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Au cœur d’un mythe : la rivalité entre Haut-Rhin et Bas-Rhin 

Dérisoire, artificielle, folklorique… La compétition entre les deux départements d’Alsace est difficile à cerner. Cinq ans après la fusion du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, que reste-t-il de cette rivalité ? Une poignée de clichés, un brin d’Histoire et beaucoup de vannes.

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Au cœur d’un mythe : la rivalité entre Haut-Rhin et Bas-Rhin 
Éliane et Christian habitent l’une des dernières maisons du 68 avant la frontière avec le Bas-Rhin.

Si l’Alsace avait un nombril, ce serait une maison bleue. Du genre simple, posée au milieu de rien, coincée entre deux champs. Après trois nuits blanches et quatre jours de recherche sur la rivalité entre le Bas-Rhin et Haut-Rhin, la bâtisse se présente enfin. C’était le dernier espoir pour achever cet article et répondre à la question qu’il pose : qu’est-ce que la rivalité entre les deux départements qui constituent l’Alsace ?

Pile à la frontière entre les deux collectivités, fusionnées en 2019 pour créer la Collectivité européenne d’Alsace, se dresse une habitation, où l’on se rend en quête de réponses. Autour, c’est le vide. Aucune vie, aucun son, rien à part le ronronnement régulier d’une route proche, gorgée de vacanciers. Pour y entrer on ne frappe pas, une clôture nous sépare de la porte, donc on hurle. Après quelques cris, une silhouette finit par sortir des ténèbres, s’avance près du portail, sourit, puis partage sa pensée :

« Moi, la guéguerre entre Bas-Rhin et Haut-Rhin… Je m’en bas les steaks. »

Face à la déception qu’il provoque, David hausse les épaules et tente d’atténuer son propos. « Vous savez c’est pas contre vous, moi je viens du Pas-de-Calais, c’est pour ma femme qu’on s’est installés… » Trop tard, le mal est fait. Déçu et désœuvré, persuadé qu’une guerre sourde fait bien rage entre les deux départements frères, on repart sillonner la frontière.

Rage et chambrage

Quelques kilomètres plus loin, allongée à la romaine dans un parc de Sélestat, Aurore se montre plus loquace : « Pour moi cette rivalité est ancrée dans la famille. Mon père, mes oncles, tout le monde disait qu’il ne fallait pas aller dans le Haut-Rhin, que là-bas c’était la misère. » À ses côtés, ses deux enfants en bas âge regardent distraitement un chien au loin. « Quand ma sœur s’est mise avec un Mulhousien, il y a eu beaucoup de vannes. Avec le Haut-Rhin, notre relation ressemble à ça : on taquine, on joue des clichés, on chambre. Mais ça reste bon enfant. » À peine a-t-elle fini sa phrase, qu’un pitbull noir bondit pour lécher un bout de sandwich. Il repartira avec.

Aurore habite désormais en Lorraine, où personne ne s’intéresse aux querelles d’Alsaciens.

Assise au bord d’un étang plus loin, une enseignante d’Histoire à la retraite me dévisage. Lorsqu’on l’interroge sur la différence entre les deux départements, elle se braque, lance qu’elle « soutient le Grand Est », mais m’apporte tout de même un indice : « Vous parlez du Landgraben j’imagine ? Ça remonte à très loin cette histoire. Je préfère ne pas vous donner de fausses dates. »

Le terme qu’elle lance dans la discussion, le Landgraben, serait cette frontière historique entre les deux départements, se dessinant autour d’un fossé. « Cette frontière est un peu fantasmée », commente Victor Vogt, le président de l’Office pour la langue et les cultures d’Alsace et de Moselle.

Partisan de l’unification alsacienne (et d’une sortie du Grand Est), le maire Les Républicains de Gundershoffen considère que les différences entre les deux départements restent très secondaires : « En soi il n’y a pas de réelle rivalité. En fait la principale distinction, elle se trouve au niveau linguistique, dans l’accent, dans la terminaison de quelques mots. On dit que les gens du Nord parlent plus lentement par exemple. »

Guerre de la patate alsacienne

Écœuré par le pacifisme ambiant, je n’arrête pas mes investigations. Pour dénicher de la haine bas-rhinoise, je me tourne vers un sport qui déchaîne les passions : la pétanque. Mais très vite, le président de l’Amicale boules Sélestat, Claude Carrette, me rembarre : « Vous me demandez s’il y a déjà eu des bagarres avec des Ultras boulistes du Haut-Rhin ? Pas du tout ! On en a même quelques uns dans l’équipe. On s’entend bien avec tout le monde. »

Encore déçu. Autre piste : la célébration de la pomme de terre. Des deux côtés de la frontière on se vante de l’honorer comme il faut, avec une « Grumbeerefescht » à Diemeringen (Bas-Rhin), et une « fête de la pomme de terre » plus récente, à Wickerschwihr (Haut-Rhin). Cette dernière a-t-elle été créée par provocation ? « Bah, on a des planteurs de pomme de terre dans le coin, c’est tout », assure le président du comité des fêtes, Jean-Pierre Hug. « De toute façon c’est loin Diemeringen, et nous on ne draine pas les trois quarts de la France », ajoute–t-il, avec une humilité suspecte. 

D’un bout à l’autre de l’Alsace, les planteurs de patates pullulent.

