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Avec « Un autre monde », Stéphane Brizé clôt sa trilogie sur la machine infernale du capitalisme

Après avoir interprété un chômeur puis un syndicaliste en lutte, Vincent Lindon retrouve le réalisateur Stéphane Brizé pour se glisser dans la peau d’un chef d’entreprise, tout aussi broyé par le système. Rencontre avec un metteur en scène qui place l’humain au cœur de sa réflexion.

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Avec « Un autre monde », Stéphane Brizé clôt sa trilogie sur la machine infernale du capitalisme

Philippe Lemesle (Vincent Lindon), chef de site d’une multinationale, doit supprimer 58 emplois. Une liste de noms, c’est tout ce que demandent ses supérieurs, pour envoyer un signal fort aux actionnaires. La machine, dont il devient un simple rouage, se met en branle, pour arriver à ce résultat qui va à l’encontre du fonctionnement même de l’entreprise. L’absurdité de la tâche se lit sur le visage épuisé de Vincent Lindon, qui interprète magistralement cet homme au bout du rouleau, dont la famille explose, emportée elle aussi par ces années de stress.

La trilogie se termine côté chefs

Stéphane Brizé, après avoir dépeint le sort d’un chômeur dans la Loi du marché puis d’un syndicaliste dont l’entreprise va fermer dans En guerre, se place maintenant du côté des chefs : à l’intérieur d’un système hiérarchique où chacun met la pression sur celui d’en-dessous en se dédouanant sur celui d’au-dessus. Jusqu’à ce que l’engrenage déraille, laissant la possibilité d’Un autre monde ?

Bande annonce.

Rue89 Strasbourg : Philippe Lemesle, interprété par Vincent Lindon, est un rouage du système capitaliste, à la fois bourreau et victime. Ce personnage de patron d’entreprise a-t-il été plus difficile à construire que le chômeur de La loi du marché ou que le syndicaliste d’En guerre?

Stéphane Brizé : Oui, parce qu’il ne fallait pas qu’on se dise « ah ces pauvres riches ! ». L’approche qui va convoquer l’empathie du spectateur ne doit pas le dédouaner de ces actes. Il faut réussir à faire partager la problématique de quelqu’un qui peut faire le mal. Vous avez utilisé le terme de « patron », mais il n’est pas le patron de l’entreprise, il ne l’a possède pas : il a un patron. Quand il doit réduire les coûts, Philippe Lemesle n’a aucune autorité. Toutes les compétences qui lui sont demandées pour organiser le travail dans l’entreprise lui sont retirées à ce moment-là : on attend de lui qu’il soit un simple exécutant. Jusque-là, il n’a jamais interrogé ces injonctions, il a trouvé des solutions qui ont mené à l’épuisement et à la souffrance de tous : les salariés, sa famille, lui-même. Sa grande difficulté est d’accepter qu’il n’est pas le problème mais qu’il est pris au piège.

La tension est très forte tout au long des négociations avec ses supérieurs. Les dialogues sont extrêmement justes, mélange de flatterie et de coup de pression, de rappels hiérarchiques et de connivence. Où êtes-vous allé chercher cette matière pour écrire ?

SB : Ce que vous décrivez, ce sont les stratégies de management ! Dans ma vie professionnelle, je ne suis pas à cet endroit-là de contraintes donc j’ai été à la rencontre de ces cadres, hommes et femmes, qui ont vécu une rupture avec l’entreprise. La plupart du temps, le départ est involontaire. Mais parfois ce sont eux qui sont partis. Sur mon précédent film En guerre, j’avais déjà travaillé avec des cadres mais aussi avec un cabinet d’outplacement : ce sont des agences, souvent payées par l’entreprise qui a licencié, qui vont prendre en charge les cadres virés pour essayer de leur retrouver une place.

Philippe Lemesle (Vincent Lindon) acculé par ses supérieurs (docs remis).

Les personnes que j’ai rencontrées m’ont raconté leur histoire : elles n’avaient pas toutes digéré leur licenciement de la même façon. Certaines disaient s’en être sorties, d’autres avaient encore beaucoup d’amertume. Les termes utilisés étaient les mêmes que lors d’une rupture amoureuse. Il y avait cette injustice à se retrouver dans cette situation alors qu’ils avaient tout donné, et notamment sacrifié leur vie privée. C’est pourquoi c’était pour moi une nécessité de commencer et de terminer le film sur cet aspect personnel. Si on résume l’histoire à la partie professionnelle, cela peut paraître aride… Ce qui m’intéresse c’est l’être humain. Comment nous, hommes et femmes, nous nous questionnons à l’intérieur d’un système qui nous contraint ? Comment nous allons réagir ? Qu’est-ce que nous sommes prêt à sacrifier ?

Avec une mise en scène très sobre, centrée sur des bureaux, des tableaux Excel et des visages, vous arrivez à provoquer une émotion intense…

SB: Tout se passe dans des bureaux effectivement. D’ailleurs son chez-lui est devenu son bureau. On ne fait plus de distinction entre les deux. Il n’y a plus d’extérieur dans sa vie. D’autre part, la représentation de ce monde-là existe très peu au cinéma. Je voulais montrer les êtres, les corps malmenés dans un système qui a l’air très aseptisé. L’incarnation de Vincent (Lindon) est assez dingue, sur les cinq films que nous avons fait ensemble, c’est sa partition la plus difficile. Après, les moyens de dramaturgie sont les mêmes que pour un polar et on a peur pour lui.

Bref moment de respiration avec son fils (Anthony Bajon) (doc. remis).

Comment vous est venue l’idée de la maladie du fils (Anthony Bajon), comme un écho à l’absurdité du système ?

SB: En psychologie, on appelle ces enfants des « enfants symptômes ». Ils sont un reflet du système absurde qu’est le système capitaliste et qu’est devenue sa famille. Lui-même est dans une école de commerce. Dans les bouquins que j’ai lus pour préparer le film, je suis tombé sur ces jeunes, de plus en plus nombreux, qui commencent des études de ce genre et qui explosent en plein vol. Souvent ils partent pour faire quelque chose de très concret et qui a du sens. La dégradation psychologique de son fils est un événement fort, un surgissement du réel, qui va permettre au personnage de Vincent Lindon de sortir de son immobilisme.

Tout comme la demande de divorce de son épouse, interprétée par Sandrine Kiberlain.

SB : Oui, elle et son fils y participent, mais elle veut sauver sa peau. Elle ne demande pas le divorce avec l’idée de sauver Philippe Lemesle. Elle est très courageuse parce que ça ne l’arrange pas : elle l’aime, elle a 50 ans et a sacrifié sa vie professionnelle pour lui. Mais sans ces électrochocs, il pensera toujours que c’est lui le problème et il continuera à pédaler sans fin, comme un hamster dans sa cage.


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