Jeudi 11 mars, Kelly et Mathieu reçoivent par courrier une convocation pour un entretien préalable à un licenciement de leur employeur, le cinéma UGC Ciné-Cité de Strasbourg. Tous deux ne « comprennent pas » de quoi il peut s’agir. Lorsqu’ils demandent les raisons de cette convocation au directeur adjoint, il répond que les motifs seront exposés leur de l’entretien, ce qui est un droit de l’employeur.
Le vendredi 18 mars, c’est le jour de l’entrevue, à tour de rôle. C’est là que les deux salariés apprennent qu’ils sont dans la même situation se souvient Mathieu :
« Lors de l’entretien, on m’a dit que j’étais le seul concerné et en sortant je croise Kelly. »
L’entrevue se déroule en présence du directeur adjoint et deux témoins, un salarié et un cadre. Kelly et Mathieu découvrent les faits reprochés. Un « écart » entre le nombre de capsules de café perforées et celles enregistrées en caisse lors de leur service au bar du cinéma : 13 pour Mathieu (vendredi 29 janvier) et 7 pour Kelly (samedi 30 janvier).
Pour la directrice de l’UGC Ciné-Cité, Laurence Algret, c’est une faute grave qui justifie un licenciement :
« On ne parle pas de vol de dosette, mais d’argent encaissé directement. Il n’y a aucune autre raison possible, ils étaient seuls sur leur poste. Pour moi, c’est prouvé, donc je ne vois pas de polémique. À partir du moment où la fraude est avérée, il y a une rupture de la confiance. On aimerait que ça n’arrive pas, mais c’est une décision à prendre. »
L’enquête interne a été diligentée du 29 janvier au 3 février par la direction. Pour Laurence Algret, « l’écart informatique entre ce qui est typé et encaissé » fait office de preuve. L’enquête n’a pas été réalisée en présence des employés. Le terme de vol n’est néanmoins pas employé dans la lettre de licenciement qui parle de « perte anormale » ou « d’incohérences ».
Pourtant à entendre les deux protagonistes, mais aussi d’autres employés, il y a pourtant d’autres raisons possibles. Les employés au bar ont par exemple bénéficié de 30 minutes de pause pendant laquelle l’agent de la sandwicherie alterne entre son poste et le comptoir à l’avant du cinéma. Ce jour-là, un deuxième comptage, en plus de celui des salariés, a été effectué par des responsables que les employés disent ne pas avoir vu. Surtout, n’importe quel employé peut accéder à la caisse non-sécurisée. « Même un client peut piocher dedans », décrit un employé.
« Impossible de servir autant de café à cette heure-ci »
Par ailleurs, le nombre « totalement hallucinant », dixit un agent, de cafés servis sur ce créneau étonne. Un argument avancé par Kelly lors de son entretien qui a duré 8 minutes :
« Entre 12h et 14h, le créneau sur lequel on me reproche l’écart, il n’y a personne dans le cinéma. C’est impossible d’en servir autant à ce moment. Le nombre de capsules est vérifié toutes les deux heures. »
Ils ne le savent pas, mais leurs arguments ne convainquent guère la direction. Elle rétorque que d’éventuelles erreurs doivent être signalées dans une « feuille de perte » et que rien n’y figure. À la fin de l’entretien, le directeur adjoint signale juste que la décision, prise en accord avec le siège à Paris, leur sera adressée par courrier. Pour UGC Ciné-Cité, il s’agit d’une perte de chiffre d’affaires, considérée comme une faute grave, qui ne donne droit ni à un préavis, ni à une indemnité.
Un entretien le jour de congé maladie de la déléguée du personnel
L’entretien de Kelly était planifié un jour de congés maladie, veille d’une opération, mais elle est « quand même venue ». Elle avait demandé à ce que ce soit la déléguée du personnel qui l’accompagne, ce qui est un droit du salarié. « On a demandé aux Ressources humaines si c’était possible de le faire ce jour-là si l’employée était d’accord, ce qu’on nous a confirmé. C’est ensuite à elle d’avertir qui elle veut », justifie Laurence Algret.
La représentante a pourtant bien été contactée par la direction pour ne pas venir, au motif que l’entretien serait décalé en raison de l’arrêt maladie. C’est donc une autre salariée présente ce jour-là qui assiste aux deux entretiens.
Après l’entretien, les deux salariés continuent de travailler. Les managers restent souriants et demandent « si tout va bien ». Ce n’est que le jeudi 31 mars que les deux employés reçoivent leur lettre de licenciement. « On applique le droit du travail », justifie Laurence Algret pour expliquer que les salariés n’aient pas été informés directement malgré leurs demandes.
Kelly et Mathieu étaient embauchés en CDI sur un contrat de 29h. Mathieu depuis 1 an et demi et Kelly depuis moins d’un an. Ils n’avaient jamais reçu de blâme, d’avertissement ou mise à pied (suspension de travail et de salaire). L’établissement compte une cinquantaine d’employés. Les deux concernés, comme d’autres salariés, ne comprennent pas cette décision. Sacrifiés pour l’exemple ? Moyen de pression sur le reste de l’équipe ? Volonté de réduire le nombre de CDI pour les remplacer par des CDD ? Les hypothèses divergent, mais aucune ne semble claire. Il y a même « davantage d’embauches en CDI récemment », ajoute une source syndicale, qui a préféré gardé l’anonymat sur l’ensemble du sujet.
Les deux protagonistes hésitent à engager un recours aux Prud’hommes pour licenciement abusif. Compte tenu de leur ancienneté limitée et de leur salaire, ils peuvent espérer « 2000 à 3000€ » d’indemnité et de dommages et intérêts, estime une autre source syndicale. Pour cela, il faut avancer les frais d’avocat, et une procédure peut durer un à deux an, ce qui ne permet pas de complètement « tourner la page ». Ils préféreraient un arrangement à l’amiable, ce qui est en partie une décision du siège et n’est pas la politique générale du groupe. Un entretien entre Mathieu et la directrice à ce sujet s’est mal passé et ce dernier a souhaité « ne pas en plus [s]e taire » sur son cas.
Pour des textos déplacés, ce n’était qu’une mise à pied
En janvier, un chef d’équipe avait été licencié. Pour toutes les personnes interrogées, ce sont les SMS déplacés envoyés à des équipières qui ont été l’objet de ce départ, qui en l’occurrence fait consensus. Les représentants du personnel avaient mis « des années » à recueillir des témoignages. Mais la première fois, il y a deux ans et demi, il avait reçu un avertissement, avant d’être licencié la seconde. Mais « le harcèlement sexuel n’a pas été le motif retenu dans la lettre », indique Laurence Algret.
Cet écart dans les sanctions fait néanmoins tiquer une source syndicale :
« Il y a un manque de transparence sur l’enquête et un aspect totalement arbitraire par rapport à cette précédente sanction. »
Plusieurs personnes s’inquiètent pour les répercussions en termes de cohésions de l’équipe.
En janvier 2015, Laurence Algret a remplacé l’ancien directeur du multiplexe, muté à Paris. Son arrivée s’est traduite par plusieurs avertissements, mais aussi « des changements positifs » rapportent deux syndicalistes. « Il y a avait beaucoup de passe-droit avant », concède l’un d’entre eux. Mais ce sont ses premiers licenciements.
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