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Trois suicides en six mois à l’Epsan : la visite du député Emmanuel Fernandes embarrasse la direction

Le député LFI Emmanuel Fernandes a visité l’Établissement public de santé d’Alsace nord à Brumath, ce 27 juillet. Accompagné de journalistes, le parlementaire a pu constater sur place le manque cruel de lits d’hospitalisation, mais aussi la souffrance vécue par les agents de cet hôpital psychiatrique.

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Les sourires sont un peu crispés, et la gêne palpable dans les premières minutes. Il est à peine 8h, ce jeudi 27 juillet lorsque la directrice de l’Epsan (Établissement public de santé d’Alsace nord), Yasmine Sammour, accueille le député de La France Insoumise Emmanuel Fernandes. Le député du Bas-Rhin a décidé d’exercer son droit parlementaire à visiter les lieux de privation de liberté (l’hôpital psychiatrique étant un lieu de semi-liberté) ainsi que son droit à visiter les établissements de santé.

L’équipe du député insoumis a pu inviter cinq médias pour l’accompagner tout au long de cette visite. Contrairement aux visites « surprises » classiques faites en prison, la direction a été prévenue 24h avant notre venue. « L’idée n’était pas de mettre trop la pression, inutilement, sur la direction », confie l’un des assistants d’Emmanuel Fernandes.

Yasmine Sammour est donc en réalité – un peu – préparée lorsqu’elle voit débarquer à la porte de son établissement, en cette fin du mois de juillet, 6 journalistes et photographe, un député et son assistant parlementaire.

« Votre venue m’inquiète un peu, nous avons déjà du mal à recruter ! »

La petite troupe prend la direction d’une grande salle de réunion pour commencer. « C’est un peu cérémonial », convient la jeune femme de 45 ans, « mais pour parler tranquillement ce sera mieux. » Tout autour d’une table longue d’une dizaine de mètres, l’équipe de direction, les journalistes, mais aussi des « représentants syndicaux » (CFDT et UNSA) et « quelques agents » s’installent.

Il se trouve qu’en réalité, sur les délégués syndicaux, quatre sont de la CFDT, une de l’UNSA. Une seule est encore actuellement soignante. Les délégués syndicaux de Force Ouvrière quant à eux n’ont pas été prévenus de la visite par la direction.

D’emblée, Yasmine Sammour (directrice de l’Epsan depuis octobre 2022), prend la parole pour rappeler les chiffres de son établissement :

« Au total, sur nos 34 sites qui sont répartis partout dans le département, nous comptons 1 600 agents hospitaliers. Mais nous avons – comme dans beaucoup d’hôpitaux – des difficultés liées à des postes vacants. Nous sommes actuellement en période de recrutement, et nous avons du mal à recruter. Je dois dire d’ailleurs que votre venue m’inquiétait un peu, car la médiatisation récente de notre établissement n’aide pas à faire venir des agents. Donc j’espère que vous allez plutôt nous aidez ! »

La directrice donne d’ailleurs très vite l’état des lieux des postes manquants : « Actuellement, il y a 75 postes vacants, c’est à dire 12% de nos effectifs de soignants. C’est énorme ». Mais la jeune femme veut rester optimiste. « Nous étions à 85 postes vacants, au début de l’été ». Elle espère donc que ça ira encore un peu mieux à la rentrée.

Une visite parlementaire dans un contexte de souffrance : trois suicides depuis janvier 2023

Même si l’équipe de la direction a pu se préparer un minimum à cette visite, le stress est bien là. Yasmine Sammour parle vite, très vite. Ses mains s’agitent, son regard cherche fréquemment le soutien de ses collaborateurs. Un plateau a été dressé derrière, avec du café et du thé pour les invités ; mais l’ambiance n’est pas à la convivialité.

Très vite, le député LFI Emmanuel Fernandes aborde le sujet auquel tout le monde pense depuis l’annonce de cette visite : la souffrance des agents, et notamment les trois suicides qui ont frappé l’établissement depuis janvier 2023 :

« Le contexte récent est particulier ici, en raison des suicides qui ont eu lieu. Les enquêtes sont en cours, mais j’ai pu échanger en amont avec certains agents, qui parlent de pratiques managériales, et d’une culture managériale qu’il faudrait revoir. Nous savons qu’il y a déjà eu des correctifs, mais où en êtes-vous ? »

Depuis janvier 2023, trois suicides ont marqué l’établissement. Un infirmier du travail s’est pendu dans son bureau à Brumath, une animatrice s’est suicidée à son domicile et un étudiant infirmier dans sa résidence, en face de l’hôpital. (Photo Mathilde Cybulski / Rue89 Strasbourg).

