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Mickaël Labbé  : « Nos villes sont devenues des zones à défendre »

Philosophe de l’Université de Strasbourg, Mickaël Labbé s’alarme de la perte de repères qui touche l’action publique quand elle aménage la ville. Alors que l’espace public ne semble plus pensé qu’en une succession de fonctions, il appelle les citoyens à repenser à la manière de cohabiter en ville, alors qu’ils doivent bientôt choisir une nouvelle équipe municipale.

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Plutôt qu’une arène de petites phrases, les élections municipales devraient être l’occasion d’une interrogation substantielle, démocratique et ouverte quant aux questions qui orientent réellement le devenir d’une ville : quelle ville voulons-nous ? Qui voulons-nous être, nous qui habitons un même lieu ? À quelle conception de nous-mêmes voulons-nous voir ressembler les lieux qui sont les nôtres ?

La « relocalisation du politique », tout comme le désir d’ancrage en un lieu qui soit réellement le nôtre, sont des aspirations légitimes d’une large frange des citoyens-habitants, en même temps que l’expression d’une grande inquiétude quant à la manière dont la ville est produite aujourd’hui. Nous ne voulons pas que la ville soit produite sans nous ou contre nous.

Mickaël Labbé, maître de conférence en esthétique et philosophie de l’art à l’Université de Strasbourg (Photo Emilie Vialet / doc remis)

Face à la privatisation de portions toujours plus larges d’espaces publics ; face à des logiques d’exclusion et d’augmentation de la précarité ; face au développement obsessionnel des stratégies de branding des villes dont l’objectif prioritaire est de vendre leur image ; face aux attaques en règle des promoteurs et autres investisseurs qui traitent l’espace urbain comme une marchandise à valoriser et non comme un bien commun ; face au mépris affiché par des projets architecturaux et urbains pharaoniques et anachroniques qui mutilent la nature et défont les tissus sociaux produits par la patience des échanges quotidiens, etc. nos villes sont devenues des zones à défendre.

Par ces quelques réflexions, qui sont celles d’un Strasbourgeois qui n’a aucune prétention à diriger qui que ce soit, je souhaiterais replacer au centre du débat à venir l’idée du « droit à la ville ». Idée qui, au passage, s’est élaborée dans certaines de ses dimensions essentielles dans la ville de Strasbourg alors que son inventeur, Henri Lefebvre, y enseignait juste avant 1968. Voilà qui, à n’en pas douter, ferait un bel héritage à assumer, une belle tradition à réactiver.

Une ville de la cohabitation et non de l’exclusion

Contre la tendance à une « archipelisation » accentuée de la société, au développement d’une ville de l’entre soi et de l’exclusion qui ne nous confronte plus à l’autre que par accident, il faut rappeler le sens même de ce qu’est une ville : un espace de cohabitation et non de simple coexistence.
Que l’on se ressemble ou non, que l’on s’apprécie ou pas, que l’on soit importuné par l’autre ou à l’inverse que l’on s’émerveille de sa rencontre, que sa différence nous attire ou au contraire nous irrite, en ville, nous avons à apprendre à co-habiter, à habiter ensemble et pas simplement à vivre les uns à côté des autres. Bon gré mal gré, l’existence urbaine est sans doute l’une des seules expériences qui permette un tel apprentissage, qui est d’une nature fondamentalement démocratique, en nous confrontant à une mosaïque d’âges, de rythmes, de langues, de nationalités, de milieux sociaux différents des nôtres.

Or, la manière même dont nous faisons la ville aujourd’hui tend tout à l’inverse à favoriser l’uniformité et l’homogénéité, à renforcer les dynamiques qui nous poussent au repli et à la reproduction du même.
Entre ghettoïsation et embourgeoisement, il faut sans cesse appeler ceux qui sont en charge de la ville à la plus extrême prudence. C’est là la logique de l’action humaine selon Hannah Arendt : une fois la décision prise et l’action engagée, les conséquences sont à la fois imprévisibles et irréversibles. S’il ne s’agit pas de plaider pour une quelconque forme de muséification (déjà largement à l’œuvre), car il faut bien agir, il me semble essentiel d’appliquer aux grandes décisions d’aménagement et de développement un tel souci des conséquences, une telle précaution minutieuse quant aux effets non mesurables des choix présents.

