« Un démantèlement exemplaire ? On va supprimer des milliers d’emplois ! », proteste Jean-Luc Cardoso, référent CGT de la mise à l’arrêt anticipée de la centrale nucléaire de Fessenheim. Depuis la promesse de fermeture en 2012 par François Hollande, les pouvoirs publics anticipent la reconversion du territoire et de ses 1 245 salariés. Malgré la cellule d’accompagnement déployée par EDF, de nombreuses familles devront quitter la région.
1 245 salariés en 2017… 160 en 2024
Fin 2017, la centrale accueillait encore 1 245 salariés. Parmi eux, 850 agents EDF contribuant à la production d’électricité nucléaire (conduite, mécanique-chaudronnerie, assistance technique, contrôle commande…) et 350 sous-traitants issus d’entreprises de nettoyage, de gardiennage ou encore de prestations administratives. Ces employés travaillent sur le site de Fessenheim en permanence mais ne dépendent pas directement d’EDF.
En outre, 45 gendarmes du peloton spécialisé de protection de la Gendarmerie (PSPG) sont présents sur le site. Chargés de la protection de la centrale contre les menaces terroristes, ils ne seront plus sollicités en 2024. Prévu sur 20 ans, le processus de démantèlement ne nécessitera la présence que de 60 salariés d’EDF et d’une centaine de sous-traitants.
500 emplois induits et 800 indirects
À ces 1 245 emplois directs s’ajoutent les employés des entreprises prestataires liées au site de production sans y être physiquement présentes, comme les fournisseurs, les commerciaux ou les ingénieurs-concepteurs. Ces emplois dits « induits » sont estimés à 500 selon la préfecture du Haut-Rhin.
De plus, environ 800 emplois indirects seraient générés par l’activité économique des salariés de la centrale : restaurants, commerces, banques, coiffeurs, clubs de loisirs, services, etc. Leur départ entraînera une baisse de la consommation, une sous-utilisation des équipements, un relâchement du marché immobilier et une perte de vitalité du territoire. Ce déficit est estimé à 10 millions d’euros par an.
« Les salariés, certes, mais leur conjoint, leurs enfants et leurs parents, ils comptent aussi ! », scande Jean-Luc Cardoso. Ces familles risquent de déménager en cas de mutation, expose-t-il :
« Seulement 5% des agents EDF ont un conjoint qui travaille aussi à la centrale. Les 95% restants devront s’adapter. Sans parler des enfants. À Fessenheim, certains ont choisi des études en allemand et espèrent faire carrière de l’autre côté du Rhin. En partant, ils perdront cet avantage. »
S’appuyant sur une étude du cabinet d’expertise Syndex de janvier 2017, le référent CGT parle lui de 1 000 emplois induits et de 2 000 indirects, pour un total de 4 000 emplois affectés. 60% des agents résident avec leur famille sur les zones d’emploi de Colmar et Mulhouse, à moins de 30 km de la centrale. Syndex précise que :
- La moitié des familles sont propriétaires de leur logement,
- 77 % des agents vivent en couple,
- L’attachement à la région est fort (41% des salariés sont nés en Alsace).
Disparition de la moitié des emplois de Fessenheim
Lorsque la construction de la centrale a débuté en 1970, Fessenheim comptait 900 habitants. Un demi-siècle plus tard, 2 400 Fessenheimois vivent à l’ombre des deux réacteurs nucléaires. Les 850 agents EDF représentent 42% des salariés de la commune de Fessenheim et 8% de la communauté de communes du Pays Rhin-Brisach (CCPRB).
En janvier, la préfecture du Haut-Rhin a estimé « qu’entre 157 et 272 enfants quitteraient le territoire de façon progressive, entrainant une fermeture de 4 à 6 classes. » La baisse de chiffre d’affaires du commerce local est évaluée de 4,6 à 6,4 millions d’euros. En outre, le départ des familles causerait la remise sur le marché de 162 à 259 logements.
Possibilités de reconversion
Selon le profil des travailleurs, la reconversion peut s’avérer complexe. Jean-Luc Cardoso détaille les différents cas de figure pour les agents EDF :
« Le plus simple, c’est un salarié de la production nucléaire, mobile, qui trouve un poste équivalent dans une autre centrale. Mais les agents ne sont habilités à intervenir que dans leur domaine d’expertise. Par exemple, un technicien chaudronnier ne pourra être employé à des travaux mécaniques qu’après une reconversion. D’autres choisissent de repartir de zéro car leurs compétences ne correspondent pas à leur nouvelle affectation. »
Ancien agent EDF, Christophe Huyghe a travaillé à la centrale de Fessenheim de 2008 à 2018. Aujourd’hui retraité, il suit de près la reconversion, souvent réussie, de ses anciens collègues :
« Certains ont déjà quitté Fessenheim pour Gravelines, Chinon ou Golfech (trois autres centrales nucléaires en France, ndlr). L’avantage d’une grosse boîte comme EDF, c’est que si la boutique ferme, vous ne perdez pas votre emploi du jour au lendemain. Quand on mute, c’est rarement de gaieté de coeur, mais l’entreprise s’assure que ça se passe bien. Le déménagement est payé et on reçoit une prime d’installation équivalente à un mois de salaire. »
Pour les sous-traitants, une cellule d’accompagnement personnalisé (CAP) a été lancée par EDF et Altedia, un cabinet de conseils. La CAP propose des cours de mise à niveau, de langues étrangères, prépare à la VAE (une certification d’expérience), aide à la constitution de CV et met en relation les candidats à l’embauche avec des entreprises. En 2019, 166 salariés ont bénéficié de 500 entretiens de reconversion.