« Rue89 Strasbourg a fait trop vite le lien entre ces suicides et le management »

La directrice se veut immédiatement apaisante. Elle reconnaît que ces décès, « sont d’abord des drames pour les équipes ». La jeune femme explique également que Sébastien S. était « isolé dans son service (il était infirmier du travail, ndlr), car il n’y avait pas de médecin du travail ». D’ailleurs l’expertise interne l’a mis en avant. La direction de l’hôpital a également reconnu qu’il s’agissait d’un accident du travail.

Puis Yasmine Sammour tient à mettre en cause notre rédaction :

« Un suicide est multicausal et le lien a été fait trop vite par Rue89 Strasbourg entre le management et les suicides. Ça, je ne peux pas l’accepter. »

Pourtant, dans nos précédentes enquêtes sur les suicides des agents de l’Epsan, différents documents et témoignages attestent bien de l’ampleur des problèmes de management (compte-rendus de CHSCT – comité d’hygiène et de sécurité au travail, lettres de Sébastien S. laissées après son suicide qui pointent sa hiérarchie, sondages internes…). L’inspection du travail elle-même, dans son rapport provisoire, a dénoncé le « harcèlement moral » dont souffrait Sébastien S. Mais la direction ne souhaite pas s’étendre sur le sujet. « L’enquête est encore en cours », tranche Yasmine Sammour.

Le député LFI Emmanuel Fernandes est venu visiter l’Epsan ce jeudi 27 juillet, dans le cadre de la loi qui l’autorise à visiter les lieux de privation de liberté. (Photo Mathilde Cybulski / Rue89 Strasbourg).

Pendant tout cet échange, le bras droit de Yasmine Sammour, Kathia Frech, coordinatrice générale des soins (arrivée en janvier 2023 dans l’établissement), hoche doucement la tête. Puis finit par dire :

« Sur cette question de pratique managériale et de souffrance au travail, attention aussi à l’impact de cette médiatisation sur le moral des agents ! Il y a des cadres qui partent à cause de ces articles ! »

Entre les lignes, on comprend l’intention de la nouvelle direction de faire front contre les accusations et de rattraper les décennies du précédent directeur Daniel Karol (mis en cause dans divers témoignages selon notre première enquête). Le psychiatre Claude Randrianarisoa vient lui apporter un peu de renfort, en défendant les mesures adoptées il y a quelques semaines :

« Nous avons mis en place une meilleure formation aux risques psycho-sociaux, nous avons compris que le service de santé au travail était important et nous faisons tout pour y mettre les moyens nécessaires. Il y a un travail en interne qui est fait sur les pratiques managériales au sein de la direction des soins, et enfin nous avons monté un groupe de travail avec des psychologues et la mise en place d’un numéro vert pour mieux accompagner les personnes en souffrance. »

Visite des pavillons : un personnel en sous-effectif

Après le temps de l’échange formel, vient celui de la visite des bâtiments de l’Epsan. La direction a choisi de présenter deux unités de psychiatrie adulte, une ancienne et une moderne. Dans l’unité Barbe (G01), l’irruption de ce groupe de visiteurs intrigue.

Ici, ils sont entre 23 et 25 patients âgés de 18 à 60 ans, à être soignés pour anxiété, dépression, et « différentes psychoses ». Dans la salle de vie, un baby-foot, quelques livres sur une étagère en bois, et deux femmes qui dessinent sur une table. Les têtes se retournent parfois pour jeter un regard circonspect sur notre étrange procession.

Caméra, micros, appareil photo. Le troupeau médiatique se déplace dans ce bâtiment qui semble dater des années 70. Carrelage blanc grisâtre au sol, fenêtres aux verres dépolis, néons jaune pâle et blanc. L’ambiance est plutôt sinistre, mais les patients (entraperçus) sont plutôt calmes. « Et bah, y a du monde ce matin ! », lance une femme en rentrant dans sa chambre. « Ici, vous êtes dans une unité ouverte-fermée, c’est-à-dire que les patients peuvent circuler librement dans le bâtiment », explique le psychiatre Claude Randrianarisoa.

