De longs cheveux bruns aux reflets auburns encadrent un visage fermé et triste. Marie (qui a choisi son prénom d’emprunt) a 32 ans et trois enfants de 2, 4 et 10 ans. Elle n’est pas là pour raconter son histoire. Celle d’une épouse humiliée, trompée, frappée, menacée, et violée. Elle veut crier sa colère contre la justice qui, dit-elle, ne l’entend pas. « Lorsqu’une femme meurt tuée par son mari ou son ex, on entend souvent dire qu’elle n’avait pas porté plainte, qu’elle n’avait pas fait ce qu’il fallait, qu’elle ne l’avait pas quitté… Moi j’ai fait tout ce que je pouvais, et malgré ça, rien ne se passe », lâche Marie, désabusée.
Elle est venue témoigner pour dénoncer le temps de la justice, qui parfois semble déconnectée de ce que vivent les victimes. Car si son ex-mari a bien été condamné en janvier 2021 pour des faits de violences volontaires à trois mois de prison avec sursis, c’était pour des faits de 2019. Les premiers d’une série de violences à chaque fois plus graves : entre temps, Marie a porté plainte contre son ex-mari pour viol, pour de nouvelles violences conjugales et pour des violences sur ses enfants. Elle a également porté plainte pour menaces de mort.
Mais la justice prend ce temps que certaines n’ont pas. Dans l’attente d’une condamnation plus sévère pour des faits très graves, Marie se sent injustement traitée : elle vit recluse et terrée dans un centre parental, avec ses enfants, alors que son ex-mari circule librement, à Strasbourg.
Octobre 2019, « violences avec circonstances aggravantes »
Marie est une jeune femme d’origine turque, elle est mariée depuis 2008 à Salim (prénom modifié), un homme de nationalité turque, violent, et qui la frappe souvent. Pendant des années, Marie ne dit rien à personne, pardonne, oublie. Mais depuis 2019, elle parle. Le 18 octobre de cette année, une énième dispute éclate entre le couple. Salim, fortement alcoolisé selon Marie, veut prendre la voiture. Elle refuse de lui donner les clés. « Il avait bu deux litres de whisky, j’avais peur qu’il ait un accident et qu’il tue quelqu’un » :
« Il m’a étranglée à quatre reprises. La quatrième fois, je me suis vue mourir. Je me suis dit, tes enfants seront seuls avec lui, alors j’ai lâché les clés. »
Marie compose le 17 pour appeler à l’aide. « Au téléphone, la personne me disait “arrêtez d’être essoufflée !”, alors que moi je venais de me faire étrangler et que je n’arrivais plus à respirer ! En attendant personne ne venait. » Heureusement, des voisins, alertés par les bruits provenant de l’appartement, ont également appelé la police. Les forces de l’ordre arrivent en bas de l’immeuble du couple, situé à Hautepierre, et interpellent Salim au moment où il s’apprête à prendre le volant.
Lors de son arrestation, l’homme alors âgé de 33 ans se montre violent avec les policiers. Il est directement placé en garde-à-vue :
« Un policier est venu me voir pour me dire que même si je ne portais pas plainte, Salim serait jugé pour les violences commises sur eux, et sur moi. SOS médecins est venu à la maison, j’avais énormément d’hématomes, des griffures, j’avais des traces de doigts sur le cou. »
Le lendemain matin, le frère de Salim et sa femme débarquent chez Marie. « Il m’ont demandé de ne pas porter plainte, de ne pas faire d’histoire. Ils m’ont dit qu’il avait bu et qu’il ne recommencerait plus. » Quelques heures après, un policier revient voir Marie, cette fois pour la convaincre de venir porter plainte. « J’ai refusé, je voulais lui laisser une chance. J’ai simplement déposé une main courante. » La pression de la belle-famille, qui vit dans la même résidence, n’y est sans doute pas étrangère.
Nous n’avons pas retrouvé de trace de cette main courante ni des certificats médicaux réalisés suite à cette dispute, Marie en a fait la demande à l’un de ses avocats, Me Jean-Jacques Gsell, mais ce dernier a refusé de répondre à nos questions, évoquant « une affaire encore en cours. »
« Pendant le confinement, j’ai appelé le 3919, on m’a dit qu’il n’y avait pas de place »
Comme toujours depuis les premières violences (Marie a eu le doigt fracturé dans une porte en 2016), elle croit que Salim peut changer. Mais le confinement du printemps 2020 l’enferme dans un climat de terreur dont elle n’arrive plus à sortir. Son mari, qui d’après la jeune mère de famille, a toujours eu des gestes violents envers ses enfants, n’a plus de limite.
