Pour que les eurodéputés puissent débattre de la localisation de leur siège, Strasbourg ou Bruxelles, il faut une excuse, comme par exemple un rapport qui dresse la liste des surcoûts engendrés par les navettes entre les capitales européennes. Ce mercredi, les eurodéputés évoquent cette fois des éléments présentés par un eurodéputé allemand, Peter Liese (PPE), lequel propose un siège permanent du Parlement européen à Bruxelles en transférant dans les locaux de Strasbourg l’Agence européenne des médicaments (EMA), actuellement à Londres.
Née avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier (la CECA, ancêtre de l’Union européenne), l’ « Assemblée commune » ne s’appellera « Parlement européen » qu’à partir de 1962. Elle occupe d’abord des locaux du Conseil de l’Europe à Strasbourg. Mais des activités parlementaires sont progressivement transférées à Bruxelles et Luxembourg. La déclaration d’Edimbourg, en 1992, tranche : les plénières à Strasbourg, les commissions (comprendre : groupes de travail) à Bruxelles et le secrétariat général à Luxembourg. Cette organisation est intégrée aux traités en 1997.
« Cirque ambulant »
Et voilà qu’arrive avec ses gros sabots rhénans le député Peter Liese. Depuis quelques temps, ses collègues se doutaient qu’il préparait un gros coup. Ils voyaient bien qu’il planchait sur le sujet, qu’il collectait des données, rassemblait des chiffres, des infos. Le suspense a été de courte durée ; rapidement, un « document de fond » – c’est son intitulé – a atterri dans leurs boîtes mail à tous, députés comme assistants. Extraits choisis :
« Pour de plus en plus de personnes, c’est une source d’irritation de voir le Parlement européen se rendre une fois par mois à Strasbourg pour une session de quatre jours. (…) Selon des estimations prudentes, les coûts de ce « cirque ambulant » s’élèvent à 114 millions d’euros par an, tandis que d’autres estimations vont évoquer jusqu’à 200 millions d’euros. L’entretien de deux bâtiments et les déplacements requis représentent une charge de CO2 de 11 000 à 19 000 tonnes par an. Cela correspond à peu près à l’émission de CO2 d’un ménage moyen pendant 1 462 années, ou à 4 014 tours du monde effectués par une voiture neuve de l’année 2016. »
L’eurodéputé en est persuadé : d’un point de vue économique, héberger l’EMA serait plus rentable pour Strasbourg qu’accueillir les sessions plénières du Parlement européen. Il chiffre le nombre de familles supplémentaires qui viendraient s’installer dans l’agglomération autour de 900 – auxquelles s’ajouteraient quelque 40 000 visiteurs par an.
Egoïsmes nationaux
De l’autre côté de la ville, dans les bureaux de l’Eurométropole, Catherine Trautmann, jette un oeil agacé à cette note de cinq pages. Elle a surligné en jaune les passages qui la fâchent le plus. Ses placards débordent de cartons estampillés « Parlement européen Strasbourg ». Depuis juillet 2013, l’ancienne ministre et ex-eurodéputée (PS) a pris la tête d’une « Task Force » pour renforcer la position de Strasbourg dans cette guerre d’usure pour un siège unique. Elle réagit à la défection allemande :
« Pour beaucoup, la réconciliation de l’Europe, c’est du passé. Cette dimension-là est beaucoup moins prise en compte aujourd’hui qu’auparavant. Or les relations franco-allemandes n’appartiennent pas à l’Histoire ! Il n’y a qu’à penser au Brexit pour comprendre l’importance de l’unité européenne. »
Pourquoi alors certains eurodéputés allemands – Norbert Lins en tête – défendent-ils corps et âme le siège strasbourgeois tandis que d’autres s’en détournent ? Catherine Trautmann se l’explique difficilement. Seule certitude : quand Peter Liese appelle « toutes les parties concernées [à mettre] entre parenthèses leurs égoïsmes nationaux et [à penser] d’abord au contribuable européen et à l’intérêt commun », le sang de Catherine Trautmann ne fait qu’un tour :
« Je défends le rôle d’innovation et de créativité de Strasbourg, pas uniquement les « 5C » – colombages, cathédrale, cigogne, costume et choucroute. Nous payons le prix de ces attaques permanentes contre Strasbourg. Les coûts engendrés par le siège strasbourgeois sont sans cesse mis en avant, mais pourquoi ne pas faire l’inverse ? Pourquoi ne pas se pencher sur l’option d’un siège unique à Strasbourg ? »
Dans cette hypothèse, toute l’activité parlementaire se déroulerait en Alsace. Strasbourg n’accueillerait pas seulement les sessions plénières, mais aussi les réunions en commissions, pendant lesquelles le travail préparatoire est effectué. Traditionnellement, les tenants d’un siège unique étaient plutôt considérés comme des « pro-Bruxelles », mais l’idée d’une implantation permanente à Strasbourg a fait son bout de chemin, notamment puisque l’avenir du bâtiment du Parlement à Bruxelles est remis en question à la suite de nombreux incidents techniques et de questions liées à la sécurité.
