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L’absurdité des élevages « plein air », des espaces vides et des poules agglutinées

En Alsace comme ailleurs, l’élevage « en plein air » de volailles s’industrialise. De plus en plus d’exploitations accueillent des milliers voire des dizaines de milliers de poules, sans tenir compte des impératifs du comportement de ces animaux, incapables d’accéder à l’espace qui leur est alloué.

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L’absurdité des élevages « plein air », des espaces vides et des poules agglutinées

Des poules au plumage garni se promènent dans l’herbe grasse. Cette image abonde sur les boites d’œufs issus d’élevages en plein air, label rouge ou bio. « C’est une tromperie des consommateurs. Elles sont à l’intérieur la majorité du temps, » balaye David Léger, éleveur en Seine-Maritime et secrétaire national volailles de la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab) :

« Depuis 3 ou 4 ans, beaucoup de bâtiments destinés à un mode d’élevage en plein air extrêmement industriel, pouvant accueillir des milliers voire des dizaines de milliers de volailles, sortent de terre. La réalité de la vie des poules dans ces structures est à des années-lumière de l’image de marque que cette filière a développée. »

Ces œufs achetés en grande surface à Strasbourg proviennent de la ferme Kientz à Ebersheim, où environ 19 000 poules pondeuses sont élevées en bio. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)

Les œufs étiquetés plein air, label rouge et bio correspondent aux trois catégories qui proviennent de poules qui ont accès à l’extérieur pendant leur vie. Ils représentent 50% des achats d’œufs dans la grande distribution en France, contre 30% en 2010 et 23% en 2003. « La quasi-totalité provient d’élevages industriels » selon David Léger.

Déjà en 2017, une enquête menée par la Fnab montrait que 89% des poules pondeuses des élevages en bio, le label le plus exigeant, se trouvaient dans des cheptels de plus de 3 000 individus. Cette même enquête démontrait que les élevages avaient tendance à s’agrandir en France et en Europe.

Chloé Schneller est chargée de mission pour l’Organisation professionnelle de l’agriculture biologique en Alsace (Opaba). Elle estime que « dans la région alsacienne, en terme de volume de production, le modèle industriel est largement majoritaire également. »

Trop nombreuses, les poules restent à l’intérieur

Un après-midi de début juin, Rue89 Strasbourg s’est rendu à Preuschdorf au nord d’Haguenau, sur l’un des plus grands poulaillers en plein air d’Alsace, construit en 2018. Cette exploitation compte 38 000 poules qui ont accès à l’extérieur en plus de 130 000 poules élevées en cage. De nombreuses grandes surfaces strasbourgeoises vendent des œufs étiquetés plein air issus de cette ferme. Pour ce type d’élevage, des trappes sont disposées le long des bâtiments et donnent accès à un parcours extérieur. En théorie, elles sont ouvertes tous les jours. C’était le cas lors de notre visite. Environ 1 500 poules sur 38 000 au total étaient dehors, soit 3% de l’effectif seulement.

À Preuschdorf, on compte environ 1 500 poules dehors. Il faut donc imaginer à peu près 36 500 poules à l’intérieur du bâtiment. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)

« C’est la proportion qu’on estime en général dans ce type d’élevage, quand les trappes sont ouvertes », explique Anne Vonesch, vice-présidente d’Alsace Nature et membre du groupe de dialogue civil sur les productions animales de la Commission européenne. Séverine Henry, maître de conférences et chercheuse au CNRS en sciences du comportement animal accuse « la trop forte densité d’individus » :

« Cela induit un stress chronique lié aux stimulations trop importantes, notamment sonores. Il n’est pas étonnant que dans des conditions où elles sont si nombreuses, les comportements des poules soient fortement inhibés et qu’une majorité reste à l’intérieur. »

6 à 9 poules par mètre-carré dans les bâtiments

Dans tous les modes d’élevage en extérieur, le cahier des charges impose que les poules aient accès à l’extérieur pendant seulement un tiers de leur vie, au plus tard 28 semaines après leur naissance. Elles peuvent donc être enfermées pendant les deux autres tiers de leur vie. Dans les bâtiments, elles sont en général 6 à 9 poules par mètre-carré. Après un peu plus d’un an, elles ne produisent plus suffisamment d’œufs et sont envoyées à l’abattoir, comme les poules élevées en cage. En théorie, elles pourraient vivre jusqu’à 10 ans. Anne Vonesch est très critique de ces pratiques :

