« Ça m’est revenu à 1,97€. Je ne pensais pas que ce serait si peu cher ! » Laury, 20 ans et étudiante en Lettres modernes à la fac de Strasbourg, n’en revient pas. Mardi 12 janvier, elle est venue pour la première fois faire ses courses à l’Agoraé, l’épicerie sociale destinée aux étudiants en difficulté financière.
Un lieu singulier, situé place de l’Université, dans un local exigu mais foisonnant, où les produits, qu’ils soient alimentaires, d’hygiène, ménagers ou pour animaux, sont vendus à 10% du prix du marché. Huile, conserves de petits pois – carottes, pâtes, riz, compote ou crème dessert, les aliments proposés sont principalement secs. Dans un frigo, les bénéficiaires peuvent trouver des barquettes de jambon, des sachets d’emmental et des yaourts. Pas de légumes et peu de fruits, cependant.
Une soupe, vendue en temps normal à 1€40, est ici affichée à 14 centimes. Un bocal de fruits au sirop, 4€20 au supermarché, se retrouve à 42 centimes. « J’avais pris un billet de 10€, j’avais de la marge », s’exclame la jeune femme, originaire du Haut-Rhin.
Juste avant, c’est Moussa, grand gaillard de 22 ans en deuxième année de licence Informatique, qui est passé faire ses commissions. Oeufs, pain de mie, conserves variées, biscuits, quelques yaourts… le tout pour 5€30. « C’est vraiment extraordinaire, c’est une aide précieuse », confie-t-il. Même satisfaction pour Somi, étudiante iranienne de 38 ans. Ses deux sacs de courses sont bien remplis et elle n’a dû débourser que 5€40 : « ça change notre vie, ça réduit notre stress. »
Trente demandes d’inscription en une semaine
C’est l’Afges (Association fédérative générale des étudiants de Strasbourg), principale organisation étudiante d’Alsace, qui gère l’épicerie, ouverte depuis 2017 dans l’imposant bâtiment La Gallia, appartenant au CROUS (Centre Régional des Œuvres Universitaires et Scolaires) de Strasbourg. Une autre, ouverte sur le campus de l’Esplanade, est actuellement fermée pour travaux.
« L’objectif de l’Agoraé est de lutter contre la précarité alimentaire qui touche beaucoup d’étudiants », explique Léa Santerre, actuelle présidente de l’association et elle-même en licence de biologie. L’accès à l’épicerie se fait sur critères sociaux, avec un dossier « très simple à remplir » pour étudier la situation financière de chacun. L’admission est valable trois mois, renouvelable plusieurs fois si nécessaire.
Signe des temps, la fréquentation est en forte hausse cette année universitaire. « La semaine dernière, on a eu plus de trente demandes d’inscription, » indique Abelissa, 23 ans, l’une des quatre volontaires en service civique qui s’occupent de la vie de l’épicerie. Léa Santerre ajoute :
« On a environ 200 bénéficiaires alors que nous n’avons qu’une seule épicerie d’ouverte. Pour comparer, l’année dernière, nous avions environ 160 personnes inscrites, avec deux épiceries. À la rentrée de septembre, en deux semaines, nous avions traité autant de demandes d’inscription que lors de toute l’année scolaire précédente. »
20% d’étudiants sous le seuil de pauvreté
La précarité étudiante est de plus en plus documentée. Une étude de l’Insee, intitulée Revenu, niveau de vie et pauvreté en 2016 et publiée en décembre 2018, rapporte par exemple que 20,8% des « élèves et étudiants » vivent sous le seuil de pauvreté (1 063€ en 2018).
Les conséquences de la crise sanitaire actuelle n’arrangent rien. Bars et restaurants fermés, tourisme et événementiel au point mort, missions d’intérim réduites, les principaux secteurs économiques pourvoyeurs de jobs étudiants sont à l’arrêt. Résultat : beaucoup n’ont plus la possibilité de travailler pour financer leur scolarité. Ceci alors qu’une étude de l’Observatoire de la Vie Étudiante (OVE) parue en 2018, estimait, qu’en moyenne, 27,3 % des ressources des étudiants provenaient d’activités rémunérées.
Une autre enquête, toujours réalisée par l’OVE mais cette fois-ci après le premier confinement, indiquait que, parmi les plus de 6 000 étudiants interrogés, 33% ont rencontré des difficultés financières au printemps et 19% ont dû restreindre leurs achats de produits de première nécessité.
« 98% des bénéficiaires de l’épicerie ont entre 0€ et 3€10 par jour pour se nourrir », souligne Léa Santerre. L’Agoraé, qui obtient ses produits grâce à un partenariat avec la Banque Alimentaire du Bas-Rhin et à des dons d’entreprises ou de particuliers, permet alors aux étudiants en situation précaire de remplir leur frigo. À l’image de Laury :
« Ma famille ne peut pas me donner beaucoup d’argent et je n’arrive pas à trouver des missions d’intérim en ce moment. Je ne dépends que de l’aide de la Caf. Si je devais aller à Auchan faire mes courses, après le 15 du mois, je ne mangerais plus que du riz. »
Pouvoir choisir ce que l’on va manger
Le fait de payer pour ses achats, même si la somme réglée est modique, n’est pas anodin. C’est un geste d’autonomie, celui d’une personne indépendante, et l’un des principes fondateurs d’une épicerie sociale, souligne l’équipe de l’Agoraé.
Ce que confirme l’étudiante en Lettres modernes : « je suis allée quelques fois aux distributions de colis alimentaires, mais je n’aime pas ça. Je me sens mal de prendre ça gratuitement, et je me dis aussi que des gens en ont peut-être encore plus besoin que moi. » Ce qui importe à Moussa, lui, c’est de pouvoir choisir ce qu’il mangera : « contrairement aux colis, on prend ce dont on a besoin, ça évite de gaspiller. »
Pour pallier tous les besoins, les étudiants bénévoles de l’Afges organisent aussi des vide-dressings. Le prochain aura lieu le 23 janvier. Il est d’ailleurs en pleine préparation. Dans le local, des habits sont suspendus sur des portants, des chaussures rangées dans des sacs et dans des caisses, entreposés là où il y a de la place. Léa Santerre explique :
« L’idée est venue après une enquête auprès de nos bénéficiaires, un certain nombre nous a dit qu’ils n’avaient ni bonnet ni écharpe. »
Et la situation actuelle n’incite pas la présidente de l’Afges à l’optimisme. Même si Jean Castex a annoncé hier la reprise partielle des TD pour certains étudiants, à partir du 26 janvier, nul ne sait lorsque tous les étudiants pourront reprendre les cours en présentiel, ni quand la situation économique s’améliorera. « On craint d’accueillir encore plus de monde dans les semaines à venir, car le petit matelas financier que certains étudiants avaient est maintenant épuisé. »
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