Chaque jour, ils sont neuf soignants (cinq le matin et quatre l’après-midi) pour s’occuper de ces patients. L’effectif tombe à deux soignants la nuit. « Et c’est suffisant ? », demande un journaliste à la cadre du service. Sourire gêné, regard à sa hiérarchie. Réponse convenue. « Ce sont les quotas nationaux. » Yasmine Sammour s’empresse d’ajouter : « Mais ça, c’est quand tout le monde est là, et que tout va bien », glisse la directrice qui veut jouer le jeu de l’honnêteté.

Des patients de plus en plus nombreux : « On ne peut pas être à 103% au quotidien »

Le deuxième bâtiment paraît plus moderne. Ici, c’est une armada de cadres, d’infirmier, de médecin, et de directrice d’unité qui accueille les visiteurs. Nous sommes dans l’unité Augustin, ou G03. Mais très vite, les langues se délient.

Dans ce bâtiment, auparavant, 35 patients pouvaient être accueillis. Puis les lits ont diminué, progressivement, chaque année. Désormais, ils peuvent accueillir 26 à 28 patients, en installant des « lits de crise ». Emmanuel Fernandes rappelle que depuis l’arrivée d’Emmanuel Macron ce sont 21 000 lits d’hôpitaux qui ont été fermés. Le psychiatre bulgare Kamen Hinkov, 37 ans, explique la situation concrète dans l’unité :

« C’est une unité qui tourne beaucoup. Donc nous avons très souvent des lits supplémentaires, voire des lits de crise. Avant, c’était exceptionnel qu’on ait ces lits supplémentaires. Maintenant, c’est exceptionnel quand on les enlève. Le système est construit pour une occupation à 100%, mais là, nous sommes à 103% de taux d’occupation. On ne peut pas continuer comme ça. »

Dans des chambres prévues pour une personne comme celle-ci, il n’est plus rare de mettre « des lits de crise », lorsque des patients ont besoin d’être hospitalisés. Photo : Mathilde Cybulski / Rue89 Strasbourg

Si depuis 2017, des lits d’hôpitaux ferment un peu partout en France, la demande de prise en charge elle, augmente. Dans l’unité « Augustin », la hausse des arrivées représente 25% de patients en plus depuis le Covid. Parallèlement, les soignants sont moins nombreux, avec notamment 150 000 infirmiers qui ont quitté l’hôpital public ces dernières années, selon le député LFI. Un paradoxe qui rend la vie des soignants impossible.

« Moi, je pars »

Interrogé quelques minutes plus tard, loin des regards de sa direction, le psychiatre Kamen Hinkov, le visage cerné et tendu, semble vouloir tout raconter devant les micros. « La situation est stressante. On est sous tension en permanence. On travaille autant qu’on peut, mais moi j’ai le sentiment de subir les évènements. On accumule du retard dans la gestion des dossiers, on allonge les délais pour les rendez-vous au maximum, pour les équipes c’est dur à vivre. » Puis il conclut dans un soupir : « Moi je pars. Je pars, pour toutes les raisons que je viens de vous donner. »

Dans l’unité Augustin, les soignants semblent à bout. Le psychiatre Kamen Hinkov explique que les « lits de crise » sont devenus une situation normale. (Photo Mathilde Cybulski / Rue89 Strasbourg).

Le jeune « praticien contractuel » comme il se présente, travaille à l’Epsan depuis 6 ans. Mais ces dernières années ont été trop dures, les conditions trop difficiles, les moyens, trop rares. Interrogé au sujet des suicides des agents, entre deux portes et quatre couloirs, alors que la directrice est à deux mètres, le médecin glisse discrètement : « Tout ce qu’on s’est dit à l’instant, c’est ce qui explique les suicides ».