« Un jour, je suis sortie faire des courses, et il était seul avec nos trois enfants. Il s’est énervé contre mon fils (2 ans à l’époque), et l’a suspendu au porte-manteaux. » Sur une photo que nous avons pu consulter, on peut voir un petit garçon accroché au porte-manteaux par le haut de son tee-shirt. La main de son père le soutient. Était-ce une mauvaise blague ? La fille aînée, qui a pris la photo pour la montrer à sa mère, assure qu’il s’agissait d’une punition.
« Ma fille a peur de son père, elle ne veut plus le voir. Il la frappe depuis des années, parfois avec un bâton. Elle m’a raconté qu’un jour où les enfants étaient seuls avec lui, il l’avait tirée par les cheveux, et soulevée de terre en la prenant à la gorge car elle ne voulait pas s’occuper de ses frère et sœur. Aujourd’hui elle refuse de le voir. »
À bout, épuisée par la violence et la peur, Marie finit par appeler le 3919 (plateforme téléphonique pour les victimes de violences sexistes et sexuelles, NDLR) en se cachant comme elle peut dans sa chambre :
« Je leur ai dit que je n’en pouvais plus, qu’il était violent avec les enfants et moi-même. La femme au téléphone m’a juste dit : “Désolée, on ne peut pas vous donner de logement d’urgence, on n’a pas de place.” Elle ne m’a même pas demandé mon nom, mon prénom ou mon adresse. Elle ne m’a pas proposé d’appeler la police, rien. Mon mari est entré dans la chambre, il a vu que j’appelais, et il a cassé le téléphone. »
Été 2020, viol conjugal et violences : Marie porte plainte pour la première fois
Le cauchemar de Marie ne cesse de s’empirer. Elle refuse d’avoir des relations sexuelles avec son mari depuis plusieurs mois. « Il buvait trop, et depuis qu’il m’avait étranglée, j’avais du mal à avoir des relations avec lui. » La jeune femme dort avec son fils. « Bêtement, je me disais qu’il ne viendrait pas me chercher si j’étais avec notre fils. Je me suis trompée. »
Dans la nuit du 11 au 12 juillet 2020, Marie raconte que Salim, fortement alcoolisé, la viole :
« Il est venu me chercher dans le lit de notre fils, m’a tirée par les cheveux, m’a attachée à notre lit, et m’a violée. J’ai crié, j’ai essayé de me débattre mais je ne pouvais rien faire. J’ai saigné. Après, j’ai voulu appeler la police, il m’en a empêchée, m’a mise la tête sous l’eau froide pendant cinq minutes et m’a dit de ne pas parler. »
Le 14 juillet, Marie est hospitalisée au centre médico-psychologique de l’Epsan pour dépression. Dans un certificat médical que nous avons pu consulter, un psychologue écrit que Marie est suivie depuis septembre 2020 « suite à de nombreuses violences de la part de son mari », et qu’elle était « dans un état de stress post-traumatique et dans une dépression sévère ». Elle est également hospitalisée en août pour des tendances suicidaires.
Le 13 août 2020, la jeune femme – qui a quitté le domicile conjugal suite au viol et à son hospitalisation – porte plainte à la gendarmerie de Brumath contre Salim. Elle raconte l’agression sexuelle, les violences conjugales subies depuis 2016, et les violences sur ses enfants. Elle est alors examinée par un médecin légiste (elle sera opérée en octobre de lésions « en lien avec un viol conjugal », peut-on lire sur un certificat médical de l’Epsan). Rue89 Strasbourg n’a pas pu consulter le dépôt de plainte intégralement, gardé lui aussi par l’avocat de la jeune femme.
Octobre 2020, classement sans suite de la plainte pour viol et violences, faute de preuves suffisantes
Salim est placé en garde à vue le 17 août, « mais relâché quasiment tout de suite », raconte Marie, dépitée. Leur fille aînée, réveillée la nuit du viol par les hurlements de sa mère, est également entendue. Mais le 2 octobre 2020, la plainte est classée sans suite. « Les faits ou les circonstances des faits n’ont pu être clairement établis par l’enquête. Les preuves ne sont donc pas suffisantes », peut-on lire dans un avis du Parquet de Strasbourg.
