1er janvier 1995. C’est la première fois que le journal télévisé alsacien ne s’ouvre pas sur les festivités du passage à la nouvelle année. Il commence avec le bilan, chiffré, des dégradations de la nuit de la Saint-Sylvestre. On peut y voir les premières images de carcasses de voitures calcinées.
13 voitures incendiées en une nuit, c’est peu comparé aux 600 véhicules qui ont brûlé sur l’ensemble de l’année 1995 à Strasbourg… Mais ces 13 feux déclenchés en quelques heures font réapparaître les quelque 590 autres, passées jusque là sous les radars.
La « tradition » s’installe
1er janvier 1996 : retour aux classiques. Le journal de France 3 Alsace s’ouvre avec des images de fête. « Mais le réveillon de la Saint-Sylvestre est aussi parfois synonyme de vandalisme et de dégradations », tempère aussitôt la présentatrice, avant de détailler :
« Cela a été à nouveau le cas la nuit dernière, tout particulièrement à Strasbourg. Même si les dégâts sont moins importants que les autres années. »
15 voitures ont été incendiées dans la nuit du 31 décembre 1996, soit deux de plus que l’année précédente. Mais le sujet qui suit s’intéresse surtout aux cabines téléphoniques et aux abri-bus, présentés comme les principales cibles des vandales. Le reportage se conclut sur une note optimiste : « Le dispositif de sécurité semble donc avoir porté ses fruits. »
La Saint-Sylvestre suivante confirmera l’ancrage du phénomène. Le journal du 1er janvier 97 commence à nouveau avec les 12 voitures incendiées et les autres « incidents » qui ont émaillé la nuit du Nouvel an. Pour la première fois, le reportage débute avec des images de carcasses éteintes. Autre première : le reportage est repris intégralement par le 19-20 national.
L’apparition de ces feux strasbourgeois sur la scène médiatique nationale contraste avec les propos rassurants de la secrétaire générale de la préfecture. La baisse du nombre de voitures incendiées durant l’année est occultée par l’info qui frappe : Strasbourg « détient le record de France (de voitures brûlées durant l’année 1996, ndlr). »
Les jours suivants, la fièvre ne retombe pas. Les incendies de voiture continuent à Strasbourg. Cinq jours plus tard, un reportage étudie ce phénomène nouveau : il y a moins d’incendies sur l’année, mais davantage dans les jours qui précédent et suivent le 31 décembre.
L’emballement
Les réflexions de la maire de Strasbourg à l’époque, Catherine Trautmann, ne changent rien à la façon dont les médias traitent la question. Dans le journal du 31 décembre 1997, on présente le dispositif de sécurité visant à prévenir le vandalisme durant la nuit du réveillon. C’est la première fois qu’on montre des pompiers en train d’éteindre des voitures fraîchement brûlées « au Neuhof et dans le quartier de Kœnigshoffen ». Comme la bande-annonce du journal du lendemain.
La prévision par laquelle se conclut le sujet se révélera pertinente : le bilan de la nuit dépasse les 50 véhicules incendiés.
Le journal du 1er janvier 1998 commence par un sujet centré sur les pompiers et les policiers.
Le 2 janvier 1998, les journaux télévisés de TF1 et de France 2 sont consacrés aux feux de véhicules à Strasbourg. De quoi faire trembler le préfet alsacien Patrice Magnier. Avec cet écho médiatique, une polémique au sommet voit le jour. Le procureur de la République met en doute le travail des forces de l’ordre. La France entière parle de Strasbourg et de ses incendies de voitures.
L’examen de conscience
Renaud Hartzer, alors jeune reporteur-rédacteur à France 3 Alsace, était sur le terrain ce 31 décembre 1998. Il se souvient très bien de cette période :
« Dans les jours qui ont suivi, la rédaction s’est posé beaucoup de questions. Est-ce qu’en donnant beaucoup de place aux incendies, nous incitions les jeunes à brûler des voitures, comme certaines personnes nous en accusaient ? Est-ce qu’en précisant les lieux où brûlaient les voitures nous poussions à la compétition entre quartiers ? Nous sommes journalistes, nous ne pouvons pas passer les événements sous silence. Nous avons décidé de ne plus montrer de voitures en feu, seulement des carcasses. Pour le décompte par quartier, nous ne l’avons jamais fait. »
Les Dernières Nouvelles d’Alsace ont réalisé ces décomptes. Dans un article daté du 3 janvier 1998, un encadré est dédié au nombre de voitures brûlées. Le lecteur y trouve même le palmarès des modèles automobiles le plus souvent incendiés. Les deux paragraphes ressemblent presque à un compte-rendu sportif :
« Le Neuhof, avec son secteur baptisé « l’auto-grill », arrive en tête des vingt quartiers de la communauté urbaine avec 170 voitures incendiées en 1997. Loin derrière, le quartier de Hautepierre, le plus chaud au cours de la nuit de Nouvel-an, avec 48 voitures brûlées l’année passée (…) le centre ville occupe la dernière position ».