Plus loin dans le couloir, le député LFI Emmanuel Fernandes écoute et discute avec d’autres soignants et d’autres agents, clairement à bout. « Il faut que vous disiez à Paris qu’on a besoin d’aide ! » glisse la chef de pôle et médecin, Codruta Ionescu. « Nous voulons honorer notre devoir de service public, mais aujourd’hui, ce n’est plus possible. Nous avons des arrêts de travail, des agents épuisés. »

Dans cette unité, il y a quelques années, il y avait 35 lits pour accueillir les patients. Désormais, il y en a 23 ou 25, alors que la demande a augmenté de 25%. (Photo Mathilde Cybulski / Rue89 Strasbourg).

« Si je devais revenir en arrière, je pense que je ne referais pas ce travail. »

Au fur et à mesure de la visite, le discours officiel de la direction se fissure sur « les pratiques managériales ». Les agents interrogés se lâchent. Il y a d’abord Florence, gestionnaire de stock. La quinquagénaire travaille à l’Epsan depuis 20 ans. Elle glisse doucement au député Emmanuel Fernandes qu’elle a eu des soucis avec sa hiérarchie et que ça s’est dégradé avec le temps. « Ils ne m’entendaient pas, ils ne m’écoutaient pas. » Puis elle ajoute brusquement : « Moi je suis sous cachet. Le suicide de Sébastien S. ça a été un coup, mais on peut tous arriver à un stade où… C’est à nous de nous remotiver en fait. »

Un peu plus loin, alors que le petit groupe de visiteur déambule dans l’enceinte de l’établissement, Marie-Agathe se met elle aussi à parler aux journalistes. L’aide-soignante de formation (dont le diplôme obtenu en 2014 n’a toujours pas été reconnu par l’Epsan au niveau du salaire) est d’ailleurs en procédure contre la direction. « Je pense que maintenant je serai identifiée de toute façon », sourit la jeune femme de 34 ans qui semble prête à tout.

Marie-Agathe a décidé de se battre pour enfin, obtenir la reconnaissance de son accident du travail par la direction de l’Epsan. Elle dénonce les conditions de travail des agents, « face à leur supérieurs ». Photo : Mathilde Cybulski / Rue89 Strasbourg

Depuis un accident du travail survenu en 2017, Marie-Agathe doit porter une orthèse d’épaule (dispositif médical qui enveloppe l’articulation, ndlr). Elle travaille à l’époque à l’USLD (Ephad de l’Epsan), et elle est frappée par un patient hors de contrôle. « Le médecin refusait de lui administrer un calmant. Il était menaçant, j’ai voulu protéger ma collègue et c’est mon épaule qui a tout pris. » Malgré sa tentative pour faire reconnaître son affection longue durée en 2019, la direction de l’Epsan botte en touche. Cela fait cinq ans que Marie-Agathe paie elle-même ses soins. Elle a dû revenir vivre chez ses parents, faute de revenus suffisants pour tout assumer. « Si je devais revenir en arrière, je pense que je ne referais pas ce travail. Aujourd’hui je suis déçue, et très en colère. »

Et quand on l’interroge sur le discours de Yasmine Sammour en début de visite, qui tenait à ne pas faire de lien entre le management de l’établissement et le suicide de Sébastien S., la jeune femme glisse : « Moi, quand je parle aux agents aujourd’hui, ils vont mal. Et ils ont des problèmes avec leur hiérarchie. »

Emmanuel Fernandes : « Les effectifs sont sous tension constante »

Après plus de deux heures sur place, la visite prend fin. Emmanuel Fernandes tire le bilan de ses échanges. Le député LFI retient notamment le manque cruel de moyens. Il parle également « du contexte particulier de l’Epsan, avec les suicides et les difficultés que certains services lui ont remonté au sujet de pratiques de management très difficiles ».

Mais Emmanuel Fernandes veut rester optimiste, et souligne l’accueil qui lui a été fait par la nouvelle direction. « Il y a une volonté de changement et une prise de conscience. » Le député fait également le lien entre les deux : « Ce sont les difficultés de moyens qui créent de la pression partout, y compris sur les équipes de cadres. »

« Dites à Paris qu’on a besoin d’aide ici, la psychiatrie a besoin de renforts et de moyens », lance la chef de pôle de l’unité Augustin au député Emmanuel Fernandes. Photo : Mathilde Cybulski / Rue89 Strasbourg

L’élu glisse enfin qu’il participera au projet de loi de financement de la sécurité sociale, afin justement de donner plus de moyens à l’hôpital. « Il faut absolument sortir de cette logique du domaine marchand. »


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