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Comment deux usines d’incinération alsaciennes ont pu masquer leurs émissions polluantes

Deux anciens employés d’usines d’incinération alsaciennes dénoncent les procédés employés pour masquer les émissions polluantes des incinérateurs. Selon ces témoins, la surveillance mise en place par l’État souffre d’une confiance aveugle dans les rapports d’autocontrôles des incinérateurs.

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« En deux ans d’expérience, j’ai vu l’usine tricher au moins une dizaine de fois sur les relevés d’émissions polluantes. » Au milieu des années 2010, Christophe (le prénom a été modifié) a travaillé dans l’un des quatre incinérateurs d’Alsace en tant que cadre. En février 2019, l’ingénieur thermicien a alerté Rue89 Strasbourg sur « la méthode employée afin de berner le système de contrôle réglementaire. »

L’incinérateur de Strasbourg, opéré par la société Sénerval (Photo GK / Rue89 Strasbourg)

Un stratagème rendu possible par une méthode toute simple : l’auto-contrôle des usines d’incinération. « Dans ce système, l’usine est juge et partie puisque c’est elle qui décide des données qu’elle envoie à la Direction régionale de l’Environnement, de l’Aménagement et du Logement (Dreal) », résume Christophe.

L’auto-contrôle a la correction facile

Pour s’auto-contrôler, les usines d’incinération achètent un système d’analyseur de combustion. Problème, selon Christophe : « Les constructeurs du logiciel d’évaluation donnent les codes d’accès à leurs clients. » Pour les établissements, il devient facile de corriger certaines valeurs lorsque leurs émissions dépassent la limite autorisée, explique l’ingénieur :

« Au redémarrage d’une chaudière, ou quand des déchets qui n’auraient jamais dû arriver chez nous, des cadres de fenêtre PVC par exemple, sont incinérés, les pollutions en acide chlorhydrique et en poussières peuvent monter en flèche. Alors les résultats étaient divisés par 10 pour rester en dessous des valeurs réglementaires. »

La boite noire reste inaccessible

Environnement SA produit ces systèmes de mesure des émissions polluantes. Questionné sur la possibilité de modifier les données de son logiciel par les usines, un responsable de la communication assure qu’une « base de données inviolable existe, la Dreal peut consulter les vraies valeurs à tout moment. » Problème : en juin, le communicant admettait que « la Dreal n’avait jamais demandé l’accès à la base en 2019. »

La Dreal du Haut-Rhin a communiqué à Rue89 Strasbourg les relevés d’auto-contrôle qu’elle a reçu ces dernières années de l’une des deux usines d’incinération du département, celle de Colmar. Ces documents consistent en des tableaux de moyennes quotidiennes. Pratique, ils ne permettent pas d’observer des courbes suspectes, où la valeur de pollution indiquée serait soudainement divisée par 2, 3 ou 10. Les dépassements passent ainsi allègrement sous le radar de la Dreal…

Document type transmis à la Dreal par une usine d’incinération dans le cadre de l’autocontrôle des émissions polluantes des usines d’incinération (Doc Remis)

Imprécis ou non-réglementaires

Dans les documents mis à disposition, seuls quatre graphiques auraient pu permettre une observation plus précise de la pollution de l’incinérateur en continu. Ces courbes étaient noyées dans des centaines de pages de tableaux, tels que celui ci-dessus. Selon l’ancien cadre, le tableau ci-dessous pourrait correspondre à la pratique dénoncée.

Sur cette courbe, le taux d’acide chlorhydrique grimpe en flèche avant de chuter brutalement proche de la valeur 0. Problème : l’intervalle de temps sur l’axe horizontal est trop élevé. Il ne permet pas d’observer précisément l’évolution de cette décroissance subite. (Doc Remis)

Mais encore une fois, le graphique manque de précision. Pire : selon un expert du sujet, « le temps figurant en abscisse ne permet pas d’interpréter correctement les résultats (…) Le graphique tel que présenté ne répond pas aux critères de l’arrêté ministériel du 20/09/02 relatif aux installations d’incinération. »

Fumées opaques, chiffres opaques

Le directeur de l’incinérateur colmarien n’a pas souhaité répondre à nos demandes de documents plus précis, ni d’interview. Les relevés d’émissions polluantes, prescrits par arrêté préfectoral, sont pourtant publics. Chacun est sensé pouvoir accéder à ces informations.

En Alsace, il est établi qu’une usine d’incinération a déjà masqué illégalement certains pics de pollution, celle de Strasbourg en 2014. Ce sont des employés de l’entreprise exploitante, Sénerval, qui ont dénoncé le stratagème auprès de la Dreal bas-rhinoise. Documents à l’appui, ils ont prouvé que les arrêts de fours mentionnés dans les rapports mensuels étaient mensongers. Dans les faits, les fours continuaient de tourner… et de polluer.

