Après plusieurs semaines passées sur le camp de la place de l’Étoile, Makho, quadragénaire, est logé par l’État, en attendant que sa demande d’asile soit acceptée. « Je suis allé à l’accueil pour les Ukrainiens, mais ils ne m’ont offert que du thé », explique-t-il. Et pour cause : Makho est géorgien. Exit donc les procédures accélérées. Pourtant, il se bat pour l’Ukraine depuis six ans. Et s’il est là aujourd’hui, c’est que son état de santé ne lui permet plus de combattre les Russes.
Pour faire sienne la chambre qu’il partage avec un autre demandeur d’asile, Makho a accroché deux drapeaux : un ukrainien et un géorgien. Dans des tasses de camping, il prépare du café soluble et s’allume une cigarette. « C’est pas idéal, mais c’est mieux que ma tente », entame-t-il. Sur sa table de chevet, les ordonnances et plaquettes de médicaments s’empilent.
En Ukraine depuis 2016, engagé « contre la Russie »
« En Géorgie, j’ai suivi une formation militaire d’un an », explique-t-il. Nous échangeons grâce à la présence d’un interprète qui parle georgien. Makho est incapable de comprendre le français. Son pays, au sud-est de l’Ukraine et bordant la mer Noire, faisait partie de l’URSS. Indépendante depuis le 9 avril 1991, la Géorgie partage plus de 700 km de frontière avec la Russie, dont une partie avec la Tchétchénie au sud du massif du Grand Caucase, et compte deux régions séparatistes pro-russes, dont l’Abkhazie et l’Ossétie du sud (ou Tskhinvali). En 2008, un conflit relatif à cette partie du pays éclate, et l’armée russe attaque la Géorgie. Le sentiment anti-russe de Makho ne cesse de grandir : né en 1981, il croit en l’indépendance de son pays et vit les interventions militaires russes comme des ingérences intolérables.
Après plusieurs années au service de son pays et un passage par l’Irak, Makho décide de s’engager en Ukraine. « Je voulais les aider », déclare-t-il simplement. Avec sa formation et son expérience, « il n’y a eu qu’à signer un contrat avec l’armée ukrainienne ». En 2016, il quitte la Géorgie, sa femme et ses quatre enfants.
« Si j’en étais capable, j’y retournerais »
Sur son téléphone, un fond d’écran avec sa famille. Mais aussi des photos de son unité mettant le feu à un drapeau russe, et des vidéos de caméra embarquée lors d’opérations dans une forêt. Sur fond de détonations assourdissantes, on y voit Makho avancer à plat ventre, arme à bout de bras, pour « faire reculer les Russes ».
En montrant ces images, le visage de Makho se ferme. « Si j’en étais capable, j’y retournerais », marmonne-t-il avant de se rallumer une cigarette, expliquant qu’un des deux militaires à ses côtés est décédé début septembre.
Depuis le 24 février 2022, son unité de « 20 personnes maximum » a surtout arpenté le pays pour rassurer les civils et montrer une présence militaire. « On a eu de plus en plus de responsabilités et j’ai perdu beaucoup d’amis, dont deux sont morts dans mes bras », élude-t-il. Chaque jour, lui et son équipe attendent les ordres de leur hiérarchie pour savoir quelles sont leurs missions : « On n’avait pas de journée type, on faisait ce qu’on nous demandait ».
Une opération de contrôle qui tourne au cauchemar
Mais fin avril, c’est une opération de repérage qui fait basculer la vie du militaire et de certains de ses collègues. À l’époque, l’unité de Makho est en service dans la région de Kiev. « Le matin même, on nous a demandé d’aller vérifier un aéroport, voir si des soldats russes y étaient encore présents », se souvient-il. À leur arrivée sur place, l’endroit est vide. « Il y avait juste du gaz », explique-t-il. Une arme chimique dont l’effet est immédiat : « Je n’avais jamais ressenti ça, je ne pouvais plus respirer, c’est comme si mes poumons m’abandonnaient ».
