Naomi Musenga avait 22 ans, lorsqu’à 11h22, le 29 décembre 2017, elle a appelé au secours. D’abord la police, qui l’a transféré aux pompiers, qui l’ont renvoyée vers le Samu. Au bout du fil, la voix affaiblie de la jeune femme, mère d’une petite fille de 18 mois, rencontre celle de Corine, forte et semblant moqueuse. L’assistante régulatrice médicale (ARM) lui conseille sans ménagement d’appeler SOS Médecins, estime que de toutes façons, elle mourra un jour, la menace de raccrocher si elle ne précise pas ses symptômes.
Puis c’est la belle-soeur de Naomi qui compose le 15, à 12h32 le même jour. Elle parle à son tour à Corine, lui décrit une jeune femme blafarde, incapable de se lever, qui saigne, qui est couverte d’excréments et qui a besoin d’aide. L’ARM ne prend ni son nom, ni son numéro, ni son adresse. Ses mots sont plus doux mais son conseil reste le même : appeler SOS Médecins. Quelques heures plus tard, après que SOS Médecins ait dépêché une équipe chez elle et qu’elle soit effectivement transférée à l’hôpital à 13h58, Naomi décède, à 17h30.
Un retard de prise en charge qui n’a pas causé le décès
Ces enregistrements téléphoniques, la presse s’en est faite l’écho en mai 2018. Ils ont aussi résonné dans la salle du tribunal correctionnel, jeudi 4 juillet 2024, lors de l’audience où la justice a dû déterminer si Corine était, ou non, coupable de non-assistance à personne en danger.
Au premier rang, la famille de Naomi se tient serrée. La veille, la mère Bablyne Musenga a dit n’attendre de l’audience que des mots de pardon et de voir enfin le visage de celle dont ils ont tant parlé mais jamais encore vue. La sœur Louange Musenga a admis avoir hâte de passer à autre chose, que le nom de sa sœur ne soit pas juste celui d’une affaire. Le frère Gloire Musenga veut lui aussi que justice soit faite. Leur conseil Me Jean-Christophe Coubris le précise, il ne s’agit pas de juger l’opératrice du Samu pour le décès de leur sœur et fille. Le chef d’accusation d’homicide involontaire a effectivement fait l’objet d’un non lieu. Plutôt, il s’agit de savoir si Corine a bien fait son travail.
Car les expertises médicales confirment que ce ce retard de prise en charge n’a pas causé le décès de la mère de famille, comme le précise Me Coubris :
« Nous avons dû demander plusieurs expertises médicales, donc le temps de l’enquête a été long. La prise excessive de paracétamol a été invoquée comme cause du décès, doublée d’un soupçon insupportable que Naomi aurait volontairement mis fin à ses jours. Cette hypothèse a été écartée et on sait désormais que le décès de Naomi n’aurait pas pu être évité avec une prise en charge plus rapide, qu’elle est morte d’un choc abdominal. »
Dans la salle d’audience, au côté de la famille sur le banc de bois clair, il y a Corine. L’ARM est masquée et voilée d’un foulard bleu afin de se protéger de la dizaine de caméras qui scrutent son visage bien malgré elle. Mise en examen en 2023, elle a été la première a s’exprimer pour d’emblée, s’excuser :
« Mes paroles sont inqualifiables. À l’origine je suis dans ce domaine pour sauver les gens, lorsque j’entends cet appel, je ne me reconnais pas. »
Aucune compétence médicale
Pendant toute la matinée, l’ancienne ambulancière désormais au chômage expliquera ses conditions de travail et les blâmera pour justifier son choix de ne pas transférer l’appel à un médecin. Dans cette affaire, l’enquête de la police judiciaire a été doublée d’une enquête de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et des Hôpitaux universitaires de Strasbourg, dont fait partie le Samu du Bas-Rhin.
Les éléments montrent une employée dépourvue de formation, reclassée à la régulation suite à un accident du travail, depuis huit ans au moment des faits. En principe, son rôle de régulatrice consiste à évaluer la situation des personnes qui l’appellent et de transférer l’appel au médecin régulateur. Car Corine n’a aucune compétence médicale, son poste ne l’exigeait pas (il l’exige depuis 2019). Mais pour Naomi, elle n’a pas posé plus de questions, simplement demandé de décrire les symptômes et invité ses interlocutrices à faire appel à SOS Médecins.
