Le départ est fixé à 8h30 devant Bretz’selle, à côté du pont du Corbeau. Pas de chance, c’est la première tournée sous la pluie en deux mois. Équipés de casques, imperméables et surpantalons, Joakim Couchoud et Henri Samson s’apprêtent à débuter leur tournée de 9 restaurants strasbourgeois.
Pas besoin de pédaler pour rejoindre point de collecte des biodéchets. Le restaurant vénézuélien Venezolatino se situe à côté de l’association cycliste. Les gérants ne sont pas là à cette heure matinale, mais Joakim Couchoud accède à un couloir de l’entrée où une caisse bleue en plastique l’attend.
Avant de charger la remorque, le contenant est pesé. Trois kilos sont retranchés aux 21 kg mesurés. Car le prix payé par chaque établissement dépend du poids et du nombre de collectes par semaine. Le poids relevé est immédiatement consigné dans un tableau en ligne via le téléphone portable. Une caisse vide et propre est laissée.
La carla, un vélo-remorque allemand bien pratique
Les deux jeunes hommes enfourchent leur « carla », un vélo à remorque développé par une jeune société allemande basée près de Fribourg. Henri part vers Neudorf et le restaurant le plus excentré de la tournée. Joakim Couchoud, le responsable du projet, s’occupe du bar Supertonic, place d’Austerlitz. Avant de peser, chaque bac est inspecté d’un rapide coup d’œil pour s’assurer qu’il n’y a pas d’erreurs. Ici, une personne s’active déjà en cuisine, mais le chargement est tout aussi rapide, quelques minutes avant de repartir vers les quais et la rue des Frères.
Pour le moment le projet Sikle est porté par l’association cycliste Bretz’selle. À terme, il est amené à se transformer en association autonome, pour continuer à s’appuyer sur une dizaine de bénévoles, puis sur une société coopérative, adossé à un modèle économique permettant de payer des salariés. Sikle se concentre dans le centre-ville, car les restaurateurs y sont nombreux et 50% de leurs déchets sont organiques contre 30% chez les particuliers.
La carla est facile à prendre en main. Très maniable, elle peut faire un demi-tour. Une assistance électrique permet de donner une impulsion notamment au départ ou dans les montées. Une fois parti, l’inertie permet d’avancer facilement. Le vélo n’avance en revanche qu’à la force des mollets.
Petits ajustements
Après un rapide passage au restaurant gastronomique la Casserole, la pluie s’intensifie. À cette heure-ci, le centre-ville est relativement calme, les livreurs en voitures ou camions sont plus nombreux que les premiers groupes de touristes. « On a fixé ces horaires pour éviter la chaleur. Cela évite de terminer tard, car il y a encore plusieurs heures de travail en extérieur une fois la collecte terminée ». Conséquence de ce centre-ville peu fréquenté en ce matin pluvieux de juillet, la tournée arrive en avance à la Winstub le Saint-Sépulcre, rue des Orfèvres, où le chef n’arrive qu’à 9h30. Ici, il faut que la porte soit ouverte pour accéder. Joakim Couchoud se rend donc à l’étape suivante, chez Jeannette et les cycleux où une petit pause café est proposée.
Pour Shir Hermeche, cuisinière, adopter le réflexe peut aussi avoir une valeur d’exemple :
« Si c’est possible dans une entreprise avec des petites quantités, alors on peut le faire aussi chez soi. Et on remarque que l’on sort beaucoup moins souvent la poubelle. »
L’arrivée de bacs à compost a demandé un seul petit ajustement, ne pas laisser les bacs à la cave où sont entreposés les oignons, car les biodéchets dégagent un peu d’humidité.