Les pro-Strasbourg « de plus en plus minoritaires »
Retour au Parlement européen. Edouard Martin, également membre de la « Task Force » de par son statut d’eurodéputé (S&D) élu dans la circonscription du Grand-Est, parle d’une « solution de rêve » d’un siège unique permanent à Strasbourg. Mais pour cela, il faudrait rouvrir les traités. L’ancien syndicaliste ajoute :
« Nous n’y sommes de toute façon pas encore… Nous, « pro-Strasbourg », sommes de plus en plus minoritaires. Cette note [de Peter Liese] le prouve. Mais que penser de ce document ? Est-ce vraiment une initiative personnelle ou a-t-elle été pilotée par Berlin ? Je m’interroge sérieusement… »
Anne Sander, eurodéputée alsacienne, admet avoir accueilli très « froidement » la position de Peter Liese. Son sourire en dit long : « froidement » est un doux euphémisme. La semaine avait pourtant bien commencé, avec l’inauguration du Parlamentarium et celle, programmée, d’une nouvelle aile – baptisée « Václav Havel » – dans l’institution – deux nouveautés supposées renforcer l’ancrage européen de Strasbourg.
De même, la cérémonie d’hommage au « chancelier bâtisseur » Helmut Kohl, qui s’était tenue samedi dans l’hémicycle, participait à ce même élan. Alors, l’eurodéputée est circonspecte :
« Le rôle des Allemands dans cette bataille est paradoxal. Ce sont nos meilleurs amis sur ce dossier, et pourtant, la dernière attaque en date vient d’eux. Mais beaucoup d’Allemands continuent de penser que le siège doit rester à Strasbourg. Et ils ne sont pas les seuls : il y a aussi des Tchèques, des Italiens, des Espagnols… »
« Le symbole est plus important, et il n’a pas de prix »
L’un d’entre eux, Francesc Gambús, n’a ainsi pas hésité à rallier la cause des « pro-Strasbourg ». Même s’il ne profite jamais d’un vol direct entre Barcelone, où il vit, et Strasbourg (alors que vers Bruxelles, « il y en a cinq par jour »), même s’il peine à comprendre pourquoi seul un guichet de contrôle des passeports sur huit est ouvert à l’aéroport lorsqu’il arrive d’en dehors de Schengen (« mais on ne peut pas demander à Strasbourg un aéroport comme JFK à New York ») et même s’il se sent un peu à l’étroit dans son bureau du siège de Strasbourg (« Franchement, pourquoi ont-ils construit des toilettes à l’intérieur de la pièce ?! »), Francesc Gambús ne pense pas qu’un siège bruxellois soit une meilleure option :
« Je me refuse à rentrer dans un débat comptable sur cette question. Bien sûr, tous les calculs inviteront à conclure en faveur d’un siège bruxellois, mais je ne veux pas m’y résigner. Strasbourg est le symbole de la réconciliation européenne. Dans l’UE dans laquelle nous vivons aujourd’hui, cela fait énormément de sens de tenir nos sessions plénières dans cette ville. Ceux qui défendent le siège de Bruxelles ne mettent en avant que des aspects budgétaires ou pratiques. Rien de l’ordre du symbole. Or le symbole n’a pas de prix. »
N’en reste pas moins que malgré leurs avis bien trempés, les eurodéputés n’ont pas la main sur la fixation du siège. Celle-ci ne saurait être remise en question sans « rouvrir les traités ». Or pour ce faire, le feu vert de tous les Etats membres est nécessaire. Les gesticulations allemandes n’ont donc autre effet que celui d’attirer l’attention sur les tensions internes à l’institution. Et Anne Sander de soupirer : « C’est pas glorieux… »
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