En cet après-midi d’automne, c’est jour de distribution à la Montagne verte. Comme chaque mois, l’association Vrac (Vers un réseau d’achat en commun) et ses bénévoles ont installé dans le centre socio-culturel le magasin du groupement d’achat du quartier. Celui-ci compte une centaine d’adhérents. Pour cette fois, une trentaine de personnes ont passé commande auprès de l’association. Sur les tables, des sacs de farine, des œufs d’un agriculteur de Lingolsheim, des sacs de lentilles vertes, d’amandes décortiquées ou encore de pâtes semi-complètes. Tous ces produits sont issus de l’agriculture biologique ou en conversion.
60 produits, vendus à prix coûtant
En tout, l’association présente à ce jour une soixantaine de produits issus d’une quinzaine de producteurs locaux et de quelques autres plus éloignés (il y a par exemple de l’huile d’olive produite en Catalogne). Ce sont ces producteurs qui fixent leurs prix, sans que l’association ne les négocie à la baisse. En novembre, Vrac a passé commande de 225 kg de farine blanche et de plus de 4 200 œufs.
Avec une force de frappe de près de 500 adhérents en 2020, l’association revend ensuite ces produits à prix coûtant (sans ajouter de marge, ndlr), via huit associations réparties dans sept quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) à Strasbourg et Illkirch, en majorité des centres socio-culturels. Son mot d’ordre : rendre accessible une alimentation de qualité à tous, même aux plus précaires.
Subventions de fondations, des collectivités et des bailleurs sociaux
Pour offrir ses marchandises à ce prix-là, l’association Vrac Strasbourg compte sur ses bénévoles pour assurer toute la logistique, de la réception des palettes à la mise en rayons. Il y a également deux salariés aux missions variées, de l’animation à la recherche de partenaires, qui sont payés grâce aux subventions versées à l’association.
En 2020, les plus grosses subventions provenaient de l’Eurométropole (19 600€), ainsi que de deux fondations (Fondation de France et Fondation Macif) qui ont donné 17 900€ à l’association. Il y a ensuite le Fond Social Européen (11 000€), la Région Grand Est (environ 5 000€) et l’État (4 800€).
L’association est également soutenue par deux bailleurs sociaux (Ophea et Habitation Moderne) qui financent 15% des ressources (10 700€ au total). En 2021, un troisième s’est ajouté dans la liste des partenaires : CDC Habitat.
Une cinquantaine de bénévoles
Sur les huit groupements d’achat, une cinquantaine de personnes se mobilisent régulièrement dans les quartiers. Une dizaine sont la cheville ouvrière, au rendez-vous tous les mois pour assurer la réception et la distribution des denrées entre leurs différentes destinations. « Nos adhérents avec peu de moyens, ont de fait aussi beaucoup de mal à se déplacer », analyse Emeric Woock, président de Vrac Strasbourg.
L’association a cinq ans, et peine encore à inclure son public dans ses instances.
« C’est compliqué d’intégrer ces personnes dans la vie associative. Pour une mère seule avec des enfants par exemple, il est difficile de dégager du temps pour des réunions. »
« Ici, il n’y a que les supermarchés »
« Il y a un cliché selon lequel quand on n’a pas d’argent, on ne s’intéresse pas aux questions d’alimentation, mais c’est plutôt qu’on a moins les moyens de se les approprier. Tout le monde s’intéresse à la cuisine », rappelle Léa Leclabart, coordinatrice de l’association.
Mais dans le quartier, les offres pour bien manger sont réduites. Pas de commerces de proximité, alors « pour se nourrir, il n’y a que les supermarchés », explique François Portal, coordinateur de l’animation globale du CSC de la Montagne verte, qui porte officiellement le groupement d’achat du quartier (initié à la demande d’habitants en 2019). Et il ajoute : « Ici, c’est le royaume de la bagnole ».