L’enracinement du marronnier
Après cette flambée, la Saint-Sylvestre 1998 montre une accalmie. Toute relative.
Pas de flammes, certes, mais des images de tensions entre jeunes et gendarmes, fusil d’assaut à la main. Images reprises à nouveau dans le 19-20 national. Paris a même envoyé à Strasbourg sa propre équipe en plus de l’équipe de France 3 Alsace. TF1 consacre également un sujet aux « incidents ».
L’année suivante, le vandalisme passe au second plan : comme le reste de la ville, les quartiers de Strasbourg ont essuyé la tempête du 26 décembre 1999. Le soir du 31, les caméras sont braquées sur les équipes qui se préparent à affronter le bug informatique, qui n’arrivera pas.
Dans les années 2000, les feux de voiture se classent définitivement parmi les marronniers de la Saint-Sylvestre, aux côtés du toast de minuit, des cotillons et des urgences de la main. Ils font généralement l’ouverture du journal mais sont quelquefois relégués en seconde position par une autre actualité : accidents mortels dus aux pétards, violences urbaines à Mulhouse, passage à la monnaie unique, etc.
Codifié, les reportages enchaînent plusieurs séquences rituelles : visite du poste de coordination des forces de l’ordre, échauffourées, intervention des pompiers, interviews du procureur, du préfet, du maire et, parfois, des propriétaires de véhicules détruits. Avec deux types de bilan : « les violences sont en baisse » ou bien « les violences sont en hausse, mais on a connu pire ».
Polémiques sur les chiffres
Ce traitement vaut jusqu’en 2010. Mais au milieu de son mandat, Nicolas Sarkozy, qui communique beaucoup sur les moyens déployés dans les quartiers, se met à faire de la rétention de chiffres. Renaud Hartzer est toujours là :
« L’opposition locale de droite accusait la majorité municipale de mentir sur le nombre de voitures brûlées, et la préfecture ne tranchait pas. En plus, les uns comptaient seulement les voitures incendiées volontairement, les autres celles qui avaient pris feu par propagation. On n’y comprenait plus rien. Et puis Brice Hortefeux, ministre de l’Intérieur, a annoncé qu’il n’était plus question de donner des chiffres pour éviter la compétition entre villes. »
Volte face deux ans plus tard : à peine arrivé à l’Intérieur, Manuel Valls promet que, par souci de transparence, ses services publieront les chiffres. La polémique reprend de plus belle, mais à front renversé.
L’exécutif tiendra parole. Sans que cela change grand chose au traitement médiatique de la Saint-Sylvestre.
À qui profite l’opacité ?
Mais aujourd’hui, la question des chiffres refait surface. Ainsi que le montre le sujet du 1er janvier 2020.
Devenu rédacteur en chef adjoint de France 3 Alsace, Renaud Hartzer est très critique sur la position actuelle des autorités :
« Après l’époque Valls, on est revenu en arrière : nous n’avons plus de chiffres officiels. On nous dit que c’est pour éviter de nourrir la compétition entre les villes. Mais pour moi, c’est du pipeau. J’ai l’impression qu’il s’agit juste de casser le thermomètre. Le problème c’est qu’on a besoin de chiffres pour mesurer la situation. Pendant toute l’année, les pompiers nous envoient trois bulletins quotidiens mentionnant la moindre de leurs interventions. Et pour la nuit du 31 au 1er derniers, il était simplement écrit « Aucune intervention marquante ». Ça en devient ridicule… »
Et il ne s’agit pas d’une critique corporatiste, mais d’un souci de transparence démocratique. Renaud Hartzer est persuadé que l’opacité est nocive :
« Si les autorités veulent apaiser les choses, c’est raté. Parce que l’effet produit est le contraire de celui espéré. Actuellement, l’absence de chiffres alimente le soupçon, au profit de la fachosphère qui s’agite sur les réseaux sociaux, fait circuler ses propres chiffres en répétant : “On veut nous cacher des choses.” Les mêmes réseaux sociaux où sont postées des images de voitures brûlées, par des témoins ou par les incendiaires eux-mêmes. Aujourd’hui, la télévision est mature, c’est ailleurs que s’est déplacé le problème. »
Début 2020, la préfecture a de nouveau refusé de communiquer les chiffres.
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