A part le hameau du Fuchs-am-Buckel, non loin de là sur la route de la Wantzenau, il n’y a pas plus septentrional à Strasbourg. La Cité des Chasseurs, située à l’extrémité nord de la Robertsau, est tout aussi invisible pour les non-initiés que le début de la voie qui y mène depuis près d’un siècle, la route des Chasseurs. Cette route démarre juste avant le tournant de la clinique Sainte-Anne, derrière l’arrêt de bus (15a et 30) et la boulangerie. D’abord réservée aux piétons et cyclistes, la route longe le Muhlwasser, qui se jette dans l’Ill peu après, à hauteur de l’intersection avec la rue Fischacker (ou « champs de poissons », nom du lieu-dit au XIXème siècle).
Années 1880 : les marais du Rad, ce rendez-vous de pêcheurs et de chasseurs
Cette route des Chasseurs, s’Jägergässel en alsacien, est ainsi nommée depuis 1880, d’après une auberge citée en 1771 et baptisée Zum Jäger (ou Kalte Jaeger), Au Chasseur*. A l’emplacement de cette auberge se tient aujourd’hui une maison particulière (ci-dessous), située un peu avant la Bleich (voir plus loin). Entre la route de la Wantzenau et cet ancien relais de chasseurs, les maisons sont construites à partir des années 1920. Franchement disparate, l’architecture des bâtiments qui longent la route jusque-là donne à l’ensemble une impression de village-rue, sans véritable cohérence ni charme.
Et puis, un peu avant d’arriver à la Cité des Chasseurs, après l’ancienne auberge, le visiteur passe devant une propriété originale, vidée de ses habitants depuis peu. Entourée de jardins, peuplés jusqu’au début de la décennie 2010 de poules et canards, la « Bleich » (blanchisserie) est une ancienne maison de maître qui appartenait aux patrons des blanchisseries du secteur. Cette grande maison de caractère sera bientôt rasée et remplacée par des logements neufs, en petits collectifs. Livraison prévue : 2016.
Années 1930 : un premier programme de logements aidés « en dur »
Après la jonction avec le quai des Joncs, qui longe le quartier par la gauche, avec vue sur l’Ill, la route des Chasseurs mène au cœur de la Cité éponyme, rue des Gardes-Forestiers. Là, quelques dizaines de maisons ont été édifiées « en dur » dans les années 1930. En 1932, Les Dernières nouvelles de Strasbourg se font l’écho d’une polémique sur le nom de baptême de la Cité. Extraits d’un article daté du 20 janvier 1932 :
« C’est d’un œil quelque peu jaloux que les Robertsauviens voyaient jusqu’à présent sortir de terre comme des champignons de nombreuses cités et des quartiers tout entiers dans les faubourgs environnants. Ils sont fiers aujourd’hui de constater qu’à leur tour ils auront « leur » cité et qu’ils ne sont plus considérés comme des faubouriens de deuxième classe. (…) Ceci dit, revenons-en à la « Cité Fleckenstein » proprement dite, c’est à dire à ce fameux nom de « Fleckenstein ».
Et bien, disons-le franchement, « Fleckenstein » !? Les Robertsauviens, non, n’en veulent pas ! (…) Mais, ne savez-vous donc pas que la propriété qui doit servir de pilier angulaire à la future cité dans le quartier de la Roue [ndlr, Rad en alsacien] ne fut habitée que pendant quelques années par le dénommé Fleckenstein, un Bavarois de naissance, qui (…) s’adonnait au commerce clandestin d’un certain baume, apte à guérir instantanément tous les mots, et a laissé à la Robertsau un bien triste souvenir ! »
Et de proposer pour la future Cité le nom de Bijon (ou Bigeon), du nom d’une famille « de vieille souche alsacienne », ayant laissé une marque plus noble sur le quartier, d’après les autochtones… C’est ainsi qu’en 1933-34 une partie du programme dessiné en 1929 par l’architecte Tim Helmlinger, sort de terre. Il s’agit alors de 19 « constructions aidées », bâties par l’Office public d’habitations à bon marché (OPHBM), sur les 121 maisons que comptait le projet originel (voir plan ci-dessous). Stoppé en 1935 faute de moyens, le programme ne reprend qu’après-guerre, en 1948.
Mais, alors que les maisons des années 1930 sont en briques (fondations en béton), celles de l’après-guerre sont en bois. Construits en Forêt Noire, ces chalets devaient faciliter la reconstruction des villages bombardés du nord de l’Alsace. Mais alors que les Alsaciens du nord refusent ces maisons provisoires, les chalets, propriétés du ministère de la Reconstruction urbaine, sont finalement assemblés à Strasbourg, dans cette cité que l’on appelle désormais Cité des Chasseurs. C’est l’OHLM (Office des HLM) qui en a la gestion et inaugure les lieux en 1949.
Années 1950 : les familles nombreuses sont rapatriées de Kehl
Là, l’Etat et l’OHLM logent d’abord des familles de petits fonctionnaires, postiers, policiers, enseignants… avec deux enfants minimum. Mais alors que la Cité Rotterdam se remplit de familles rapatriées de Kehl, dans la première moitié des années 1950, les ménages aux fratries de 8, 10, voire 12 enfants sont orientés vers la Cité des Chasseurs, aux maisons plus spacieuses.