« Certes, c’est moins terrible que l’élevage en cage, mais on est encore dans cette vieille vision selon laquelle l’animal n’est pas un être vivant que l’on considère, mais une ressource à utiliser. »

De grands espaces inaccessibles

L’étiquetage « plein air » impose une surface de 4 m² par poule à l’extérieur. Pour un élevage de 38 000 poules, le parcours doit donc proposer une surface d’environ 16 hectares. Cela correspond par exemple, en terme de dimension, à un terrain carré de 400 mètres de côté, soit 16 terrains de football. Mais l’immense majorité de cet espace n’est jamais parcourue par les poules, qui restent toutes agglutinées au niveau des trappes. David Léger conspue cette situation :

« Des surfaces aussi grandes, c’est une aberration. Jamais des poules ne vont aller aussi loin de leur bâtiment. Ce type d’élevage et leur réglementation ne tiennent pas compte de la réalité du comportement de cette espèce. La réalité, c’est tout simplement que les effectifs sont trop grands pour faire du plein air. »

L’immense parcours destiné aux poules est désert alors que les trappes sont ouvertes. Les poules ne vont jamais jusque là. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)
Au même moment, les poules qui sont sorties se trouvent presque toutes au niveau des trappes et s’éloignent rarement à plus de 10 mètres du bâtiment. Nous sommes pourtant en fin d’après-midi, l’heure à laquelle elles sont censées sortir le plus et avoir des comportements exploratoires. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)

La chercheuse Séverine Henry évoque de potentielles raisons pour lesquelles les poules restent regroupées au niveau des trappes :

« Pour de nombreuses espèces, plus une population est importante, plus la distance inter-individuelle est faible, quelle que soit la surface accessible. D’où l’agglutination que l’on observe. En plus, les parcours sont souvent nus et exposés au soleil. Les poules sont des animaux forestiers, qui doivent se cacher des rapaces. Elles ont besoin d’arbres et de buissons pour se sentir plus en sécurité. Le cahier des charges de l’élevage biologique exige des aménagements de ce type, mais c’est souvent très insuffisant. Enfin, pour les pousser à sortir, l’idéal serait de mettre de la nourriture comme des grains à l’extérieur. Elles restent à l’intérieur ou proches des trappes car leur principale source de nourriture se trouve dans le bâtiment. »

L’élevage labellisé bio, pas épargné

Les œufs bio représentent 15% du marché des œufs de la grande distribution en volume et 25% en valeur. Chloé Schneller de l’Opaba explique « qu’il existe de grosses dérives avec ce mode de production : les éleveurs vont aussi loin qu’ils peuvent avec le label. » Les effectifs peuvent être très importants. À Uhrwiller, un exploitant élève 24 000 poules pondeuses en bio. C’est le maximum autorisé. Cela nécessite 9,6 hectares de parcours extérieur.

Rue89 Strasbourg s’y est également déplacé, quelques jours après la visite du poulailler de Preuschdorf. Le constat est le même : très peu de traces d’occupation au delà de 15 mètres des trappes. Celles-ci étaient fermées lors de notre passage. L’exploitant, rencontré sur place, a expliqué qu’il « préférait que les poules restent à l’intérieur à cause d’un risque d’averse. » Des nuages approchaient effectivement ce jour là. Mais David Léger explique que « certains éleveurs préfèrent garder les poules à l’intérieur pour éviter des pertes liées à l’état des œufs. » Du côté de Preuschdorf, selon deux témoins qui habitent dans le village, les trappes restent « souvent fermées toute la journée. »

Les trappes sont fermées au poulailler bio d’Uhrwiller à cause d’une potentielle averse. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)
Le parcours semble peu occupé par les poules, l’herbe est haute. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)

Un système qui pousse à l’industrialisation

Quant au gérant de l’exploitation de Preuschdorf, Alfred Zacher, nous avons longtemps tenté de le solliciter, sans succès. Ce dernier est également P-DG de la coopérative agricole « Les Producteurs Alsaciens et Lorrains » qui détient la marque Bureland. Son chiffre d’affaires s’est élevé à presque 15 millions d’euros en 2018. La coopérative a récemment investi plus de 9 millions d’euros dans un centre de conditionnement ultra-moderne, avec une aide de 1,3 million d’euros de la Région Grand Est. Dans le circuit long classique, après leur ramassage sur les sites d’élevage, les œufs passent par ces structures où ils sont triés, marqués, calibrés et mis en boîte, avant d’être expédiés en magasin.