Une fois par mois, les clients viennent donc aussi trouver au centre socio-culturel une vie de quartier. Comme à chaque fois, les personnes âgées arrivent les premières en début d’après-midi, munies de leurs cabas à roulette. Sacs de papier, boîtes en plastique et même sachets de congélation, chacun se sert dans les différents sacs et bidons avec les contenants qu’il a apportés. Les caissiers du jour, Léa Leclabart et François Portal, enregistrent les listes sans regarder au grammage. « Nous sommes dans une relation de confiance », insiste ce dernier.
« L’Espagne, c’est vague »
Angélique est bénévole. Elle installe les rayons quand elle le peut. Entre son travail d’agent de restauration dans une crèche, et l’heure de sortie d’école de ses quatre enfants qui approche, elle n’a aujourd’hui que le temps de passer prendre ses courses. « Mais je fais de la pub autour de moi », assure-t-elle. « J’ai été convaincue par le rapport direct du producteur au consommateur et par l’ambiance chaleureuse », explique-t-elle, ravie que ce projet apporte de la vie à côté de chez elle.
Aujourd’hui, elle a notamment récupéré des pâtes semi-complètes. Un aliment qu’elle ne connaissait pas avant de découvrir le groupement d’achat. « Mon mari adore, alors maintenant je les prends carrément par 5kg », s’amuse-t-elle. Angélique n’a pas le permis de conduire. Elle se rend à vélo aux supermarchés. Son mari fait le marché de Hautepierre chaque samedi pour les produits frais. « Moi je ne supporte pas la foule », confie-t-elle.
« Avec une famille nombreuse, je dois faire attention. Avant nous ne consommions pas de produits bio, et très rarement du local. Mais venir ici n’a pas augmenté mon budget. J’ai gagné en qualité, et je suis en accord avec ma volonté de faire du circuit court. Quand il est écrit sur un produit qu’il vient d’Espagne, c’est vague. C’est grand l’Espagne. Maintenant je sais d’où vient ce que je mange. »
Changer ses habitudes alimentaires
5kg de pâtes, 2 kg de café, 5 litres d’huile d’olive, une trentaine d’œufs, un sac d’oignons… Joris harnache sa mini-carriole en bois et sa sacoche à vélo. « L’huile d’olive, on ne la trouve nulle part ailleurs à ce prix et à cette qualité », explique le jeune homme. Le produit est vendu à 6,25 euros le litre. Le trentenaire a découvert le bon plan par son colocataire et fréquente le groupement d’achat depuis six mois. « Ici, ce sont les aliments qu’on peut stocker en gros, mais pour le reste, je continue d’aller au supermarché du coin », regrette-t-il.
« Venir ici accompagne ma réflexion sur mes habitudes alimentaires. J’ai aussi arrêté d’acheter des produits qui viennent des vaches, parce que c’est l’élevage le plus polluant. Je consommais déjà bio, mais je le fais bien plus maintenant. C’est aussi le concept qui m’a intéressé ».
Joris, qui ne se permettait pas de consommer en circuit court auparavant, souligne enfin : « J’aime bien l’idée qu’on s’organise ensemble pour moins d’intermédiaires. »
Les œufs à 0,14 euros l’unité : le produit phare
Une voisine d’Angélique se présente pour la première fois. La bénévole lui a parlé des œufs de Vrac, à 14 centimes d’euros l’unité. À ce prix imbattable, elle en a commandé une centaine. Les œufs sont le produit phare de Vrac, par lequel la plupart des familles se laissent convaincre de tester le système. En supermarché, un œuf bio produit localement est vendu à 51 centimes l’unité, un œuf premier prix de poule élevée en cage 11 centimes.
La référente famille du CSC la guide dans les rayons pour lui faire découvrir l’offre de l’association. Pas besoin d’huile d’olive. Elle a elle-même son filon, en Tunisie. Mais la nouvelle adhérente repère les dattes et s’étonne de leur prix : 5,12 euros le kg contre 14 euros le kg pour des dattes conventionnelles en grande surface. Après dégustation, la connaisseuse valide : « Elles sont vraiment très bonnes. » La visite suffira pour aujourd’hui, elle doit déjà filer récupérer ses enfants à l’école.