Dans le hors-série de juin 1999 de D’R Holzwurm (ci-dessus), la gazette de l’Association des habitants des quartiers Chasseurs et Joncs, l’on peut lire à ce propos :
« En 1955, un recensement fait par la CAF atteste que nous sommes à une moyenne de 4,66 enfants par foyer, ce qui est beaucoup par rapport à la moyenne française. (…) En 1952, ce fut le plus grand remue-ménage que la Cité connut : il fallait vider Kehl, c’est à dire rapatrier les derniers Strasbourgeois qu’on y avait installés en réparation des dommages causés par les bombardements. On construit alors la Cité Rotterdam, de jour comme de nuit pour être prêt à l’heure. Mais que faire des familles de 8, 10, 12 enfants dont on ne s’était pas préoccupé jusque-là ? (…) Alors, en quelques semaines, arrivèrent 8 familles, donc 80 personnes environ. Allaient-ils s’intégrer ? (…) Devant ce succès, les HLM transplantèrent aussi de Neuhof plusieurs familles de 10/12 enfants. Elles s’adaptèrent aussi très bien (…). La Cité s’endormit. Les enfants grandirent, puis partirent (…). »
Années 1980 : la fin des poulaillers, potagers et petits commerces
Les commerces, épiceries, Coop, boucher, cordonnier…, présents jusqu’à la fin des années 1970, ferment les uns après les autres, alors que chaque foyer s’équipe d’une voiture particulière et que des supermarchés s’installent à la Robertsau. Avec la première génération d’enfants, ce sont les animaux et les potagers qui désertent la Cité. L’école Pourtalès, ouverte en 1953, est un temps menacée. Mais ses classes à doubles ou triples niveaux sont maintenues, grâce notamment à la vente progressive des chalets à des couples avec enfants, et à l’implantation, en 1991, de la Cité des Joncs (photo plus bas), au nord des Chasseurs.
Éloignée de la ville (environ 6,5 kilomètres entre la place du Rad, au cœur du quartier, et la place Kléber), la Cité est habitée, dans les premières années, par de « mauvais coucheurs », comme on l’apprend dans le D’R Holzwurm, « qui passent leur temps à se plaindre du manque de confort ». Ces locataires aux revenus modestes jugent alors les loyers trop élevés et, surtout, incompatibles avec « le caractère non-définitif » des chalets et les multiples malfaçons relevées au fil des années. Rapidement, un bras de fer s’engage avec l’Office des HLM.
Années 1960 : l’Office des HLM vend les chalets aux locataires
Après des grèves de loyers et de longues procédures judiciaires, l’Association des habitants des quartiers Chasseurs (et Joncs, par la suite) est créée, d’abord sous forme de syndicat de locataires. A l’issue de cette décennie de lutte, les chalets sont vendus, avec priorité donnée aux locataires. C’est ainsi que certaines familles, devenues propriétaires entre 1963 et 1979, sont toujours représentées dans la Cité. Christiane Willer, installée rue du Rad depuis 1948, est de celles-là. Agée de 2 ans à son arrivée en 1948, elle se souvient :
« Avant, on habitait rue des Fleurs à la Robertsau, mais avec 4 enfants, c’était trop petit. On a été relogé ici. La Cité, c’était le bonheur quand on était enfants ! On faisait de la luge dans les champs, on allait au bord de l’Ill, même si les parents interdisaient… Les habitants de la Cité allaient travailler un peu partout, même à Illkirch ou à Schiltigheim, à pied, à vélo ou à mobylette ! »
Années 2000 et 2010 : le quartier est devenu cosmopolite
Plus tard, la ville s’est rapprochée, avec la généralisation de l’automobile, mais aussi la construction de petits immeubles collectifs le long de la route de la Wantzenau. Si bien qu’aujourd’hui, le quartier, encore en prise avec une nature rhénane bien présente, est devenu très prisé. Les chalets se revendent à prix d’or à des clients aisés, attirés par le calme, mais pas forcément par la sociabilité toute villageoise.
Huguette Schwartz, arrivée aux Chasseurs en 1956 à l’âge d’un an, a racheté la maison de ses parents peu après son mariage. Présidente de l’association du quartier, elle juge la Cité « à la croisée des chemins » :
« Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un quart d’anciens habitants. Les nouveaux, beaucoup de fonctionnaires des institutions européennes, des Espagnols, Allemands, Anglais, Irlandais, mais aussi des Brésiliens, Sri Lankais, Maghrébins… discutent moins devant chez eux, ont d’autres obligations. Nous devons réinventer des règles de vie. »
Depuis quelques années, un projet de jardin partagé de 2 000 m² est à l’étude, qui devrait bientôt se concrétiser à côté du terrain de foot sur des champs appartenant à la collectivité. Lieu convivial et productif, ce jardin pourrait redonner à la Cité sa dimension potagère et communautaire. Aucune extension ou densification du quartier n’est prévue, 15-20 ans après des remous occasionnés par une hypothétique « Cité du Rad », imaginée par la municipalité Trautmann-Ries dans les années 1990. Sauvée par son caractère inondable, la Cité espère, autant que possible, conserver son charme rural et secret, à 25-30 minutes à vélo du centre-ville.
* « Dictionnaire des rues de Strasbourg », Maurice Moszberger, Le Verger, 2012.
Aller plus loin
Sur CUEJ.info : les oubliés de la densification
Le blog de l’Association des habitants des quartiers Chasseurs et Joncs
Sur le Blog de la Robertsau : la Bleich fait-elle partie du patrimoine ?
Sur le Blog de la Robertsau : les articles consacrés à la Cité des Chasseurs
Sur Rue89 Strasbourg : quand la France construisait sa première cité à Strasbourg
Sur Rue89 Strasbourg : les autres articles de la rubrique « Au bout de la rue, la ville »
Chargement des commentaires…