David Léger élève 1 800 poules en bio, en Seine-Maritime. Selon lui, son centre de conditionnement pourrait bientôt rompre leur contrat :

« Pour mes intermédiaires, il est plus avantageux de chercher des œufs produits à partir de grands élevages. Ils signent de moins en moins de contrats avec des petits producteurs. Cela leur ferait trop de déplacements pour trop peu de marchandises. Comme pour les autres productions agricoles, la concurrence avec les industriels est déloyale. »

« On fait comment pour répondre à la demande ? »

Dans une interview pour MaxiFlash publiée en mars 2019, Alfred Zacher défend le modèle industriel. Pour lui, c’est une nécessité pour répondre à la demande de manière locale :

« Il faut deux millions de poules pour nourrir l’Alsace. Tout le monde veut du plein air. Tout le monde veut acheter alsacien. Et en même temps on devrait avoir des élevages avec trois poules ? On fait comment ? »

« Effectivement, dans la situation actuelle, c’est la seule solution pour répondre à la demande, » reconnait David Léger. Mais pour lui, ce n’est pas une fatalité :

« La production intensive n’est obligatoire que parce qu’il n’y a pas assez de paysans. La possibilité pour des exploitants de se lancer est très limitée, c’est notamment là dessus qu’il faut agir. Aujourd’hui, les éleveurs sont poussés à produire beaucoup. Ils s’endettent pour financer de grosses installations et doivent tout faire pour les rentabiliser ensuite. Et plus il y a d’industriels, plus c’est difficile pour les plus petits. »

De l’élevage à plus petite échelle, des œufs vendus en circuit court

Pierre-Luc Laemmel, éleveur à Wilwisheim, « contourne ce modèle et arrive à s’en sortir financièrement » grâce aux circuits courts : « C’est la seule solution quand on fait de l’élevage à plus petite échelle. » Il vend exclusivement sa production grâce à une Amap et sur des marchés. L’exploitation qu’il gère avec sa compagne, La Ferme du Marais Vert, réalise son chiffre d’affaires à moitié avec du maraîchage et à moitié avec du poulet de chair et des poules pondeuses. Ces dernières sont 250 en tout, réparties en deux groupes. L’un de 70 et l’autre de 180 individus.

Ces poules de La Ferme du Marais Vert ont des comportements exploratoires et ne sont pas agglutinées. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)

Lors de notre passage, vers 14h un après-midi du milieu du mois de juin, environ 40% des poules étaient dehors. Elles occupaient l’intégralité de leurs parcours. Pourtant leur surface disponible est de 8 m² par poule, soit le double de ce que la réglementation exige. Le jeune paysan semble satisfait :

« J’ai la chance d’avoir hérité de terres et d’avoir pu me lancer dans l’agriculture, tout en respectant mes convictions. Et on a de plus en plus de clients. On sent que c’est ce que les gens veulent. »

Une proportion importante de poule est dehors, en milieu de journée, un moment où elles sortent peu habituellement. (Photo TV / Rue89 Strasbourg / cc)

« Soutenir les petites exploitations, pas les industriels »

Pour Anne Vonesch, « ce type d’élevage devrait être massivement soutenu, notamment dans leur installation. » Parallèlement, elle pointe du doigt l’attribution de « subventions censées permettre une prise en compte du bien-être animal pour des projets industriels. » La Région a par exemple voté une aide de 100 000 euros pour la construction du grand poulailler de Preuschdorf. « Est-ce vraiment ce que la société veut ? », interroge l’écologiste.

Chloé Schneller explique que l’Opaba milite pour affiner la réglementation, et notamment imposer des limites de taille aux élevages, ainsi que des limites de distance entre les trappes et la fin du parcours. En attendant, David Léger s’inquiète d’une certaine décrédibilisation de l’élevage en plein air à cause de l’industrialisation, et plaide pour un modèle moins productiviste et en circuit court : « Le succès du plein air tient grâce à l’image que nous entretenons. Pourtant, dans les faits, en tant que petits éleveurs, nous sommes marginalisés. »


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