Le rendez-vous est donné au bord du Rhin, à Gerstheim dans le Bas-Rhin. Malgré une connexion à internet quasi-inexistante, Ludovic Leib travaille ici dans une petite maisonnette isolée, voisine d’un restaurant et de quelques habitations. Fonctionnaire de l’Office français de la biodiversité (OFB), il a commencé sa carrière en 1995 dans une unité spécialisée contre le trafic d’espèces protégées.
Pendant cinq ans, il a collaboré avec les douanes et la gendarmerie entre « contrôle des cirques, des zoos et des passagers à l’aéroport, enquête et perquisition ». Arrivé en Alsace en 2002, il a exercé en tant que chef de brigade pendant près de dix ans. Depuis 2019, Ludovic Leib participe à des enquêtes, en Alsace comme dans toute la France, pour sanctionner les contrevenants à la Convention sur le commerce international des espèces menacées.
Rue89 Strasbourg : Quand on parle de trafics d’espèces protégées. Quels sont les animaux les plus récurrents en Alsace ?
Ludovic Leib : À l’heure actuelle, nous avons une problématique avec la capture de chardonnerets, une espèce menacée de disparition en France. Ces oiseaux sont souvent capturés pour être recroisés avec des canaris et les faire participer à des concours de chants. Un oiseau chanteur peut se négocier jusque 400 euros pièce. Ce sont surtout les Belges qui sont très amateurs de ces concours suite à des captures en France. Cette culture de l’oiseau chanteur est plus présente dans le nord de la France. Mais en Alsace, on a des gens qui élèvent et recroisent les oiseaux pour produire les meilleurs oiseaux chanteurs.
Des réglementations variables
Dans la région, une autre problématique que l’on rencontre n’est pas vraiment liée au trafic. Comme l’Alsace est une région frontalière, on voit souvent des espèces dont la détention est illégale en France, ou soumise à déclaration en France, mais en vente libre en Allemagne.
Pouvez-vous donner un exemple d’espèce pour laquelle la réglementation est différente selon le pays ?
En France, la réglementation protège les espèces présentes en Guyane, comme les aras. Lorsque l’arrêté de protection de ces perroquets a été pris dans les années 80, la Belgique et les Pays-Bas ont dénoncé cette décision en parlant d’entrave au libre-échange. Dans ces deux pays, tant qu’on peut prouver l’origine légale de l’animal, on peut le vendre. Donc en France, il faut disposer d’un certificat de capacité d’ouverture pour avoir ces animaux. Mais on sait très bien que de nombreux Français sont allés en acheter en Belgique ou Pays-Bas avant de les rapporter en France sans rien dire à personne.
Notre domaine est très complexe parce que nous naviguons entre un texte international, la convention de Washington sur la protection des espèces menacées, un règlement européen et des transpositions nationales de ces textes.
De quelles espèces parle-t-on ici ? Et où peut-on les acheter ?
Par exemple en Allemagne ou en Belgique, ou même en Suisse, il y a des grosses bourses de vente d’espèces protégées. À Hamm, en Allemagne, la bourse des reptiles est très réputée. De nombreux Français s’y rendent et rentrent avec des serpents, des tortues, des lézards et autres caméléons, mygales, scorpions… Sauf que de nombreuses espèces sont interdites de détention en France.
« Pas vraiment de profil type »
Y a-t-il un profil-type chez ces acheteurs de reptiles et autres espèces protégées ?
Vous avez de tous les profils. Il y a de l’amateur averti qui reste sous les radars avec une petite collection de venimeux. Mais il y a aussi des gens très très connaisseurs, qui ont toutes les capacités pour élever ces animaux et ont souvent des installations adéquates pour les accueillir. On a toujours les gens qui cherchent le truc sensationnel alors ils vont récupérer une ou deux mygales parce que ça fait sympa de dire j’ai une mygale ou un scorpion à la maison.
Au niveau des âges, c’est aussi très divers, de la vingtaine à la soixantaine. Dans ce milieu, il n’y a pas vraiment de profil type. J’ai aussi eu l’occasion dans ma carrière de contrôler une jeune femme qui avait 400 mygales chez elle.
Comment est-ce que votre équipe peut tomber sur de telles situations ?
Dans ce dernier cas, c’était un signalement des douanes, qui avaient contrôlé le colis de La Poste après deux envois qui sortaient de l’ordinaire à son adresse. On était donc allé chez cette demoiselle sympathique sauf qu’elle n’avait aucune autorisation pour avoir autant d’animaux chez elle. C’était quelqu’un qui connaissait bien les animaux mais qui ne faisait pas parler d’elle. On avait fini par tout saisir et on a dû placer les mygales dans trois structures différentes.
De la surveillance sur LeBonCoin
Quelles sont les autres méthodes d’enquête que vous employez pour traquer le trafic d’animaux exotiques ?
