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À l’Opéra du Rhin, Werther ou le refus du monde

Deux mois après le succès de Francesca da Rimini, l’Opéra National du Rhin présente cette fois l’histoire d’amour impossible de Werther. Chef d’oeuvre de Massenet, les passions de cette figure romantique seront jouées à l’Opéra de Strasbourg jusqu’au 17 février et à la Filature de Mulhouse jusqu’au 4 mars.

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À l’Opéra du Rhin, Werther ou le refus du monde

En 1887, après deux ans de travail sur la partition de son Werther, Jules Massenet voit son opéra rejeté par Léon Carvalho alors directeur de l’Opéra Comique à Paris. Il faudra attendre cinq années pour qu’il soit présenté au Théâtre Impérial de Vienne et encore un an avant la première parisienne, le 16 janvier 1893. Aujourd’hui considéré comme un chef d’oeuvre, le directeur de l’Opéra Comique y voyait une « oeuvre pour dépressifs » : le suicide de son personnage éponyme choquait particulièrement, d’autant plus que le roman de Goethe Les Souffrances du jeune Werther, paru environ un siècle plus tôt, avait généré une vague de suicides dans toute l’Europe.

Goethe écrit son roman épistolaire Les Souffrances du jeune Werther en quatre mois l’année 1774. Inspiré de sa propre passion pour une certaine Charlotte Buff, fille du bailli de Wetzlar et mariée au conseiller Kestner, et marqué par le suicide de son ami Jérusalem, désespérément amoureux de la femme d’un autre, l’oeuvre connut aussitôt un succès fulgurant, mais fit aussi scandale. En effet, roman majeur du « Sturm und Drang », il contient de nombreux éléments de ce premier romantisme allemand tels que le rapport de son héros à la nature, son amour impossible qui le mènera au suicide, et surtout son attitude rebelle face à la société de la fin du XVIIIe siècle.

Premier acte: Charlotte au milieu de ses frères et soeurs et de son père avant d’aller au bal (Photo Klara Beck / ONR)

L’action se situe à Wetzlar, vers 1780. Werther, un jeune poète, s’éprend de Charlotte, la fille aînée du bailli resté veuf avec ses jeunes enfants. La jeune fille remplace auprès de ses frères et sœurs sa mère disparue, à laquelle elle a promis d’épouser Albert, modèle du parfait époux. Liée par cette promesse sacrée à ses yeux, Charlotte préfère renoncer à son inclination pour Werther. Elle épouse Albert et fait promettre à Werther de s’éloigner jusqu’à Noël. Mais la séparation ne leur apporte aucun apaisement. Werther ne voit pas d’autre issue à leur impossible amour que de se donner la mort et Charlotte arrive trop tard pour le sauver. Atteint mortellement par le pistolet qu’il a emprunté à Albert, Werther meurt, apaisé, dans les bras de Charlotte qui lui avoue enfin son amour.

Premier acte: Werther entre dans le cadre de scène et découvre le foyer de Charlotte (Photo Klara Beck / ONR)

De l’amour de Werther à celui de Charlotte

En portant l’épistolaire à la scène, Massenet n’a pas abandonné les lettres qui demeurent avec une fonction narrative et psychologique. Toutefois, il a donné vie aux personnages autres que Werther, et notamment à Charlotte, qui n’existaient dans le roman qu’à travers le prisme de celui-ci. Il fallut leur donner une coloration musicale ainsi qu’une psychologie. Dès lors, les sentiments de Charlotte auxquels le lecteur de Goethe n’a pas accès sont développés dans l’opéra, où elle devient peut-être même le personnage principal puisque même son thème musical revient plus souvent que celui de Werther.

Il s’agit d’un personnage qui a dû endosser des responsabilités très tôt suite au décès de sa mère, comme elle le répète au premier acte. Elle porte de poids de la promesse faite à cette dernière de veiller sur ses frères et soeurs et d’épouser Albert. C’est donc à la fois une jeune femme qui a dû grandir très rapidement et une figure maternelle, raison pour laquelle Massenet a choisi une mezzo pour ce rôle, comme l’explique la chef d’orchestre Ariane Matiakh :

« Elle ne pouvait être tenue que par une chanteuse à la voix déjà plus travaillée, pétrie par les années d’expérience. Massenet a fait ce choix pour la rendre plus crédible, notamment vis-à-vis des enfants, mais aussi pour créer une dissymétrie assumée avec le personnage de Werther. Les conventions sociales et les responsabilités familiales l’obligent à renoncer à sa vie de jeune femme, à ses désirs, pour s’engager dans une relation stable avec un homme plus âgé qu’elle. L’opéra est le reflet de son dilemme : d’un côté devoir se refréner et garder les apparences et de l’autre vouloir assumer ce qu’elle désire au fond d’elle même. »

Charlotte ne décide pas, elle doit abandonner ses aspirations pour se conformer à ce que les autres attendent d’elle. Un autre personnage féminin apparait dans l’opéra; sa soeur Sophie. Bien qu’elle apparaisse comme une femme plus moderne on peut s’interroger: va-t-elle suivre le même chemin que sa soeur ou bien s’émanciper?