« Je n’avais plus de force et je ne pouvais plus bouger. Pourtant, je n’ai pas eu peur parce que je n’ai pas eu le temps. Dans ces moments-là, tu ne peux pas être pessimiste et penser au pire, tu as une mission et c’est là-dessus qu’il faut te concentrer. »
Makho, ex-militaire géorgien en Ukraine
C’est à l’hôpital militaire de Kiev qu’il est immédiatement transporté. « Mon chef m’a accompagné, j’y ai passé trois jours », se souvient-il. Puis il est ramené sur le camp mais son état ne s’améliore pas. Pendant une semaine, il pense qu’il se rétablira, en vain. « Je suis retourné dans le même hôpital », puis il en ressort, sans amélioration. Difficultés à respirer, effort physique douloureux, maux de dos et de tête font désormais partie de son quotidien. Le militaire retourne pourtant sur son camp. « Le traitement qu’on m’a donné ne suffisait visiblement pas », estime-t-il a posteriori.
« Je ne savais pas où on m’emmenait »
« Je passais mes journées au camp, alité, je n’avais la force de rien faire, même cent mètres à pieds, c’était compliqué », se souvient-il. À bout de force, il pense pourtant toujours qu’il pourra rester combattre. « Ce n’était pas imaginable de déserter, je crois en ma mission et je ne voulais pas abandonner mes amis », explique-t-il.
Un jour de mai, il est sommé par son supérieur hiérarchique de faire ses affaires et de monter dans une camionnette qu’il lui présente comme étant de la Croix rouge : « Je ne sais plus si c’était le matin ou l’après-midi, je n’avais pas toute ma tête, mais ils m’ont cherché directement dans le camp ». Il se souvient de trois travailleurs humanitaires et de quelques civils déjà présents dans le véhicule qui l’emmènera jusqu’à Strasbourg. « J’ai mis quelques habits dans un sac, je pensais que peut-être, on me ramènerait à l’hôpital, comme la dernière fois », avoue-t-il. Une fois embarqué, Makho ne parle à personne.
Il comprend qu’il a été transporté dans un autre pays, lorsque la camionnette le dépose… au Nouvel hôpital civil de Strasbourg. Plus de 2 000 km plus tard, il réalise qu’il est parti d’Ukraine. Des deux jours de voyage, il ne retient rien : « On ne s’est pas arrêtés en chemin ». Il pense qu’ils sont passés par la Pologne, mais n’en est pas certain. Ce qu’il sait, c’est qu’ils n’ont pas changé de véhicule.
Une fois en France, les médecins l’examinent et lui remettent des papiers. Makho se retrouve ensuite seul à Strasbourg, à la rue. « J’ai dormi dehors sans savoir quoi faire », explique-t-il. De rencontre en rencontre, il finit par comprendre qu’il lui faut demander l’asile.
L’impossible retour, l’espoir du rassemblement familial
Il finit par planter une tente – prêtée par un compatriote géorgien – place de l’Étoile, et il y passe huit semaines. Puis, avec une bénévole russophone, il écrit à l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) qui lui proposera finalement une place dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile, le 28 août 2022. C’est là qu’il vit aujourd’hui, avec quatre autres personnes.
Depuis plus d’un mois, Makho est sous traitement pour calmer ses crises d’angoisse – en plus des médicaments quotidiens liés à son exposition au gaz. Retourner en Géorgie ? Il assure que ce n’est pas possible. Sur un site en russe, il montre sa photo et explique être recherché par l’armée. « Parfois, des militaires viennent rendre visite à ma famille, je sais qu’ils me cherchent », explique-t-il.
Sa femme est décédée en novembre 2021. Ses enfants, qu’il appelle quotidiennement, vivent désormais chez leurs grands-parents. « Il me manquent beaucoup, j’aimerais qu’ils viennent me rejoindre », explique-t-il. Après quatre mois en France, Makho s’y est finalement résolu : « Je ne suis plus en état de me battre ». C’est désormais en France que le père de famille tente d’imaginer son avenir.
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