Même si les salariés sont aidés par leur entreprise et les collectivités territoriales, Jean-Luc Cardoso souligne les implications d’une mutation :
« Depuis cinq ans, tous les agents ont été prévenus à l’embauche de la possibilité d’être muté. Malgré ce risque, ces employés ont bien dû vivre, construire des maisons, contracter des crédits… Ils sont devenus indispensables pour leur famille et s’occupent souvent de parents ou grands-parents avec des difficultés motrices. Un départ ne se décide pas à la légère. »
Après la centrale, redynamiser le territoire
Amputé de ce poumon économique, le département doit conquérir de nouveaux investisseurs. L’État a promis de verser 32 millions d’euros aux collectivités locales sur dix ans. Selon l’article 79 de la loi de Finances de 2019, trois mécanismes permettront une compensation intégrale des pertes de recettes fiscales jusqu’en 2023, puis de façon dégressive jusqu’en 2031.
« L’État a le devoir de ne pas oublier Fessenheim. Il doit nous accompagner pour compenser les conséquences de cette fermeture, et notamment les pertes de milliers d’emplois. L’État n’a d’autre choix que de prendre en considération toutes ces vies chamboulées : celles des salariés, des sous-traitants, des commerçants, des familles… »
Brigitte Klinkert, ex-présidente du Haut-Rhin, lors d’une conférence de presse le 30 juin
La communauté de communes du Pays Rhin-Brisach (CCPRB) travaille sur EcoRhena, un parc industriel de 80 hectares dédié aux entreprises. Elle prévoit d’étendre le port Rhénan et de rénover l’aménagement vieillissant de l’Île du Rhin, une opération de renaturation écologique orchestrée par EDF. En septembre, la CCPRB organisera un salon de l’emploi pour faire se rencontrer les candidats avec les 1 000 entreprises du territoire. Gilles Xerri, responsable du développement des entreprises à la CCPRB, présente le projet Art’Rhena :
« Pour attirer de nouveaux habitants, on enrichit la vie culturelle. À l’été 2021, le centre culturel franco-allemand Art’Rhena accueillera public et artistes avec sa propre programmation musicale, ses spectacles et ses résidences. »
Un technocentre et des panneaux solaires
Plusieurs projets sont envisagés pour remplacer la centrale nucléaire. D’abord, un technocentre EDF dédié à la décontamination des métaux faiblement radioactifs, annoncé le 21 février par Élisabeth Borne, alors ministre de la Transition écologique et solidaire. S’il est lancé en 2025, le chantier « pourrait fournir jusqu’à 150 emplois directs » selon la communication d’EDF.
Autre option : des installations photovoltaïques. « Le gouvernement ambitionne 300 MW de capacités solaires sur des terrains à quelques kilomètres de la centrale », précise EDF. Le nombre de salariés requis n’a pas encore été chiffré. « De la poudre aux yeux », surenchérit Jean-Luc Cardoso :
« Les panneaux solaires ne règlent ni la question de l’emploi, ni de l’énergie, ni de l’environnement. Les métaux rares viennent de Chine, il faut les transporter jusqu’ici et leur temps de vie est limité à une trentaine d’années. La perte d’énergie produite sera considérable. On sollicitera peut-être 10 agents pour leur installation, et moins encore pour leur maintenance. Même si ça montait à 40 emplois, ce serait presque 100 fois moins que tous ceux perdus à cause de la fermeture de la centrale. »
« Aucune perte d’emploi » selon la ministre de la Transition écologique
« On s’est assuré auprès d’EDF que tous les salariés de la centrale retrouveront un emploi dans le groupe. Il n’y aura aucune perte d’emploi ». Telle était la promesse d’Élisabeth Borne le 19 février au micro de RMC, soit deux jours avant l’arrêt du réacteur n°1. Cinq mois plus tard, Jean-Luc Cardoso considère l’action du gouvernement « insuffisante, surtout au regard de son engagement » :
« Les politiques veulent avant tout se donner bonne conscience. Un démantèlement exemplaire ? On va supprimer 4 000 emplois ! À Fessenheim, le taux de chômage est globalement peu élevé (8,6% en 2016, ndlr) mais ailleurs, une telle fermeture serait encore plus catastrophique. Beaucoup de familles vont quitter la région, donc on viendra nous expliquer que le taux de chômage n’a pas augmenté. Les chiffres seront tronqués. »
Pour le référent CGT, « l’après Fessenheim » ne verra pas le jour avant plusieurs décennies : « Le démantèlement ne sera pas aussi facile qu’annoncé. Regardez la centrale de Brennilis, arrêtée en 1985 et toujours pas déconstruite. À Fessenheim, je mise plutôt sur 2050. »
Chargement des commentaires…