« Le Samu 67 reçoit 1 200 appels en 24h et constitue 600 dossiers, pour trois ARM qui travaillent 12 heures d’affilée avec 30 minutes de pause », plaide son avocat, Me Thomas Callen. « On répond au téléphone et on voit les appels qui continuent à arriver, plus on attend plus les couleurs sont vives sur l’écran, on se dit que dans le lot il y a peut être un arrêt cardiaque, donc on va vite, trop vite », précise Corine, qui répètera qu’elle n’était, à l’époque déjà, plus capable de faire efficacement son travail et envisageait une reconversion :
« Je me sentais agressée à chaque appel qui entrait, j’avais dit à ma hiérarchie que je n’étais plus capable d’empathie mais je n’avais aucune autre compétence pour me réorienter. Une collègue avait l’habitude de dire que dans notre travail, parfois, on faisait de l’abattage. »
Tant la présidente du tribunal Isabelle Karolak que la substitut du procureur Agnès Robine réitèrent leurs questions, tentent de savoir pourquoi Corine, même si elle était surmenée, a si peu cherché à évaluer l’état de santé de Naomi. « Quand vous raccrochez au premier appel, vous savez juste qu’elle a mal au ventre, ça pourrait être une femme qui vient d’être poignardée par son conjoint, vous ne le sauriez pas, tant vous avez peu posé de questions », tranche la présidente.
« Je ne suis pas la seule en cause »
« Je ne peux pas vous répondre, je ne sais pas pourquoi », soupire l’opératrice. Sa réponse naïve et honnête agace, sur les bancs de la salle d’audience et parmi les avocats des parties civiles. « La régulatrice des pompiers, en me transférant l’appel, m’a dit qu’il faudrait faire appeler un médecin, je me suis fiée à son expertise », tente-t-elle :
« Je ne me sens pas responsable car je ne suis pas la seule en cause. Bien sûr que je reconnais les faits, mais ils ne sont pas arrivés sans contexte. Je ne peux pas être tenue responsable du manque d’assistants régulateurs médicaux du Samu, ça non. »
« Depuis le début vous avez considéré que cet appel était abusif », estime la juge. La régulatrice évoque la saison des épidémies de gastro, une surcharge de travail et le jeune âge de Naomi, le tout dans un contexte de surmenage l’ayant menée à ne pas avoir de doute : il n’y avait pas d’urgence. Les bandes sonores des appels enregistrent pourtant bien Naomi appeler à l’aide, dire qu’elle est incapable d’appeler SOS Médecins, qu’elle va mourir. « Mais des gens qui disent qu’ils vont mourir, ce n’est pas exceptionnel dans le cadre du métier de ma cliente », assène Me Callen.
À la barre, l’ancien directeur du Samu, Hervé Delplanque, dit sa colère, sa déstabilisation, ses questionnements après « l’affaire Naomi Musenga ». C’est lui qui a trouvé le second appel et qui l’a transmis à la famille, « je les ai tous réécoutés pour les donner à la famille », précise-t-il. Puis il a démissionné en décembre 2018, un an après le décès, assumant sa part de responsabilité dans l’absence d’humanité avec laquelle a été traitée Naomi Musenga.
Après avoir détaillé les protocoles du Samu 67 de l’époque, par ailleurs épinglé pour ses mauvaises pratiques par l’enquête de l’IGAS, Hervé Delplanque précise que l’opératrice aurait dû, poser plus de questions. « Où avez-vous mal au ventre, depuis quand, comment, quel intensité »… énumère-t-il.
Des paroles comme des coups de massue
Puis c’est à la mère de Naomi de venir à la barre, Bablyne Musenga. Aide soignante, son mari est décédé avant que l’audience soit fixée. « Si on avait eu des excuses à l’époque, ça aurait déjà été une petite réparation », soupire-t-elle. La famille ne demandera aucune indemnisation de son préjudice, simplement un pardon et participer au fait que ce genre de situation ne se réitère plus jamais :
« Les paroles de madame Corine ont été comme des coups de massue, c’est ça qu’on a ressenti en 2018, comme si ces coups avaient tué ma fille. Je ne me permettrais jamais de faire la même chose, je ne permettrais jamais à mes collègues de parler de cette manière-là aux personnes dont on prend soin. Je veux que justice soit rendue, pour que ça n’arrive plus. Mais je vous pardonne, madame Corine. »
Pour les parties civiles, Me Coubris précise que sa seule volonté « est que la personne responsable de la souffrance soit condamnée ». Dans le même sens, le parquet revient sur les éléments constitutifs de l’infraction de non assistance à personne en danger :
« La régulatrice n’avait pas seulement le pouvoir, elle avait le devoir de porter assistance. Son inaction caractérise la volonté de ne pas porter secours, et ce à deux reprises, lors de deux appels. Ces faits ne relèvent pas d’une inattention, mais bien d’une inaction. »
Agnès Robine demandera contre Corine dix mois de prison avec sursis, précisant bien prendre en compte les conditions difficiles d’exercice du métier d’assistante régulatrice médicale. « Je ne doute pas que vous souffrez vous aussi de n’avoir pas été à la hauteur de jour-là », conclut la magistrate.
Peu de temps après s’être retiré pour délibérer, le tribunal a prononcé à l’encontre de Corine une peine de 12 mois de prison avec sursis. Selon les DNA et l’AFP, elle n’a pas interjeté appel et la sanction est donc définitive. En sortant de l’audience, Me Coubris précise : « C’est à ma connaissance la première opératrice du Samu a avoir été condamnée, une fois la décision définitive il sera sensé de faire condamner l’hôpital. » Il envisage en ce sens une nouvelle procédure.
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