Début juillet, Laurence et Emmanuel ont hésité à maintenir leurs vacances dans le Sud pendant la fermeture annuelle de l’usine Knorr. « Finalement, elles ont fait beaucoup de bien, on a un peu oublié le quotidien », positive Emmanuel, 52 ans.
Mais à plusieurs occasions, la fermeture définitive et la mise au chômage des 261 salariés sont revenues dans les pensées. « On a aperçu une Tesla X, ça nous a fait penser à celle du directeur », se souvient Emmanuel. Un autre jour, ce sont les embouteillages derrière une voiture polonaise qui rappellent un autre souvenir : « La délocalisation en 2007 de la recherche et développement (R&D) en Pologne, ce qui était notre force », relève Laurence, 49 ans.
Embauchés respectivement en 1994 et 1998, chacun après une seule année d’intérim, Emmanuel et Laurence se sont rencontrés à l’usine de fabrication de soupes. Autour de la table de la salle à manger, Laurence se souvient de « la grande époque » :
« On était 500, il y avait encore peu de travail automatisé et une fierté à intégrer l’entreprise. Beaucoup de personnes pensaient travailler quelques semaines en intérim l’été et se sont retrouvées à y bosser toute leur vie. C’était très jeune, dans les embauches autour de moi, beaucoup de gens avaient 18 ou 20 ans. »
Depuis, les effectifs ont été divisés par deux et l’ancienneté moyenne est désormais de 22 ans. « On sortait beaucoup, tous ensemble, notamment l’équipe qui finissait à 22h », complète Emmanuel, assis face à elle. Même si le travail est « physique et ennuyeux », le duo se rappelle que tout le monde « rigolait bien ».
Deuxième femme embauchée de l’usine
Alors âgée de 26 ans, Laurence n’est que la deuxième femme embauchée à Duppigheim. Lorsqu’elle tombe enceinte, la situation est « très arrangeante », car avec « Manu », elle a la possibilité de travailler les week-ends :
« On avait deux grosses journées de 12 heures (6h/18h ou 18h/6h), mais ensuite on pouvait s’occuper de notre fille toute la semaine. On n’a jamais eu besoin d’avoir une nourrice, c’était vraiment positif. Et ma sœur s’en occupait une partie du week-end. »
Laurence a gardé ce rythme pendant sept ans, avant de retourner dans les équipes de semaine. Les deux ouvriers ont pris l’habitude de vivre en décalage. Préparateur des mélanges de légumes, au début de la chaîne, Emmanuel aurait bien gardé ce rythme toute sa vie. Cela lui permettait de s’adonner à sa passion pour la photographie. Mais en 2018, il réintègre à son tour les équipes de semaine. « Ce n’est pas de droit, c’est remis en jeu chaque année », regrette-t-il.
Le couple travaille néanmoins dans les mêmes roulements, soit de 6h à 14h, de 14h à 22h ou de nuit de 22h à 6h selon les semaines. « C’est toujours mieux qu’être en contre-équipe, comme ça a été le cas à un moment. On ne faisait que se croiser, c’était l’horreur », se souvient Laurence. Pour sa part, la jeune femme conduit alors des robots pour assurer le filmage et le conditionnement des soupes, en bout de chaîne. Les deux employés se croisent peu dans l’usine.
Des petits changements qui inquiétaient déjà
Après « l’insouciance » des premières années, Emmanuel et Laurence datent les premiers changements d’atmosphère au milieu des années 2000. « Petit à petit, il y a eu plus de pression, moins de solidarité et plus d’individualisme, un peu à l’image de la société ». Avec les années, ils ne comprennent pas les choix qui se portent sur certains salariés pour encadrer les équipes. « C’était très différent de ce que j’ai connu dans les 12 autres boîtes où j’avais travaillé avant, et où il y avait beaucoup d’autonomie, mais parfois trop de laisser-aller et des tensions non-résolues », note Laurence.
Parmi les changements notables, l’année 2010 marque le développement de la robotisation pour doubler les cadences de production et ainsi passer de 5 à 10 tonnes par heure. Après une période de productivité record à 82 000 tonnes l’année, ce total est malgré tout retombé à 44 000 en 2020. Tout ça pour ça.
Les signaux d’alerte sur la pérennité de l’usine s’additionnent, avec notamment un premier plan social en 2014, la fin des mélanges sur place, l’absence de nouvelles recettes ou la disparition du budget maintenance depuis deux ans. « En cas de défaut, on prenait des pièces sur les machines qui ne tournent pas », raconte Emmanuel. Des premières difficultés visibles à l’intérieur de l’usine donc, mais aussi dans les grandes surfaces. « En faisant les courses à Auchan ou Leclerc, on voyait bien qu’il y avait de moins en moins de soupes produites à Duppigheim dans les rayons, et de plus en plus qui venaient d’autres usines Knorr », remarque Laurence.
Malgré ces signaux, le couple n’imagine pas la fermeture brutale de cette année :
« On se savait en danger. En 2019, il y a eu la compression des effectifs (à partir de ce moment-là, Knorr a tenté de chercher un repreneur, mais les salariés l’ignoraient) et en janvier 2021, on nous a encore annoncé une restructuration. On tablait alors sur 60 ou 70 postes en moins, notamment pour les personnes proches de la retraite. Et le 25 mars, c’est finalement cette fermeture totale pour tout le monde ».
Avec le recul, Laurence a d’autant plus d’amertume que depuis 2019, la « compression » du personnel a eu un impact sur sa santé et son moral. « Je me suis retrouvée seule à mon poste au filmage, alors que nous étions deux jusque-là. Physiquement, ça a été le coup de grâce », dit elle. En dépit de douleurs, elle n’a jamais eu d’arrêt maladie lié au travail. « On ne s’est pas préservés, alors qu’on est usés. Ma psychologue m’a dit que j’étais une ouvrière à l’ancienne, qui donne tout pour son entreprise ».
