Tous les jours avant 8h, René Philippe vient des Vosges pour ouvrir le supermarché Aldi de Hautepierre, ouvert depuis octobre dans cette banlieue de Strasbourg. Loué par un société de la Ville à Aldi, le supermarché est inauguré ce vendredi par Roland Ries, maire (PS) de Strasbourg. René Philippe est le « responsable magasin » (RM) et c’est le seul employé à temps-plein de l’équipe, composée également d’une assistante à 90% et de 4 employés à mi-temps. René Philippe ne repart que vers 20h après la fermeture, il peut s’octroyer une heure à midi pour manger, à condition de rester présent dans le magasin.
Chaque jour, René Philippe enquille donc plus de dix heures de travail mais il ne les compte pas puisqu’il a le statut de cadre. Pour autant, René Philippe ne décide de rien : tous les assortiments sont choisis par Aldi France avec une variante régionale gérée par la centrale de Sainte-Croix-en-Plaine, près de Colmar. Type de produits, nombre, prix et jusqu’aux emplacements dans les rayons, tout est décidé par Aldi France. Les supermarchés Aldi sont tous des répliques.
Statut cadre, boulot d’employé
Du coup, les tâches de René Philippe sont identiques à celles des employés : réceptionner les livraisons, mettre les produits dans les rayons, s’assurer de la bonne tenue du supermarché et de sa propreté, mais également cuire du pain, vérifier les dates limites et veiller à la sécurité. À ces missions s’ajoutent la gestion du planning, le suivi des employés et la réponse aux contrôles, deux à trois fois par semaine, du responsable de secteur (RS), le supérieur direct du responsable de magasin ainsi qu’une trentaine d’inventaires par an à faire, le soir ou le week-end.
En contrepartie, René Philippe est mieux payé qu’ailleurs dans la grande distribution, entre 2 400€ et 2 600€ par mois selon les primes de résultats ou les jours « rachetés » de RTT. Il ne se plaint pas mais avoue qu’il faut tenir :
« Un magasin comme ça, on gère un millier de références et on reçoit 500 clients par jour. C’est pour ça qu’on fonctionne par équipes, une le matin et une autre l’après-midi. Si je laissais la même personne en caisse toute la journée, elle péterait un plomb. »
« La moindre revendication se règle devant les tribunaux »
C’est bien ce qui arrive à une partie du personnel d’Aldi. Et une fois qu’un employé a été détecté incompatible avec le rythme imposé par Aldi, l’entreprise tente de s’en séparer par tous les moyens, en invoquant des fautes ou en déplaçant le salarié dans un magasin éloigné de chez lui. Au conseil des Prud’hommes de Colmar, les procédures pour licenciements abusifs s’accumulent comme l’explique Sandra, déléguée syndicale UNSA auprès d’Aldi Colmar :
« Aldi prend très mal toute contestation sociale. La moindre revendication se règle vite devant les tribunaux. C’est quasi systématique. Ils perdent souvent, mais ça doit être rentable pour eux puisqu’ils continuent. Ceux qui restent le font à cause des salaires plus élevés qu’ailleurs, une fois qu’on a des enfants, un crédit, c’est difficile de baisser son niveau de vie. »
Un point de vue que conteste Béatrice Bobillier, déléguée syndicale de la CFTC (majoritaire) et selon laquelle les négociations avec la direction « se passent bien ». Mais Me Laurent Pâté, avocat à Metz, a sur son bureau une trentaine de procédures en cours contre Aldi devant les Prud’hommes, dont sept concernent la centrale de Sainte-Croix-en-Plaine. Et pour lui, tout est fait à Aldi pour maintenir le salarié dans un doute permanent sur son avenir dans l’entreprise :
« Le système hiérarchique pyramidal, les tests à répétition et les contrôles des responsables de secteur sur les responsables de magasin puis des responsables de magasin sur les employés, sont mis à contribution pour mener à la faute les salariés dont Aldi veut se débarrasser. Et l’accumulation des procédures perdues par Aldi n’y change rien. »