Pour Marie, c’est l’incompréhension :
« Que leur faut-il de plus ? J’ai été examinée par un médecin légiste qui a constaté que j’avais encore des lésions du viol, et je témoigne ! Même ma fille a entendu des cris, et il n’est pas poursuivi pour ça !? »
La jeune femme est sous le choc. Son avocat, Me Jean-Jacques Gsell, glisse qu’il ne comprend pas non plus cette décision. Marie a fait appel en mars 2021 et attend toujours la réponse de la justice, plus d’un an après les faits.
« On m’a dit que j’avais mis trop de temps à porter plainte après mon viol. Mais j’ai mis un mois, c’est tout ! Et puis j’ai été hospitalisée à deux reprises pour dépression pendant ces trois semaines. J’avais peur et j’étais traumatisée. Même chez mes parents, il venait me menacer. »
Refus d’une ordonnance de protection par le juge aux affaires familiales puis par la Cour d’Appel de Colmar
Le 3 septembre 2020, Marie demande une mesure de protection. Elle craint pour sa vie, et dit recevoir de nombreux appels anonymes la menaçant. Le 29 septembre, le juge aux affaires familiales en charge de la procédure de divorce du couple rejette la demande de Marie. Nouvelle incompréhension pour la jeune femme :
« Il (le juge, ndlr) m’a dit que je mentais, et que j’avais bourré le crâne de ma fille avec mes histoires, puisqu’elle raconte exactement la même chose que moi. »
Une fois encore, la jeune femme fait appel de cette décision en novembre, mais la Cour d’Appel de Colmar suit l’avis du juge, et refuse une nouvelle fois de « dissimuler l’adresse » de Marie. Nous sommes en février 2021. Trois mois plus tôt, Marie a pourtant porté plainte le 27 octobre 2020 pour avoir reçu des menaces de mort :
« J’ai reçu trois appels masqués, de voix que je n’ai pas reconnues qui me disaient : “Je vais te tuer, je te tue, je te tue.” Puis j’ai reçu un quatrième appel, et là j’ai reconnu la voix de mon mari, qui m’a dit en turc qu’il allait me tuer. Ça a duré 4 secondes environ. »
Mais rien n’y fait, une fois encore la plainte est classée. Et Marie, désemparée. Ni les menaces, ni les plaintes pour viol et violences ne semblent avoir convaincu la justice. Pourquoi ? L’une des avocates en charge du dossier de la jeune femme à Colmar parle d’une décision « contestable », et analyse :
« Dans ce type d’affaires, les juridictions se renvoient souvent la balle. La Cour d’appel a jugé sur une pure question de droit en se disant que ce n’était pas à eux de juger sur cette décision de protection, le juge aux affaires familiales a estimé que tant qu’il n’y avait pas de poursuite pénales, il n’y avait sans doute pas de danger, et comme la plainte au pénal a été classée… »
L’action salvatrice des services sociaux
Ce sont finalement les services sociaux qui, après une enquête confiée par le juge aux affaires familiales fin septembre, préconisent un placement des enfants et de leur mère, en Centre parental. Dans leur avis rendu lors de l’audience du 7 décembre 2020 au tribunal pour enfants, les services de protection de l’enfance notent :
« Mme X. a quitté le domicile conjugal au cours de l’été 2020, déposé plainte pour violences, sur elle-même et les enfants. (…) Elle a été hospitalisée pour dépression. (…) Les enfants ont alors évolué entre les domiciles de leurs grands-parents et auprès de leur père, qu’ils dénonçaient comme l’auteur de nouvelles violences. (…) Mme X et les enfants vivaient dans l’angoisse de son retour et l’épuisement.
Il apparaît que les enfants demeurent très perturbés par la situation, et Mme X particulièrement angoissée. Une prise en charge en centre parentale est préconisée. (…) Les enfants présentent une grande insécurité justifiant la mise en place d’un suivi thérapeutique. »
Extrait du jugement en assistance éducative du tribunal pour enfants, rendu le 7 décembre 2020, pour les enfants de Marie et Salim.