Elle cite des douleurs au poignet ou un muscle au thorax descendu suite à un mauvais mouvement. « L’atmosphère des dernières années était en contradiction totale avec la charte Unilever qui prône le bien-être des individus« . Malgré des déceptions, comme l’absence de promotion qu’il avait sollicitée, Emmanuel estime pourtant qu’il ne serait jamais parti de lui-même : « On s’habitue à une forme de confort matériel ». Le couple gagne aujourd’hui un peu plus de 4 000 euros nets à eux deux, sans les primes.
« On a encore du mal à en parler »
Dans leur appartement au Parc des Poteries à Strasbourg, le couple se retrouve seul pour affronter ce plan social soudain. Pour Laurence, c’est comme si elle vivait « face à un miroir » :
« On voit la détresse de l’autre et on n’arrive pas à se détacher. Il n’y a pas quelqu’un avec un regard extérieur qui vient nous sortir de cette réalité. On a encore du mal à parler de la suite, on ne veut pas juger les envies de l’autre. »
Pour sortir de l’entre-soi pesant des salariés Knorr, le couple s’est décidé un samedi après-midi de juin à prendre des tracts syndicaux sur la fermeture, et à aller dans le centre-ville de Strasbourg : « On s’est promenés vers la Cathédrale. Certaines personnes s’intéressaient à ce qu’on faisait, au savoir-faire présent ici. Cela nous a fait du bien », raconte Emmanuel.
L’incertitude
Alors que la fermeture totale, et la mise au chômage donc, est désormais envisagée pour fin octobre, tous deux n’arrivent pas à se projeter au-delà. « On est encore dans le combat, surtout que les négociations se passent mal ». Les hypothèses sont diverses. Retourner en intérim « comme à nos 18 ans » ? Une reconversion dans le social ? Déménager ? Voyager ? Laurence aimerait éviter de poursuivre les cadences exigeantes de l’industrie, mais ne sait pas si ce sera possible. Se confronter au monde extérieur l’inquiète : « Knorr sait ce que je vaux, mais une autre entreprise ? Et à 50 ans, sommes-nous capables de suivre une longue formation ? » Emmanuel, lui, est pessimiste sur les perspectives dans l’industrie : « Si la seule différence, c’est le salaire, on ne sera plus jamais compétitif en France. C’est à se demander s’il restera des usines dans quelques années ».
Tous ces choix doivent se faire en quelques mois. Laurence aurait apprécié une transition plus douce :
« Une connaissance m’a parlé d’une délocalisation d’une usine vers Haguenau, pour laquelle les salariés viennent d’être prévenus, alors que la fermeture ne sera qu’en décembre 2022. Ils ont déjà des garanties sur les indemnités. On aurait préféré être dans cette situation pour avoir le temps de réfléchir. Là, la direction a notre avenir entre ses mains. »
Parmi les craintes : « revenir au smic », contre un salaire net d’un peu plus de 2 000 euros désormais. Autre avantage, difficile à retrouver ailleurs, les congés. Malgré le passage aux 35 heures en 2002, les ouvriers travaillent encore aujourd’hui 41 heures hebdomadaires, mais « après cinq semaines de grève » dans les années 2000, ils ont obtenu 12 semaines de vacances. « C’était indispensable pour tenir la cadence des 3×8 aussi longtemps », estime Laurence. Ces semaines nombreuses contribuent à l’équilibre du couple, passionné de grands voyages. Ils se rappellent de la Réunion, du Mexique, du Vietnam ou du Maroc…. Quelques décorations de l’appartement évoquent l’Afrique subsaharienne, des cadeaux de voyage rapportés par d’autres membres de la famille, de ce continent que le couple n’a pas visité.
Côté finances, Emmanuel et Laurence ont fait leur calcul : « À deux, on va perdre 1 500 euros nets par mois ». Inquiète, Laurence se rassure un peu en relevant que l’appartement acheté sur plans en 2005 est « presque remboursé », et que leur fille d’une vingtaine d’années aujourd’hui est moins dépendante financièrement, depuis qu’elle travaille en alternance. « On ne sera jamais à la rue, on a un équilibre familial ». Elle craint en revanche que des collègues, plus isolés, « pètent un plomb ».
« Je me sens redevable »
Malgré la colère actuelle envers le groupe Unilever, le couple ne veut pas être trop négatif sur l’entreprise. Titulaire d’un BEP restauration et d’une formation de moniteur à ses 25 ans, Laurence n’était pas destinée à travailler dans l’industrie :
« Je me sens un peu redevable. On a pu voyager ou acheter l’appartement grâce à Knorr. Travailler en horaires décalés permet d’avoir des demi-journées, un avantage par rapport à ceux qui font 9h-18h. Et on était bien payés avec les primes d’intéressement. »
Emmanuel nuance :
« On a participé au développement de cette usine et à son automatisation, qui a mis plusieurs années à bien fonctionner. Cela permettra à Unilever de reproduire la même chose ailleurs, et pour moins cher. Knorr va continuer, mais sans nous. »
Habitués à une forme d’indépendance l’un de l’autre, et à ne pas travailler les mêmes jours pendant des années, le couple a du mal à s’imaginer « 24 heures sur 24, ensemble dans l’appartement », et n’avoir rien à faire. Laurence a une seule certitude : « On ne travaillera plus tous les deux ensemble », avec un sourire. Presque une forme de soulagement. « Enfin, ça non plus, on ne sait pas vraiment », conclut Emmanuel.
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