Retour au Saint-Sépulcre où Émilien Meyer, le chef cuisiner, est arrivé. « À Strasbourg, il n’y a pas de solution simple pour les professionnels, à moins de faire soi-même. Avoir deux ou trois poubelles ne change pas l’organisation en cuisine. »
Pour Joakim Couchoud, quatre raisons ont poussé les 16 premiers restaurateurs à se tourner vers ce système :
« La conscience écologique, une question d’image, une simplification de l’organisation parce que mettre les déchets dans un bac est plus rapide qu’en sac poubelle, et enfin les restaurateurs de plus de 200 couverts par jour sont réglementairement obligés de trier leurs biodéchets selon une loi de 2016. »
Et pour réduire la facture des déchets ? Si pour Shir Hermeche « c’est aussi une question de business », cela n’est pas forcément l’argument premier selon Joakim Couchoud. Cette solution revient pour le moment à « 5 à 8 centimes par couvert », soit 50 à 150 euros par mois selon les restaurants. Dans l’Eurométropole, seuls les gros producteurs de déchets (plus de 770 litres par semaine) sont assujettis à une taxe au volume. Les autres paient une redevance fixe, à l’instar de la taxe des particuliers.
D’un petit bar à jeux écolo…
Henri Samson et Joakim Couchoud se retrouvent au Schluck’n spiel, vers la place Saint-Thomas. Il ne communique pas dessus, mais ce bar à jeux ouvert en avril a la fibre écologique. Deux de ses trois fondateurs ont travaillé dans la gestion des déchets.
Pour Thibault Schuster l’un des trois co-gérant, se tourner vers une collecte des déchets alimentaire était une évidence :
« Nous étions sensibilisé à la question écologique par nos expériences et dès l’ouverture nous avons cherché une solution. Nous faisons aussi récupérer notre huile de cuisson par Strass’huile qui vient gratuitement. C’est une démarche générale, 80 à 90% de la carte est élaborée avec des produits qui viennent de moins de 50 kilomètres. »
Cet esprit écologique ne s’arrête pas là. Les étagères pour entreposer les jeux sont faîtes avec les anciennes caisses à vins du cellier du restaurant précédent, le Caillou. Une peinture à base d’argile sans produit chimique recouvre les murs, tandis que les trois associés ont choisi Lisbeth pour l’eau en bouteille, car elle consigne ses bouteilles.
Henri, trempé par son aller-retour à Neudorf accepte volontiers un chocolat chaud. « C’est l’une des tournées les plus cool de l’année » remarque Joakim Couchoud qui débute de fait une deuxième pause, ce qui n’est pas habituel.
… à un grand restaurant
Direction la Petite-France chez un nouveau client, le premier restaurant d’ampleur, la Corde à linge et ses « 1 000 à 1 200 couverts les bons jours », selon Hugo Rodrigues, serveur. Ici, 4 bacs soit 60 kilos sont embarqués. La dernière collecte datait de la veille. Douze caisses sont mises à disposition, ce qui permettrait au restaurant de se débarrasser d’une des trois grandes poubelles bleue (770 litres). L’enlèvement d’une poubelle bleue de cette taille une fois par semaine coûte 1 392,75 euros par an à une société (un tarif à multiplier s’il y a davantage de collectes hebdomadaires).
L’ajout de ce vaste établissement sur l’une des plus belles places de Strasbourg a permis de déclencher l’embauche de Henri Samson. Bénévole depuis avril, il a débuté a mi-temps le lundi.
Pour Hugo Rodrigues de la Corde à linge, cette nouveauté facilite son travail :
« C’est en fait plus rapide, il n’y a pas à remplir un sac plastique, à le fermer et à en changer. Le tri s’opère dès que l’on débarrasse les assiettes. C’est juste une habitude très simple que nos managers nous ont montré une fois la décision prise. »
Cette première semaine pour la Corde à linge génère un rapide retour auprès d’une responsable : « des sachets de ketchup, de sel, une boulette d’aluminium, et un gros os de viande » n’auraient pas dû se trouver dans les contenants, relève Henri Samson. Message reçu.
