Dans un décor presque irréel de par sa nudité, enfermant le spectateur dans l’absence de tout horizon et l’omniprésence de l’obscurité, évoluent Stéphane Facco et Agathe Molière. Deux comédiens pour quatre personnages, ainsi commence la « pulvérisation » des individus. Quatre existences très différentes s’expriment comme elles le peuvent sur le mode du monologue intérieur. Quatre existences qui ne se croisent jamais, ou si peu, le temps d’un jour et d’une nuit. Le cadre A gérant la sous-traitance d’une multinationale se réveille à Shangaï et s’endort à Lyon. A Bucarest, une mère de famille surmenée, ingénieure d’études et développement, se doit de « tendre vers l’excellence ».
A Dakar, le team leader d’une centrale d’appel tente encore de s’accrocher à Dieu. A Shangaï, une ouvrière partage son dortoir avec cinq autres adolescentes. Leurs points communs? Ils sont avant tout les étapes successives d’une production rationalisée. C’est de cette accumulation d’anonymes autour du sacro-saint produit qu’a germé Pulvérisés:
« L’idée de la pièce est née lors d’une visite en entreprise, dans le cadre d’une écriture en résidence. On me montrait un moteur, en m’expliquant que chacune de ses pièces venait d’un autre pays. J’ai poursuivi la construction de la pièce en m’inspirant de documentaires, notamment China blue, explique Alexandra Badea. J’ai voulu, sans tomber moi-même dans l’écriture documentaire, porter des paroles qui ne sont pas les miennes, qui ne sont pas entendues. »
Conséquences de ce système, ils partagent surtout une immense solitude, une immense lassitude. Exténués, au bord de la rupture, ils survivent entre contacts virtuels, gestes mécanisés et langage marketing.
Fragmentation et déshumanisation
Comment évoquer cette dislocation de l’être sans pathos ni trompette? La lecture proposée par Aurélia Guillet et Jacques Nichet semble à ce sujet un tour de force. En parfaite osmose avec la langue froide, rugueuse parfois, souvent prosaïque d’Alexandra Badea, les lumières, la musique, la scénographie, tout participe de cette fragmentation du personnage. Il n’est pas l’acteur, mais une photographie, une voix diffractée qui ne dit plus même « je ». Tout ici retire à l’homme sa place du monde. Dans la succession d’épisodes qui entrecroisent leur vie se déploie tout le vertige de notre ère, au point de laisser planer sur la salle un poids, un malaise. Car sur la scène comme face à elle, il n’y a pas de martyrs :
« Je ne voulais pas faire de mes personnages des victimes. S’ils subissent le système, ils en sont aussi complices », poursuit l’auteur. »Il y a bien sûr des oppresseurs et des opprimés, mais personne n’est tout l’un ou tout l’autre, ricoche Aurélia Guillet. En période de crise, il faut affronter, faire avec, et surtout ne pas se raconter de salades. C’est sortir de la plainte que de regarder les choses en face ».
Il est certain que face à ce décor sans issue, il n’y a pas le choix. Nous sommes face à la réalité dans son aspect le plus pesamment anguleux. C’est là toute la force de cette création. Kafka écrivait qu’un livre « doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». Pulvérisés, qui porte son titre à merveille, est une hache incroyablement efficace. N’en déplaise aux Candide, qui aimeraient encore se dire que tout va bien dans le meilleur des mondes, avant l’aliénation reste la prise de conscience.
[affiche_event id=44166]
Chargement des commentaires…