Liberté ou stabilité ?

Dans ce village de Wetzlar, Werther apparaît comme un étranger. Il entre d’ailleurs sur scène via le cadre de scène contrairement aux autres personnages.Par le regard autre qu’il porte sur les différentes situations, il vient perturber un ordre établi. Ce décalage de perception est mis en scène de façon très convaincante à diverses reprises, notamment lorsqu’il arrive chez le baron : le temps se fige et il déambule entre les différents personnages. Il est ensuite ravi par la vision de Charlotte au milieu des enfants. Elle devient une figure maternelle pour ce personnage présenté comme orphelin.

En même temps, il ouvre un espace de liberté pour Charlotte, qui chez Massenet partage son amour. Elle l’aime mais leur relation est impossible à cause des conventions. Quant à Albert, sincèrement amoureux d’elle et plein d’empathie pour Werther, il est l’image de l’adulte responsable qui se soumet aux conventions.

Troisième acte: Sophie retrouve sa soeur Charlotte seule chez elle le soir de Noël (Photo Klara Beck / ONR)

L’amour n’est pas de ce monde ?

Ainsi, la promesse de liberté apportée par Werther est impossible à concrétiser. Le moment de leur rencontre ainsi que celui de leur séparation sont situés dans des lieux irréels : le bal auquel Werther et Charlotte se rendent est présenté comme sorte de rêve, un évènement extraordinaire hors du quotidien puisque comme l’explique sa soeur, elle ne s’autorise jamais de sortie. Elle est rappelée au réel par l’annonce du retour d’Albert. Une autre réunion des amants a lieu au quatrième acte, où Charlotte avoue son amour à Werther. Il s’agit là aussi d’une zone frontière, cette fois entre vie et mort puisque Werther s’est donné la mort à la fin du troisième acte. Alors qu’ils sont réunis, un couple de personnes âgées apparait sur scène, comme une image fantasmagorique de ce qu’ils auraient pu devenir s’ils avaient pu être réunis. Cette image rappelle celle du soir de leur rencontre au bal, tout comme les chants de Noël qui résonnent.

Cette liberté à laquelle les personnages aspirent n’est pas permise à cause de la pression sociale et de l’enfermement symbolisés par une scénographie tout à fait réussie et pertinente. Elle matérialise un espace clos, hermétique et sans perspective comme l’explique la metteuse en scène Tatjana Gürbaca :

« C’est un espace, comme la société de Wetzlar, très hermétique et très structuré, conçu selon une perspective en profondeur suggérant tout ce qui peut être possible. Ce qui est réel, c’est la scène sur laquelle se déroule l’action, une scène de seulement deux mètres de profondeur et très étroite. »

Et le scénographe Klaus Grünberg :

« Cet espace bien réel avec ses murs de bois, ses étagères, ses meubles et son plafond à caisson offre toutefois la possibilité de raconter les sentiments intimes dans les états d’âme. C’est précisément cela qui m’intéresse : la synchronie du dedans et du dehors, de l’étroitesse spatiale et de l’ampleur des émotions. »

Résister à la réalité

Mais peut-être est-ce plutôt Werther qui n’est pas de ce monde et ne peut pas y vivre. Ce personnage arrive de l’extérieur et recherche en permanence la fuite; en parlant de retrouver son père (sous-entendu Dieu) en se donnant la mort ou en quittant le village pour fuir Charlotte. Les motifs de la mort et de la nature reviennent de façon récurrente, et c’est finalement dans la mort qu’il trouve l’apaisement. Dès lors, l’amour qu’il porte à Charlotte n’est-il pas surtout un prétexte à mourir ?

Quatrième acte: Charlotte est aux côtés de Werther qui s’est donné la mort (Photo Klara Beck / ONR)

Pour ses premiers pas à l’ONR, la metteuse en scène Tatjana Gürbaca offre un spectacle très réussi, porté par la scénographie et le travail sur les lumières de Klaus Grünberg. Dans le Werther de Massenet, le rôle non négligeable de l’orchestre pour porter l’intérieur des personnages était également très agréable. Enfin, cet opéra se caractérise par l’usage de la forme parlando, qui requiert des interprètes un très bon jeu. Vendredi soir, Werther et ses interprètes ont conquis le public de l’ONR, alors n’hésitez pas !


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