour arriver sur un plateau, ils se mettent à « chanter » le texte. Il ont une idée de ce que doit être une phrase de théâtre, et ils la chantent. Beaucoup de gens, dont certains professionnels, attendent des codes d’unité, une certaine chanson, facture du théâtre français.
Dans le premier texte qu’on a travaillé avec la compagnie, il y avait une dispute mère-fille. Je trouvais que les comédiens chantaient une fois de plus le texte. Mais dans la vie réelle, une dispute, c’est dissonant. Ce n’est pas beau. C’est cette émotion là qu’il faut privilégier. Quand on suit ce chemin, un peu fragile, on va vers des moments où on va parler très bas, et d’autres où on va hurler. Ce n’est pas forcément joli, mais ça raconte quelque chose.
Dix comédiens, c’est un gros dispositif. Pas si gros que ça pour vous?
Bovary, pièce de province est un spectacle coproduit par les deux grosses maisons alsaciennes, la Filature et le Maillon, c’est un projet d’envergure. C’était l’occasion d’affronter le classique, de se lancer dans une version intégrale, ce que nous n’avons pas fait depuis quelques années.
« Une fois qu’on a accepté la condition d’artiste précaire »
On avait besoin de notre noyau dur, et on pouvait se permettre aussi de convoquer toute la troupe. Emma Bovary, la comédienne Claire Rappin, est toute nouvelle sur ce spectacle. Ça nous permet de renforcer les fondations de notre collectif. Et puis il y a cet « effet troupe », où les niveaux de jeu ne sont pas tous égaux, mais où tous se répondent et se nourrissent les uns les autres.
Travailler en troupe c’est moins intéressant économiquement pour tout le monde, mais une fois qu’on a accepté cette condition d’artiste précaire, ça nous permet de ne pas nous mentir à nous même. On a une volonté d’être ici et maintenant et de faire ça.
Flaubert disait « Mme Bovary c’est moi », vous affirmez « Flaubert, c’est nous ».
Si l’auteur devient son héroïne, il nous donne la permission de devenir lui. Normalement dans tous nos spectacles on arrive à mettre en scène l’auteur, d’une manière ou d’une autre. Flaubert apparaît à travers son héroïne. Il a raison, il est proche d’Emma, même si j’essaie de défendre qu’il est aussi proche de Charles, qui est tout de même le héros du roman.
C’est la première fois qu’on adapte un roman et c’est beaucoup plus difficile qu’une pièce, il y a beaucoup plus de choses à montrer, à respecter. Si des gens de l’Université de Rouen, spécialistes de Flaubert, venaient au spectacle, la moitié d’entre eux seraient ravis de reconnaître, en connaisseurs, comment nous avons réussi à explorer le roman et à lui rendre hommage au plateau, et l’autre moitié hurlerait sans aucun doute au scandale.
Pourquoi recentrer le propos autour de Charles Bovary, le mari d’Emma, l’homme « qui ne voulait rien qu’être heureux » ?
Emma est là aussi bien sûr. Nous tentons de respecter l’intégralité du roman, or le livre commence et finit avec Charles seul, sans Emma. Emma est là dans l’acmé du roman, elle passe, très vite. Chez nous, Charles, tu l’aimes. Ça énerve un peu les Flaubertiens. Tu arrives à le soutenir, même s’il endure tout ce qu’il endure, comme une éponge. Il est niais, mais nous on ne présente pas un nigaud éteint, contrairement à ce qu’on voit d’habitude.
« Charles survit puis meurt de son amour »
On veut créer des destinées pour chaque personnage du roman, mais on ne peut pas le faire pour tous [il y en a 48], sinon le spectacle serait beaucoup trop long. Donc on réduit, et on se concentre sur les deux personnages centraux : comment raconte-t-on Emma ? Et Charles ? Ce qui est fou avec Charles, c’est que même quand il découvre le pot aux roses, même quand il devient fou, il aime encore Emma par-dessus tout. C’est sentimental, mais c’est ça qui est intéressant. Ce mec survit, puis il meurt de son amour, qui grandit en permanence.