Les sempiternels appels à la rénovation urbaine pour remédier à l’isolement des « quartiers », les décisions de piétonisation qui ne manqueront pas de favoriser unilatéralement le commerce et d’augmenter les loyers, le réaménagement monofonctionnel d’une place destinée entièrement à la consommation et excluant d’autres formes d’usage des lieux, la promotion de « lieux de vie » et « d’écosystèmes » (pour prendre deux termes à la mode) taillés sur mesure pour de jeunes actifs favorisés (dont je suis) réduits à leur identité de « bobos », et ainsi de suite : longue est la liste des « améliorations » immédiates, opérées en toute bonne foi (et je le dis sans cynisme), dont nous aurons à payer les effets.

Il faudrait ainsi avoir à l’esprit que les décisions d’aménagement ne sont pas uniquement des décisions techniques ou esthétiques, mais qu’elles ont d’abord une implication fondamentalement politique et sociale. Qu’elles favorisent ou empêchent des manières d’être ensemble, qu’elles promeuvent une certaine vision du « nous » qu’il s’agit d’élargir ou, au contraire, de défaire.

C’est pourquoi, et pour ne prendre qu’un exemple qui pourrait sembler insignifiant, la présence de mobilier anti-SDF au cœur même d’une ville comme Strasbourg me paraît absolument incompréhensible et inacceptable. L’installation de ces pièces d’architecture « défensive » ou « hostile » n’est pas un acte anodin ou sans conséquence. Il ne saurait s’agir d’une simple décision technique visant à prévenir les conflits d’usages ou les comportements indésirables. Encore une fois, ce n’est pas là une manière de vouloir nier les problématiques en question, mais simplement d’affirmer qu’une telle solution n’est pas admissible. Qu’elle n’est pas même une solution. Qu’elle nous déshonore.

Outre l’insupportable violence exercée en sous-main sur les populations ciblées (selon une logique du mépris social véhiculé par les formes de l’espace urbain), qui sont parmi les plus fragiles et qui, qu’on le veuille ou non, sont au même titre que nous des habitants et des usagers de notre ville, les effets irrationnels sur l’ensemble des habitants sont légion.

N’acceptons pas qu’un modèle social du mépris s’installe en ville

Pensons également aux personnes âgées, aux femmes enceintes, aux enfants, aux personnes en situation de handicap. De plus, et c’est là un phénomène indéniable qu’il s’agirait d’avoir toujours à l’esprit, toute décision d’aménagement (jusqu’au choix en apparence anodin d’une pièce de mobilier urbain) véhicule un certain modèle spatial et social aux conséquences potentiellement néfastes.

Installer du mobilier anti-SDF, c’est ainsi produire par le biais des espaces un modèle social du mépris, de l’hostilité et de la défiance. C’est à la fois produire des rapports sociaux plus hostiles et légitimer de tels rapports comme étant la norme.

Mais voulons-nous réellement d’une ville qui, en ciblant les plus vulnérables, et même s’ils nous importunent ou nous choquent parfois, cède à l’expression du mépris social et rend la ville en définitive moins habitable pour nous tous ? Est-ce là le « nous » que nous souhaitons former ? Car, sauf à assumer un projet ouvertement inégalitaire et à jouer carte sur table (on fait une ville pour les riches et les touristes !), il faudrait pouvoir rêver d’un projet de ville qui refuserait par principe le recours à de telles formes de mobilier urbain, qui ferait le pari d’une ville de la confiance, qui ne céderait pas à l’impératif dogmatique et déraisonnable du « tout sécuritaire. »

« Nous sommes Strasbourg »

Au moment même où le Marché de Noël va ouvrir ses portes, nous allons commémorer les événements tragiques qui ont frappé notre ville le 11 décembre 2018. Cette violence barbare qui s’est introduite dans nos vies a visé Strasbourg en son cœur même et dans la multiplicité de ce que représente la ville (le luxe et le symbole représentés par la rue des Orfèvres ; le lieu de passage et de mélange de la rue des Grandes-Arcades ; le Strasbourg jeune et nocturne de la rue Sainte-Hélène ; la ville mixte, populaire et « boboïsée » du Neudorf, etc.). Le souvenir de cette nuit d’horreur sera à n’en pas douter présent en chacun de nous.

Par-delà l’indispensable hommage à rendre aux victimes, l’attentat terroriste nous aura révélé à quel point nous sommes reliés par le partage d’un lieu et d’une identité. De manière sinistre, il nous aura rappelé à ce simple fait, qu’au-delà de nos désaccords, Strasbourg est un « nous ». Nous, habitants de Strasbourg. Nous, réunis en un lieu qui nous fait ce que nous sommes ; « où » qui nous construit comme un « nous ». Comme le soulignait magnifiquement Winston Churchill : « Nous commençons par construire des édifices ; ensuite, ce sont eux qui nous construisent ».