Autosurveillance infidèle en 2014

Rue89 Strasourg a pu consulter un rapport de l’inspection de l’environnement sur l’incinérateur de Strasbourg. Le document (disponible en entier au bas de cet article) date d’avril 2014. Suite à l’alerte des ouvriers, le constat des inspecteurs est clair :

« Il apparaît que pendant des jours pratiquement entiers de fonctionnement des fours, (…) les résultats des analyseurs peuvent ne pas être comptabilisés par le logiciel d’acquisition dès lors que la ligne est passée en procédure « NOP (de non-observation, ndlr) ». C’est le cas des journées du 18 juillet et du 17 décembre 2013. Il en découle que certains résultats d’autosurveillance ne peuvent être considérés comme représentatifs. »

Rapport de l’Inspection de l’environnement pour la société Senerval, visite du 16 avril 2014 (Document complet disponible au bas de l’article)
Contributed to DocumentCloud by Journaliste Rue89 Strasbourg (Rue89 Strasbourg) • View document or read text

Selon un ancien salarié de l’ »Unité de Valorisation Énergétique », cette fraude n’avait pas pour but d’éviter d’éventuelles sanctions de la préfecture. La direction de l’incinérateur cherchait plutôt à masquer la nécessité d’investir dans une modernisation de l’installation : “Les électrofiltres, les laveurs sont défectueux depuis longtemps. Et aujourd’hui, la situation reste la même, d’après mes collègues toujours en poste. Tout ça était fait pour éviter les investissements qui sont nécessaires pour rester sous les seuils réglementaires en fonctionnement normal.”

En temps normal, ce bassin doit servir à refroidir les cendres sorties du four. Mais l’eau, trop chaude, a ici produit de la mousse. Photo prise peu après le redémarrage de l’usine d’incinération de Strasbourg. (Doc Remis)

Contournement institutionnalisé

Pascal Lajugie, directeur de la Dreal bas-rhinoise, se souvient d’une pratique organisée chez Sénerval : « Il y avait carrément une fiche pour contourner la légalité ! » Interrogé sur la possibilité de réduire artificiellement les valeurs de pollution des incinérateurs, Pascal Lajugie admet :

« Les usines ont accès à leur propre système de pilotage, ils peuvent donc paramétrer leur logiciel. Mais le code de l’environnement est clair : les déclarations d’autosurveillance, c’est sous leur responsabilité. »

Un contrôle externe difficile

Le responsable de la Dreal du Bas-Rhin tient à rappeler les deux autres niveaux de contrôle qui existent :

« Tous les trois mois, les usines sont obligées de faire un contrôle par un laboratoire externe, payé par eux mais agréé par le Cofrac (comité français d’accréditation). Ce laboratoire peut perdre son accréditation si il dit n’importe quoi. Et enfin nous réalisons des contrôles inopinés… même si les contrôles sur la qualité de l’air nécessitent de prévenir l’opérateur à l’avance, pour qu’il mette des nacelles et du matériel spécifique à disposition. L’exploitant sait qu’il aura un contrôle dans l’année, mais pas à quelle date. »

Questionné sur la possibilité de consulter la « boite noire » du logiciel, Pascal Lajugie estime qu’il est impossible de vérifier des « kilomètres » de graphiques représentant les nombreux polluants émis par un incinérateur. L’action de la Dreal est dépendante « d’informations ou de renseignements en amont », de lanceurs d’alerte en d’autres termes. Chez Sénerval, ceux qui avaient alerté sur l’insécurité ou les pollutions masquées ont été poussés dehors.

Des sanctions pourtant faibles

Face à cette problématique, une incompréhension subsiste pour Pascal Lajugie. Quel était donc l’intérêt de ces contournements de la réglementation chez Sénerval ? Si l’usine d’incinération strasbourgeoise avait transmis les données réelles, elle aurait dépassé certains seuils légaux d’émission mais sans risquer de lourdes sanctions. L’ingénieur explique :

« Dans le pire des cas, l’usine a dépassé les 60 heures maximales annuelles de non-observation des émissions. Alors on les met en demeure et c’est tout. On ne peut pas arrêter un incinérateur, qu’est-ce qu’on ferait des déchets de Strasbourg ? »

Chez Sénerval, le dernier contrôle… avorté

Plus récemment, l’usine d’incinération Sénerval a dépassé les seuils de pollution réglementaires en dioxynes. Selon Pascal Lajugie, chef d’unité de la Dreal du Bas-Rhin, de tels dépassements arrivent souvent au moment du redémarrage d’un incinérateur.

Entre le 21 août et le 19 septembre 2019, les lignes 1 et 2 de l’incinérateur ont émis en moyenne 0,17 nanogrammes de dioxyne par mètre cube (ng/m3) contre 0,10 nanogrammes par mètre cube autorisé. Pour la ligne 2 de l’unité de valorisation énergétique, le taux était de 0,23 ng/m3. La Dreal a donc décidé d’effectuer un contrôle dans la matinée du 4 novembre. Mais l’inspecteur de la Dreal est rentré bredouille… car les fours incriminés ne fonctionnaient pas. Contacté, le directeur de l’installation n’a pas souhaité répondre à Rue89 Strasbourg.


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