Une opinion partagée par Me Pierre Dulmet, avocat à Strasbourg et qui défend 5 salariés d’Aldi :
« La Cour de cassation vient de condamner Aldi à indemniser une employée pour le temps qu’elle passait à s’habiller sur son lieu de travail à Toulouse. Le différend portait sur 526€ mais pour que l’employée l’obtienne, il a fallu aller jusqu’à la Cour de cassation ! Probablement parce que cette mesure fera jurisprudence et pourra s’appliquer dans les 900 magasins du groupe en France. Souvent, les licenciements visent de jeunes mères de famille dont les disponibilités ont brusquement changé et à qui on reproche des fautes ubuesques : avoir cuit le pain deux fois dans la journée au lieu de trois, avoir encore des produits en solde le lendemain de la fin de la période, etc. »
Les fondateurs devenus les fortunes les plus importantes d’Allemagne
Les fondateurs d’Aldi en 1946, Théo et Karl Albrecht, sont rapidement devenus les hommes les plus riches d’Allemagne grâce à leurs réseaux de distribution calibrés à l’extrême. Mais cette exceptionnelle rentabilité s’est construite avec des arrangements au droit du travail. Ainsi en 2012, Aldi a été redressé par l’Urssaf après une vaste opération de contrôle menée en 2010 (voir la lettre ci-dessous). L’organisme collecteur des cotisations sociales suspectait le distributeur low-cost de travail dissimulé et il n’a pas été déçu. Au final, l’Urssaf a réclamé le paiement de 5,2 millions d’euros d’arriérés (dont 392 623€ pour la centrale de Colmar) majorés d’une amende de 261 400€.
La même année, une grande enquête du magasine allemand Der Spiegel a révélé les méthodes de management d’Aldi : surveillance en cascade et par vidéo, pression ininterrompue sur les employés à tous les étages de la chaîne, etc. Aldi avait alors promis des changements mais en janvier, pendant la traque des frères Kouachi après les attentats contre Charlie Hebdo, les employés d’Aldi évacués à Dammartin ont bien failli devoir récupérer les heures de travail « perdues », avant que la direction ne renonce devant le tollé.
La place de la calculatrice sur le bureau est déjà choisie
Chez Aldi, tout, absolument tout est décidé, au millimètre, par les directions supérieures du groupe. Un document liste l’ensemble des tâches du RM et détaille jusqu’à l’organisation de son bureau sur un schéma, même la place de la calculatrice est déjà choisie. Un cadre strict qui « sécurise les employés », selon Benoit Molinier, directeur de la centrale d’Aldi à Sainte-Croix-en-Plaine :
« L’organisation Aldi plaît aux salariés quand ils sont bien intégrés dans l’équipe, ils savent ce qu’ils ont à faire. Ils nous le disent. Certes, nous sommes exigeants avec nos employés, on nous le reproche parfois mais nous n’avons pas plus de turnover qu’ailleurs, des employés sont avec nous depuis plus de vingt ans. Nous sommes un groupe allemand, nous travaillons dans la durée. »
Des employés comme Florence Marxer, déléguée syndicale CFDT pour la centrale de Colmar, et responsable de magasin dans les Vosges. Chez Aldi depuis 23 ans, elle témoigne :
« Honnêtement, je me demande le matin comment je fais pour accomplir toutes les tâches que j’ai. Je me retrouve parfois à 10h avec une telle liste de choses faites, c’est impressionnant. Ils veulent du résultat, ils en ont ! Au final, je sais comment je fais : c’est au détriment de notre santé et de notre vie familiale. J’ai 46 ans et je suis en forme, alors ça tient, mais je vis chez Aldi et je suis divorcée. J’ai une collègue qui travaille avec une minerve et une ceinture… On sait bien que dès que quelque chose craque, c’est le dossier d’inaptitude et au revoir. »
Propriétaire des locaux, c’est la Locusem, une société d’économie mixte où la CUS et la Ville de Strasbourg sont majoritaires, qui a proposé à Aldi d’occuper ce local. Le groupe de distribution low-cost y a vu une « excellente opportunité ».
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