A Thèbes, Antigone refuse le déshonneur que son oncle Créon, tyran de son état, souhaite infliger au défunt frère de cette dernière, Polynice. Frêle fille faisant face à l’autorité toute puissante de son oncle, elle est la voix déterminée et la colère inébranlable des justes et des dignes. Par un simple jeu de couleur porté aux costumes, la mise en scène d’Adel Hakim sait nous rappeler ce qui se trame dans cette tragédie grecque. Vêtus de noir ou de blanc, les personnages de Sophocle laissent clairement entendre que certains sujets ne sauraient se parer de nuances sans signifier la soumission.
Terrible par l’omniprésence dissimulée d’Hadès, cette pièce devient révoltante par son actualité. Antigone face à son oppresseur tout puissant est ici l’allégorie du peuple palestinien face à la puissance qui souhaite l’écraser depuis 65 ans jour pour jour à la première date de cette pièce à Strasbourg. Adel Hakim nous rappelle la puissance allégorique du personnage d’Antigone: « mourir au nom de ses convictions, voilà ce qui en fait une figure palestinienne, une représentante de cette jeunesse que l’on peut croiser tous les jours dans les rues de Jérusalem, de Naplouse, de Ramallah … »
La matière antique rend justice à l’opprimé, et la quête d’Antigone de donner sa terre funéraire à son frère face aux désirs délirants d’une idéologie ne peut que rappeler l’amenuisement des terres palestiniennes face à l’optique du grand Israël. Il ne saurait être dit que cette terre récupérée pour feu Polynice nuirait à Créon : seul l’obsession de son orgueil tyrannique fait barrage à la dignité. C’est cela que nous rappelle Antigone : toute parole officielle doit pouvoir être contestée.
Une esthétique polyphonique
Outre la concordance de l’antique et du moderne sur la thématique criante, la mise en scène d’Adel Hakim joue de la langue et de la pluralité. Il ne s’agit pas de remplacer la voix unique de Créon par une seule autre : à la domination ne succédera pas une autre domination. La pièce jouée intégralement en arabe montre à quel point une langue, fût-elle incomprise, sait par ses sonorités susurrer la menace, présenter les imprécations criardes d’une Antigone…
La présence d’un poème de Mahmoud Darwich, poète palestinien reconnu, confère une poétique au texte, réactualisé par la langue arabe elle-même. Cette polyphonie est également assurée par un chœur, composé de trois comédiens. Leurs voix dialoguent avec un Créon effrayant de talent, pour le discuter, le soutenir et le subir. Un des tours de force de cette représentation est la polyphonie des genres : le personnage du garde assure un élément comique au milieu de cette tragédie, non pas par son propos, mais par son jeu clownesque: sur le son, le comique de geste. La chose déteint quelque peu avec le reste de la pièce, mais opère une brisure rythmique visible et intéressante dans la continuité du mythe.
S’il y a polyphonie, il y a aussi polygraphie: de la langue arabe aux surtitres français, on passe également à des extraits textuels de la pièce projetés en grec ancien, tout cela fait sens, mais aussi mal à la tête : « petite surcharge visuelle », avouera-t-on timidement.
La polyphonie ouvre et clôt la pièce par la musique et la danse, donnant ainsi une couleur locale aux pleureuses de tragédie. Les déhanchements éplorés d’Antigone et de sa sœur Ismène ne manquent pas d’insuffler une expressivité concordant avec le positionnement respectif de chacune d’elle vis-à-vis de leurs défunts frères. Il n’est, à vrai dire, même pas besoin de savoir qui des deux est Ismène ou Antigone : la distribution souligne le sublime de la première et le courage frêle et déterminé de la seconde.
Prisonniers de la scène
Le travail scénique est subtil: tout comme les couleurs des costumes nous rappellent l’opposition infranchissable des convictions, les jeux de lumières et du fond de scène savent faire de Thèbes une ville pour Créon, et une prison pour sa nièce. La surface même de la scène rappelle un tatami ou un ring sur lequel va se dérouler un combat à mort devant nos yeux. Les chaînes et les chaises constituent les seuls éléments, tant le texte magnifié d’expressivité par le jeu de chacun des acteurs donne un sens plein et sensible. Les chaînes et les chaises : le pouvoir liberticide, le pouvoir assis en place.
Le mouvement des personnages, qui déborde de la scène vers son pourtour, et le mouvement du chœur, qui se centre du pourtour vers la scène, font sortir la puissance du message de la pièce hors du théâtre. Le chœur représente le public vers la scène, et communique l’indicible de la scène vers le public ; les débordements scéniques des comédiens ne font que rappeler la puissance réelle de Sophocle. C’est toute la tragique beauté de cette pièce.
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