À un autre restaurant lors de la tournée Joakim Couchoud avait fait remarquer qu’il rendait « plus de pain non-utilisé que les autres restaurants qui font des planchettes ». Il conseille de mieux s’ajuster au fur et à mesure. L’accompagnement fait aussi partie du service. « Notre but c’est la réduction à la source, même si ça peut donner l’impression de se tirer une balle dans le pied, puisque c’est notre ressource. »
La tournée dans la Grande-île se conclut par un rapide passage au salon de thé Grand’Rue, où la discussion porte surtout sur les horaires pour organiser la dernière collecte avant la fermeture estivale.
Une dernière étape devait mener au Garde fou, rue du Faubourg-National. Mais les bacs ne sont pas accessibles et les gérants absents. « Il faudrait un système de rappel et d’alerte », estime Joakim Couchoud après avoir essayé d’appeler en vain.
Fin de parcours au jardin partagé
Il n’est pas encore 11h, direction le jardin partagé de Koenigshoffen, à l’ouest de Strasbourg. En fin de tournée, la cargaison atteint près de 320 kilos. Ce chargement ne réduit pas l’allure de l’équipage. Les deux cyclistes manœuvrent à travers le quartier Gare puis le chantier du tram à l’entrée de ce quartier. Un petit virage à gauche et les deux hommes arrivent au jardin partagé, un coin de verdure discret à côté du cimetière Saint-Gall. Objectif, sortir les déchets organiques du centre-ville, dans un espace le plus proche possible. La Grande-Île ne présente pas de lieu adéquat.
Sur place, les deux salariés passent environ deux heures pour déverser le nouveau compost, le mélanger, transférer une partie du stock d’un bac de 6 mètres cubes, soit une tonne, à l’autre. Pour un bon mélange, de la sciure et des déchets verts, notamment des petits morceaux de bois sont récupérés chez des élagueurs et des menuisiers. « On est toujours à la recherche de broyat ». Une fois décomposé sous 4 à 6 mois, le compost sert d’engrais pour des plantations.
« Il y a assez de demande pour l’agriculture à Strasbourg », soit pour les jardins familiaux, soit avec de plus petites quantités vendues dans le commerce pour des plantations individuelles notamment en terrasse. Le projet étant récent, la destination du futur compost n’est pas encore tranchée.
L’ultime étape consiste à laver les bacs et à ramener les carla à vide à Bretz’selle, au point de départ.
En six mois d’existence, quelques réflexions ont pu émerger sur les habitudes des restaurateurs, notamment la vaisselle biodégradable :
« Cela permet d’avoir un peu de produit sec dans le compost mais c’est moins écologique que si elle est lavée et réutilisée. Surtout, la vaisselle en PLA (acide polylactique), censé être une nouveauté écologique qui remplace le plastique, se dégrade très mal. Après six mois, on a retrouvé une fourchette intacte dans du compost parfaitement mûr. »
Un financement participatif pour s’étendre
Avec un financement participatif qui s’achève le 10 septembre, Sikle espère développer un site plus professionnel pour la dépose de son compost, à côté de la déchetterie du Wacken, voisin des jardins familiaux de Schiltigheim.
« Aujourd’hui, nous sommes dans une situation où nous refusons des restaurants, car nous sommes bloqués par nos capacités de compostage », résume Joakim Couchoud. La structure espère recevoir au moins 11 530 euros, et le double pour compléter sa flotte. En grandissant, Sikle pense pouvoir travailler avec 200 établissements à Strasbourg, dont des cafés, hôtels ou des cantines de bureau, sur les 1 600 existant, avec 4 à 5 salariés à plein temps.
Le projet a été amorcé en janvier 2019, grâce au Fonds de social européen de 20 000 euros pour 8 mois. Les paiements des restaurateurs permettent de financer l’embauche d’Henri Samson et une partie du salaire de Joakim Couchoud. Le matériel, les deux Carla, ont été financés par la Ville de Strasbourg.
Lors du compostage, les bacs atteignent naturellement une température jusqu’à 75° Celsius. Dans un système complètement vertueux, cette chaleur « fatale » pourrait même être récupérée pour alimenter quelques serres, logements et bureaux, plutôt que de s’envoler dans l’air ambiant.
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