On fait aussi de la cybersurveillance sur les sites d’échanges, notamment sur LeBonCoin. Dès qu’on détecte une mise en vente d’espèce dont la détention est réglementée, nous pouvons solliciter l’accord du procureur pour réquisitionner toutes les informations sur le vendeur et ouvrir une enquête. Lorsque les faits portent sur des espèces prélevées dans leur milieu naturel, on peut perquisitionner sans l’accord du propriétaire, c’est le cas pour le lynx ou le chardonneret dans l’Est de la France par exemple.
Une fois l’enquête terminée, que faites-vous des animaux saisis ?
Quand on saisit de l’inerte, par exemple des objets en ivoire, on ne se pose pas trop de question parce qu’on sait qu’on peut les laisser au coffre et attendre la décision du magistrat. Pour des saisies d’espèces vivantes, c’est au cas par cas. Il faut d’abord qu’on trouve un lieu d’accueil qui permette à l’animal d’aller mieux.
J’ai déjà vu une saisie d’une trentaine d’aras. On savait qu’on allait les placer dans un zoo grâce à un camion de gendarmerie. Quand on est arrivé devant l’établissement, on a ouvert les portes du camion et il y a eu un gros nuage de plumes. Pendant le transport, un perroquet avait stressé. C’est le vétérinaire qui nous l’a expliqué. Le perroquet s’était retiré toutes les plumes du poitrail et c’est pas joli un perroquet sans plume sous le poitrail…
Y a-t-il eu une évolution dans les espèces concernées par le trafic d’espèces protégées depuis le début des années 2000 ?
Au début des années 2000, la mode, c’était les serpents. Au niveau local, il y avait des gens très compétents et qui avaient les autorisations nécessaires pour hybrider des animaux. On trouvait des pythons et des boas roses ou jaunes. Puis après on a commencé à trouver plus de tortues. Ensuite il y a eu ces petites grenouilles toutes colorées, les dendrobates.
10 mois de prison pour le roi de la jungle en Moselle
En Alsace, on n’est pas encore trop concerné mais les collègues en région parisienne ont été confrontés ces derniers temps à des figures de la jet-set, qui se prennent en photo avec des lionceaux ou des tigres. C’est une autre mode, plus récente. Actuellement, il y a aussi la problématique des savannahs, un croisement entre le chat domestique et le serval, un petit félin à la taille tachetée et couleur sable.
Y a-t-il déjà eu des condamnations pour le trafic de ces espèces ?
En Moselle, il y a eu le fameux “roi de la jungle” qui a été arrêté par nos services. C’est un homme qui se faisait filmer et qui est passé à la télévision avec son serval. Il était à la fois éleveur et il trafiquait ces animaux et d’autres espèces protégées. Cette arrestation et la condamnation à 10 mois de prison ferme et 15 000 euros d’amende est le résultat d’un travail de collaboration entre nos agents et l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et la santé publique, une unité pilotée par la gendarmerie.
Vous pourriez me raconter l’enquête dont vous êtes le plus fier ?
Il y a eu récemment une belle affaire dans le Haut-Rhin en matière de capture de grenouilles. Les collègues avaient les infos et ont effectué les surveillances. L’enquête a duré deux ou trois ans. Le parquet a fini par donner le feu vert et il y a eu une saisie d’argent liquide et de cuisses de grenouilles qui étaient vendues à des particuliers. C’étaient des espèces protégées qui étaient capturées la nuit à l’aide de nasses. Trois kilos de cuisses, de l’argent, des armes non déclarées… parce que les membres du groupe étaient aussi proches du milieu de la chasse.
« On passe à côté de certaines affaires »
À l’Office Français de la Biodiversité, la lutte contre le trafic d’animaux exotiques et autres espèces protégées est une mission parmi d’autres. Quels sont les autres tâches des agents de l’OFB ?
Un agent de l’Office de la biodiversité doit consacrer 60% de son temps aux missions de police. Sur ces 60%, le volet est très large parce qu’on est compétent dans tout ce qui est police de la chasse : permis, arme utilisée, munitions, mode, application des plans de chasse, commercialisation du gibier, lutte contre le braconnage, etc. Et tout ce qui est convention de Washington, oiseaux, espèces et milieux protégés, la police de l’eau (travaux en zones humides, produits des zones phyto sanitaires etc.). Par exemple, on a procédé récemment à des contrôles liés au chantier de l’autoroute du GCO, sur la mise en place des mesures compensatoires pour les cours d’eau. Actuellement, les collègues sont aussi impactés par la présence du loup et du lynx.
Avez-vous suffisamment de moyens pour lutter efficacement contre le trafic d’espèces protégées ?
C’est mitigé. On n’arrive pas à tout traiter. On n’est pas assez nombreux, même s’il y a de belles affaires. Au niveau de l’office de la biodiversité, on passe à côté de certaines affaires par manque d’outils, de collaboration avec les autres services de police. Il faut aussi continuer à une meilleure prise de conscience. Les gens chez nous sont tous des passionnés et on a parfois le sentiment que l’administration ne va pas assez vite. On a un réseau d’informateurs et on sait qu’on manque de moyens pour tout couvrir. On n’arrivera jamais à tout contrôler. Le trafic d’espèces protégées, c’est le quatrième plus gros trafic au monde.
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