Du côté de Diemeringen, dans les Highlands vosgiennes, on se montre aussi parfaitement indifférent à la rivalité. Malgré de nombreuses relances. « Pour être franc, je ne connais cette fête que depuis quelques temps », lâche David Winckler, l’un des organisateurs de l’évènement. Il continue : « L’idée de la première édition, il y a 50 ans, vient de la femme du maire de l’époque. Elle venait du Haut-Rhin, et s’inspirait d’une fête de chez elle. » Tant pis, on ne va pas déterrer la hache de guerre dans un champ de patate.

De l’autre côté de la haine

En traversant le Landgraben, peut-être trouverais-je des Haut-Rhinois enclins à haïr les Alsaciens plus au nord ? Arrivé à Guémar, on peine déjà à trouver une présence humaine. En dehors du passage constant des voitures, aucun bistrot n’égaye la vie du village. Comme si la commune avait poussé d’un coup, autour d’un carrefour giratoire. « Le dernier restaurant a fermé il y a un moment », mentionne Hassan, en cherchant deux chaises. Le jeune quadra profite de l’après-midi pour nettoyer son garage et ranger quelques cartons. Il hausse des épaules : « C’est ridicule cette rivalité. J’entends souvent parler de ça au travail, ça se chamaille entre collègues. Et c’est les mêmes clichés : que les Bas-Rhinois ne servent à rien, que les Strasbourgeois sont hautains. »

L’après-midi, Guémar paraît sans vie.

De l’autre côté de la commune, dans une portion du village blindée de lotissements, Éliane et Christian partagent la même indifférence. « Dans le temps, on parlait peut-être de ces clichés oui, mais maintenant… », commence la septuagénaire. « Maintenant, ça n’a plus de sens », reprend son mari. « Il y a bien une concurrence, mais à partir du moment où on parle d’Alsace, tout le monde s’entend. »

Éliane est née à Guémar et a toujours vécu dans le village.

Ou presque. Onze ans plus tôt, en 2013, un référendum a été organisé à l’initiative du président de Région, Philippe Richert, pour créer un « Conseil unique d’Alsace », une fusion avant l’heure. Pour que le scrutin soit valide, il fallait que le « Oui » représente plus de la moitié des voix et 25% des électeurs inscrits. Ce ne fût pas le cas. Pire : si le « Oui » l’emportait dans le Bas-Rhin avec 67% des voix, le Haut-Rhin votait « Non » à 56%.

« Durant cette campagne, le débat ne s’est pas porté sur les projets », regrette Jean-Georges Trouillet, le président du parti autonomiste Unser Land. Fustigeant la défense des intérêts d’une partie de la classe politique de l’époque, dont le maire de Colmar Gilbert Meyer, l’autonomiste cible également le traitement journalistique de la campagne :

« Pendant trois mois, on cherchait à monter de manière parfaitement artificielle les Haut-rhinois contre les Bas-rhinois. Et au final, l’année d’après, on se retrouve avec le Grand Est. Je note aussi qu’en 2019, la fusion des deux départements dans la Collectivité européenne d’Alsace n’a plus du tout fait débat. »

Jean-Georges Trouillet fustige l’attitude du Front national durant le référendum, qui utilisait des représentations germanophobes pour sa campagne, pour s’opposer à la fusion.

La querelle survit dans l’humour

Le fin mot de l’histoire se trouve sûrement sur Internet. Sur les réseaux, les groupes Facebook ou les mèmes en ligne, on retrouve les dernières traces de ces taquineries interdépartementales. Si une parodie devait résumer cette tension, celle de Tom Sawyer en Alsace le fait avec brio. Dans un épisode où Tom s’engage dans une bagarre avec un Haut-rhinois, on y entend la cultissime réplique : « À Huningue on n’est pas des baltringues, on est des dingues de flingues ! »

« Cette punchline, elle vient de mon pote Jérem, l’ami du Haut-Rhin avec qui on a fait cette vidéo », raconte Joseph Pasquier, le créateur de la série parodique. « En fait c’était surtout l’hymne de notre club de foot », précise l’intéressé, dans la pièce d’à côté. Je retrouve les deux amis dans les locaux de StrasTV, à la Krutenau. Le nez dans un logiciel de montage, Joseph reprend : « Pour moi, il n’y a pas vraiment de rivalité. Ou alors très légère. C’est toujours bon enfant. D’ailleurs à la fin de l’épisode, ils deviennent amis après la bagarre. »

Sur Instagram, le créateur de la Schlagbourg est encore plus dubitatif :

« C’est jamais un truc qui m’a percuté. Il n’y a déjà pas de vraie rivalité dans le sport, ou dans la bouffe, alors pas plus dans les vannes. Par contre, il y a beaucoup de choses à dire sur la Lorraine. »

Après tant d’efforts inutiles, tant de kilomètres parcourus pour rien, j’abandonne. L’amour entre le Bas-Rhin et le Haut-Rhin est plus fort que tout. Et les deux départements sont unis dans la haine de la Lorraine : presque toutes les personnes interrogées dans cet article le reconnaissent. Durant la série d’été dédiée aux rivalités alsaciennes, Rue89 Strasbourg reviendra longuement sur cette tradition bien plus riche.


Bien ordonnée, bosseuse et fière de l’être. L’Alsace est une région qui étale volontiers sa réussite économique, son patrimoine culinaire et ses dialectes. Au point de paraître parfois un peu froide, fermée, voire arrogante. Notre série d’été « L’Alsace contre le reste du monde » explore ce chauvinisme alsacien qui crée parfois quelques tensions avec nos voisins lorrains, nos concurrents champenois sur le marché de la bulle ou quelques communes vosgiennes pour des histoires de sapins. Un feuilleton estival fait de reportages emplis d’une objectivité sans faille.

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