Le but : « que les gens se rencontrent »
« Au-delà du côté pratico-pratique, nous apprécions le grand écart sociologique que cette action crée ici », confie François Portal. « On voit des personnes âgées, des familles des deux cités du quartier, des étudiants et des trentenaires qui viennent par engagement écolo et qui ne fréquentent pas notre structure habituellement », résume-t-il.
« Le but du jeu, c’est aussi que les gens se rencontrent », appuie Emeric Woock, président de Vrac Strasbourg et président du centre socio-culturel d’Illkirch, regrettant que la crise du Covid ait cassé cette dynamique. « C’est plus devenu un service », s’inquiète-t-il. Pendant les mois de crise sanitaire en effet, les groupements d’achat se sont transformés en drive.
La crainte de la gentrification
Pour les bailleurs sociaux financeurs de l’association, la mixité sociale portée par celle-ci n’est pas la priorité. Ils se demandent si le dispositif touche assez leurs locataires et craignent qu’il se gentrifie. Emeric Woock estime, à partir des adresses des adhérents, que 70 % d’entre eux viennent bien du QPV du groupement auquel ils sont rattachés, et que les 30 % restant viennent effectivement de l’extérieur.
« Nous ne communiquons qu’auprès des habitants des QPV, pas auprès du grand public », insiste Léa Leclabart. Pour faire connaître la démarche Vrac, un animateur de l’association organise notamment des ateliers cuisine et autres dégustations en pied d’immeubles. Des paniers sont remis aux nouveaux locataires d’Ophéa.
« Une demande implicite des financeurs de documenter les revenus des adhérents »
À partir de janvier 2022, l’association va mettre en place un tarif d’adhésion différencié : 1 euro pour les habitants des QPV et les foyers aux revenus les plus modestes, et 20 euros ou plus pour les autres. « Cela pourrait nous permettre d’avoir une base de données pour prioriser les commandes s’il y en a beaucoup, et repérer où nous devons renforcer notre communication », explique Léa Leclabart. Mais Vrac espère ne pas avoir à aller plus loin.
Emeric Woock regrette en effet « une demande implicite des financeurs de documenter les revenus des adhérents ». « Nous avons toujours travaillé sur le principe du déclaratif », défend Léa Leclabart.
« Nous avons fait le choix d’accueillir tout le monde, pour ne stigmatiser personne. Nous voulons éviter aux personnes qui passent déjà leur temps à justifier de leurs revenus, de le faire une fois de plus. Si des gens se tournent vers nous, nous estimons simplement que c’est parce qu’ils en ont besoin. »
Léa Leclabar, coordinatrice de l’association.
« Il faudrait qu’on arrive à faire comprendre aux politiques qu’on n’a pas besoin d’habiter dans un QPV, pour ne pas avoir les moyens de manger bio », appuie Emeric Woock.
Petits et grands projets à venir
Vrac Strasbourg vient de bénéficier de 30 000 euros de l’État au titre du Plan de relance. Cette somme va lui permettre d’embaucher une nouvelle salariée, et surtout de déménager son siège dans des locaux aux plus vastes espaces de stockages.
Un agrandissement qui pourrait lui permettre à terme de s’ouvrir aux produits frais. En attendant, son équipe continue de sonder ses adhérents pour élargir son offre. Elle va aussi poursuivre sa quête d’une filière de pommes de terre bio, à la fois de qualité et à un prix abordable. Pas si simple, puisque trois tentatives ont déjà échoué par le passé.
Le réseau national Vrac, qui compte 13 associations en France, a récemment été habilité à l’aide alimentaire. Vrac Strasbourg va ainsi bientôt pouvoir vendre ses produits en-dessous de leurs prix d’achat à des publics précaires. Ceux-ci pourraient également utiliser leurs bons alimentaires pour choisir des denrées dans les rayons de Vrac. En 2022, Vrac lancera un 9ème groupement d’achat auprès des étudiants de l’Université de Strasbourg.
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