Peu importe qui nous sommes, simples citoyens, élus ou gens de passage, habitants du centre-ville ou des quartiers périphériques (pour reprendre ce vilain terme), nous faisons toutes et tous partie de cette conversation continuée qui est comme l’être d’une ville. Dans toute notre diversité et dans toute notre ouverture aux visiteurs d’une année ou d’un jour. En effet, ce soir-là, les touristes aussi étaient des Strasbourgeois.

Réaffirmer le droit à l’usage collectif de la ville

Face à un tel rappel, il est plus que nécessaire de remettre au cœur de nos réflexions cette dimension du droit à la ville. Qui a droit à la ville ? Pour qui la ville est-elle faite ? Dans de trop nombreux territoires, la réponse à ces questions tend à devenir beaucoup plus monolithique que réellement pluraliste.

Tous les Strasbourgeois le savent et en font l’expérience quotidienne : le Marché de Noël est en effet un temps fort de l’année, qui incarne toutes les contradictions d’un Strasbourg pris entre la fierté d’un moment de perpétuation de son identité et l’exploitation de son image, entre tradition humaniste d’ouverture sur le monde et tensions tourismophobes de plus en plus marquées (sous l’effet d’un surtourisme), ancrage populaire et marchandisation d’une identité réduite à la dimension d’un produit folklorique.

C’est pourquoi il s’agit de saisir cette occasion pour militer contre la réduction de la ville à une image de marque qu’il s’agit de valoriser sur le marché de la concurrence territoriale ou des destinations touristiques. Il s’agit de réaffirmer que la ville est notre bien commun. Qu’elle est d’abord un lieu que l’on habite avant que de le consommer. Qu’elle n’est pas un produit, une chose ou une marchandise que certains pourraient posséder, que l’on pourrait vendre et promouvoir sur un marché en en privant les autres.

La ville relève d’abord et avant tout d’une autre logique : celle d’un droit à l’usage collectif. La ville est ce « où » au sein duquel un « nous » peut se constituer dans l’usage même qu’il fait de ce « où ». Ce à quoi il faut immédiatement ajouter, et cela est essentiel : par la pluralité des usages (au sein desquels, bien entendu, tourisme et commerce ont leur place), tant la promotion exclusive d’un type d’usage marchand et consommatoire semble rendre impossible toutes les autres formes d’usages des lieux qui sont pourtant les nôtres et tant elle nous prive de toute possibilité d’appropriation.

Nous nous sentons ainsi toujours plus dépossédés des lieux qui sont pourtant les nôtres, du milieu même au sein duquel se déroule nos vies et que nous contribuons pourtant à faire vivre par nos corps, nos activités, nos rencontres, nos déplacements.

Comme le rappelait inlassablement Henri Lefebvre, faire usage d’une chose n’est pas la posséder (au sens économique et juridique), c’est pouvoir se l’approprier. Faire vivre la chose par un usage qui est nécessairement partagé. Ce n’est pas non plus simplement participer, être écouté ou être consulté ponctuellement au sujet d’un projet déjà largement avalisé en amont, que des « experts » auront à exposer « pédagogiquement » à la population selon une logique infantilisante anachronique, plutôt que de s’exposer à un véritable dialogue permettant une co-invention.

S’approprier l’espace de nos villes, c’est pouvoir se replacer à la racine des décisions qui nous concernent, c’est pouvoir se réapproprier les conditions qui définissent nos existences quotidiennes et, aussi, dans la plus large mesure possible, pouvoir contribuer à les définir et à les mettre en forme.

L’idéal d’une juste cohabitation, qui puisse faire une place à chacun dans la ville, avec une claire priorité à l’usage, est sans doute un équilibre foncièrement précaire et une réalité très difficile à mettre en œuvre dans les faits. Il ne nie en rien la réalité des conflits et des contradictions qui émaillent la vie dans les villes. Inutile de rêver un consensus total ou sans accroc.

Mais en ces temps où nous sommes appelés à prendre des décisions et à opérer des choix entre différentes visions de ce que sera notre ville, en espérant qu’un choix entre des options réellement diverses sera au rendez-vous, il faut pouvoir s’orienter et poursuivre l’aventure démocratique d’une confrontation dans laquelle nous nous inventons par la contradiction des idées et non par la violence ou l’exclusion, quels que soient leurs masques.

Mickaël Labbé


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