« Si le lycée Jean Monnet ne donnait pas de cours de turc, je serais allée dans un autre lycée. » Melike, 18 ans, étudie le turc comme langue vivante B (LVB, l’ex-LV2) à Strasbourg. Mais dans d’autres lycées alsaciens, les élèves désireux de passer le turc au bac n’auront plus cette chance. De plus en plus d’établissements alsaciens cessent de proposer le turc en LVB. Dans la plupart des cas, les futurs lycéens alsaciens pourront tout au plus prendre cette langue en option (LVC).
Inquiétude des professeurs de turc
Plusieurs professeurs s’inquiètent de cette « disparition programmée du turc » dans les lycées publics alsaciens. À la rentrée 2019, les établissements René Cassin à Strasbourg, Édouard Schuré à Barr et Robert Schuman à Haguenau ont fermé leurs classes de turc. À la rentrée 2020, le lycée Koeberlé à Sélestat cessera à son tour de proposer le turc en LVB. « Une partie des huit enseignants de turc ont vu leurs heures d’enseignement réduites et pour une enseignante, réduite de moitié », dénoncent-ils.
Une pétition « pour l’avenir des langues rares » résume ainsi l’effet de la réforme du Baccalauréat :
« Les candidats au Bac, désirant choisir une langue rare, ont l’obligation de s’inscrire dès l’année de 1ère en langue vivante A et B, et doivent impérativement suivre cet enseignement au sein de leur établissement scolaire. Toutefois, ces enseignements sont très rarement dispensés (en LVA ou LVB, ndlr) au sein des établissements de l’Éducation Nationale. Seront de ce fait pénalisés tous les élèves inscrits dans un établissement scolaire ne proposant pas la langue rare de leur choix. »
« De trop faibles effectifs »
Sollicité, le rectorat de Strasbourg a précisé que l’enseignement du turc en LVB ou LVC existe encore dans 10 lycées à la rentrée 2019 au sein de l’académie de Strasbourg :
« Les moyens sont attribués en fonction des demandes des établissements qui ont la responsabilité d’organiser les enseignements. En raison de trop faibles effectifs, 2 lycées de l’académie de Strasbourg ont choisi de ne pas reconduire cet enseignement à la rentrée 2019. »
Selon notre décompte, au moins 3 lycées d’Alsace ont cessé de proposer des cours de turc (Cassin, Schuman, Schuré) cette rentrée.
L’option langue menacée
Le rectorat met en avant le manque d’élèves inscrits. Un problème de motivation qui découle d’un autre aspect de la réforme Blanquer. Elle réduit l’incitation des adolescents à prendre une troisième langue pour le baccalauréat. La « Langue Vivante C » ne comptera plus coefficient 2 au Bac. Les LVA et LVB ont un coefficient 5. Au début de l’année 2019, l’Association des professeurs de langues vivantes (APLV) dénonçait déjà une réforme qui allait « avoir pour effet de diminuer le choix de langues prises en option, qui sont le plus souvent soit des langues régionales soit des langues étrangères peu enseignées. »
Selon un enseignant alsacien de turc, certains établissements préfèrent aussi s’épargner l’effort d’organiser l’emploi du temps d’un professeur de langue rare : « Les lycées publics commencent à éliminer l’enseignement de turc parce qu’ils ne peuvent pas répartir nos heures, car on doit intervenir dans plusieurs établissements dans la semaine. »
Une question d’égalité
Mustafa, père de famille strasbourgeois, apprécie que son fils ait pu prendre le turc en LV2 au lycée en 2014/2015. Pour ce « défenseur de l’école laïque », cette option doit être maintenue pour garantir le plus possible une égalité entre les élèves :
« L’État doit faire en sorte que ses établissements puissent avoir des langues rares. Mon fils a pu prendre turc LV2 et bénéficier d’un fort coefficient au bac. Si un lycéen ne peut plus le faire, il y a une inégalité de traitement. Et s’il n’y a plus d’option, le risque c’est que les enfants soient obligés d’aller vers d’autres établissements privés, parfois non-laïcs. »
Des alternatives liées à l’État turc
Plusieurs professeurs, dans l’enseignement secondaire ou supérieur, ont aussi exprimé cette inquiétude auprès de Rue89 Strasbourg. L’un d’eux évoque un risque lié au public turcophone :
« En Alsace, nous avons plusieurs établissements hors-contrat de groupes religieux comme Ditib Strasbourg (union turco-islamique des affaires religieuses , émanant directement de l’Etat turc, ndlr) ou rattachés aux autorités turques comme Maarif Education (un institut de formation et d’enseignement lancé par le gouvernement turc, ndlr) qui proposent des cours de turcs. »
Du côté du lycée privé Yunus Emre, dans le quartier de Hautepierre à Strasbourg, le président du groupe scolaire confessionnel Murat Ercan estime que la réforme Blanquer aura peu d’effets sur son établissement :
« Jusqu’à présent les langues étrangères n’orientaient pas le choix d’inscription, c’était plutôt l’approche pédagogique, le suivi et un environnement qui correspondait plus à leur culture, notamment pour les filles qui pouvaient porter le voile, l’alimentation et les locaux. Je ne pense pas que la réforme Blanquer suscitera de nouvelles inscriptions. »
La fondation Maarif, instrument de soft power
À l’étranger, la fondation Maarif ne cache pas ses objectifs. Suite à la tentative de coup d’Etat de 2016, imputée au prédicateur Fethullah Gülen, la structure constitue un outil de soft power turc dans de nombreux pays. En Afrique, elle a permis au président turc de reprendre le contrôle d’un vaste réseau d’écoles.
L’antenne strasbourgeoise de la fondation est installée dans le quartier de l’Esplanade depuis octobre 2018. Directeur de Maarif France, Omer Tekin jure que son objectif n’a rien à voir avec les écoles gülenistes :
« Nous voulons permettre à l’ensemble des hommes d’accéder à un enseignement de qualité. Pour ça, nous cherchons les lacunes des systèmes d’éducation des pays où on se trouve. En France, notre offre porte surtout sur l’enseignement de l’anglais, sur l’aide et l’accompagnement pour l’orientation des enfants. »
En proposant aussi des cours de langue turque gratuits, la fondation Maarif pourrait bien profiter de la menace qui pèse sur l’enseignement public du turc en Alsace. « La fondation Maarif constitue une alternative bien sûr », admet le responsable Ömer Tekin. Selon nos recherches, les options gratuites manquent à Strasbourg. Voici un emploi du temps offert par la structure financée par l’État turc aux élèves de primaire, de collège et de lycée à Strasbourg :
« Notre mission s’étend sur plusieurs siècles »
L’antenne strasbourgeoise de la Maarif compte aujourd’hui une soixantaine d’inscrits, selon Ömer Tekin. À plusieurs reprises, il insiste : sa structure « n’a pas d’objectif politique. » Dans une brochure de présentation de la fondation, le président turc décrit ainsi l’objectif de l’entité :
« La Fondation Maarif de Turquie, créée le 17 juin 2016, tient un rôle capital dans le partage avec nos amis de la riche expérience de notre pays dans le domaine de l’éducation et la réalisation de notre mission qui s’étend sur plusieurs siècles. »
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