La mère de 32 ans et ses trois enfants vivent depuis décembre 2020 dans un centre parents-enfants qui dépend du Conseil départemental :
« En fait, j’ai été en quelque sorte protégée grâce à mes enfants qui sont placés. Mais moi, en tant que victime de violences conjugales, je ne suis pas prise en compte. »
Trois mois avec sursis en janvier 2021 pour l’agression de 2019
Après un an et demi de bataille judiciaire livrée par Marie et une vie sous étau pour la jeune femme et ses trois enfants, Salim est enfin jugé le 14 janvier 2021 pour les faits commis en octobre 2019 (violences avec circonstances aggravantes, sur conjointe et alcoolisé). Pourquoi un tel délai ? Le Covid-19 et les confinements de 2020 ont eu raison du calendrier.
Sauf qu’entre temps, Salim a de nouveau sévi. Et Marie a de nouveau porté plainte… Mais la justice a du mal à faire le lien entre plusieurs affaires et les faits survenus depuis octobre 2019 (comme le viol, les nouvelles violences, les menaces de mort) ne sont pas pris en compte dans le jugement de janvier.
Alors, lorsque le tribunal correctionnel de Strasbourg condamne le jeune homme à seulement 3 mois de prison avec sursis, et à un stage de responsabilisation, Marie est submergée par la colère :
« Je me rappelle de la juge qui m’a demandé ce que je voulais. J’ai répondu que je voulais juste être protégée. Elle m’a répondu : “Ce n’est pas à la justice de vous protéger.” Mais alors, c’est à qui ? »
Le juge décide tout de même de doter Marie d’un téléphone « dispositif grand danger ». « Je ne le quitte jamais », raconte la mère de famille, en tapotant son sac à main noir doucement. « Ils ont même expliqué à ma fille comment s’en servir, si jamais maman ne pouvait plus le faire. » Marie, bien que soulagée par cette décision, questionne : « Si j’ai un téléphone grand danger, alors je suis en danger, non ? Mais pour autant, je ne suis pas protégée ? »
« Moi je ne peux pas sortir sans avoir peur et lui, il est libre »
Car Marie ne bénéficie toujours pas d’une ordonnance de protection (qui empêcherait notamment son ex-conjoint de connaître son lieu de résidence). Depuis le jugement en correctionnelle, Salim a certes l’interdiction d’entrer en contact avec son ex-femme mais il a le droit d’appeler le Centre parental pour parler à ses enfants une fois par semaine. « Lui, il sait où j’habite, où il peut me trouver, mais pas moi, s’énerve Marie. Je ne comprends pas la logique. »
Si la jeune femme a voulu témoigner, c’est pour montrer son parcours, ses demandes, répétées, de protection. Et ses plaintes, classées, à chaque fois. « La dernière fois que j’ai voulu déposer une main courante parce que mon ex m’a appelée, le policier m’a dit que ça ne servirait à rien. J’ai insisté et il a fini par accepter, mais je trouve ça fou. »
La jeune femme a développé une obsession des féminicides. « Persuadée d’être la prochaine », elle suit des comptes sur les réseaux sociaux qui répertorient les meurtres de femmes par leur mari ou leur ex. « Je peux vous dire qu’aujourd’hui il y en a eu 84 depuis le début de l’année », lance-t-elle, amère, en ce 17 septembre 2021.
« Je trouve que c’est injuste. Au final, ce sont mes enfants et moi qui avons dû déménager, nous sommes cloîtrés dans un foyer, mes enfants vont mal, ils ont dû changer d’école, ils sont tous les trois suivis par des pédo-psychologues…. Moi, j’ai peur en permanence qu’il me trouve. Je ne sors jamais seule, je me débrouille toujours pour être accompagnée. Pendant que lui, il est libre, il peut aller où il veut, faire ce qu’il veut. Mais je sais qu’un homme qui est aussi violent avec sa femme, le sera avec toutes les autres. Il faut que la justice fasse son travail. »
Marie a changé six fois de numéro de téléphone en un an et demi. Mais il y a deux semaines, elle a encore reçu un appel d’une femme lui parlant turc et lui intimant d’arrêter « de chercher la merde ». « Elle m’a dit que si je continuais, j’allais voir. » Marie a décidé de ne plus céder aux menaces. En espérant simplement être accompagnée dans son combat, un jour peut-être, par la justice.
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