Où êtes vous allés chercher l’espace sonore du spectacle?
On a du son du début à la fin dans le spectacle. Ma première consigne à Nicolas, qui a fabriqué l’espace sonore, c’était de travailler sur l’épique. Il m’a demandé ce que je voulais dire par là, je lui ai donné la bande originale de 12 Years of Slave. Je vais refaire mon sentimental, mais quand j’ai regardé ce film tout seul chez moi très tard, j’étais touché. Même quand tu regardes Coup de foudre à Notting Hill du début à la fin, tu te fais toujours berner par la montée musicale au moment où ils s’embrassent, tu te retrouves à sourire. Là c’est pareil, c’est ce truc épique du cinéma hollywoodien.
C’est un pari, car chez Charles il y a un côté à la fois épique et pathétique. À vouloir créer cet épique là, on prend un gros risque, on peut tomber dans le cliché et du coup se retrouver pathétique soi-même.
Évidemment l’univers sonore dans l’ensemble reste plutôt sombre, car je suis plutôt sombre. Il y a beaucoup de samples, mais aussi 5 ou 6 chansons, qui sortent d’un répertoire éclectique, qui va de Modern Talking à de la country américaine et aux Scorpions.
Et puis il y a Octave, qui est là avec sa trompette et qui a composé certains morceaux au piano pendant le travail, il nous a beaucoup apporté.
Pourquoi faut-il aller voir Bovary, pièce de province?
Pour louper son bac [rires]. Je suis allé intervenir dans deux lycées à Mulhouse : les lycéens étaient super impressionnés d’avoir vu l’intégrale. Ils m’ont dit plusieurs fois « mais ça, ce n’est pas dans le livre », et quand tu leur prouves que si, justement, ça devient vraiment intéressant. On dépasse aussi le cadre du classique revisité en se disant que par des petites touches, des sillons, on va réussir à aller vers l’émotion que ce texte suscite.
De toutes façons il faut venir parce soit c’est un spectacle génial et vous allez en parler pendant trois mois, soit ce sera le pire spectacle de votre vie et vous allez aussi en parler pendant trois mois.
En lien avec le spectacle, vous serez à la projection de Sauve et protège de Sokourov au Star ce lundi 8 décembre à 20h.
Une fois que tu auras vu ce film et que tu te seras ennuyé pendant deux heures, notre pièce passera comme du petit lait [rires].
Au Maillon on avait réfléchi à des films à associer au spectacle, j’en avais proposé trois autour de Bovary : celui de Renoir, celui de Minelli et celui de Sokourov. Ce sont pour moi trois films qui apportent un point de vue très personnel sur l’œuvre. Renoir par sa fidélité exemplaire, qui avait fait une version intégrale de plus de trois heures qui plaisait beaucoup à Brecht mais beaucoup moins à ses producteurs, qui l’ont réduite. Avec Minelli, on est transposé dans une situation politique à Hollywood, quand les scénarios étaient censurés, et c’est là-dessus que Minelli axe sa version. C’est Madame Bovary, mais en même temps ça ne l’est plus du tout.
Sokourov, c’est plus dur à aborder, ce n’est pas du divertissement, mais sa filmographie est passionnante. Sokourov revendique dans sa lecture de Madame Bovary d’utiliser les sillons que Flaubert n’utilise pas. Il zoome sur des choses peu flagrantes dans le livre, mais tout de même essentielles. J’aurais voulu présenter un cycle de ces trois films. On m’a dit « Mais Mathias c’est pas possible c’est beaucoup trop long ». J’ai gardé Sokourov car c’est le film le plus rarement projeté. C’est très expérimental et lent, mais ça apporte énormément de choses. Il ne travaille pas sur des corps de cinéma, mais sur de vrais corps humains, qui batifolent sur des tapis rococo. C’est vraiment beau. Mille fois plus que le Chabrol ou que le nouveau film hollywoodien en costumes qui va sortir bientôt.
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