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Devant le tribunal, magistrats et greffiers dénoncent une justice sous pression comptable

Juges, procureurs, greffiers et huissiers ont présenté un front uni mercredi, avec le soutien d’avocats pour alerter publiquement sur les difficultés croissantes de la justice française. Ils craignent un éloignement avec la population à cause du manque de moyens.

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« Quand j’étais juge des enfants, il m’est arrivé de n’écouter des familles que trois minutes, alors qu’il aurait fallu deux heures. Aux Assises, j’ai vu des dossiers jugés 5 à 10 ans après la commission des faits. Ou en tant que substitut du procureur, j’ai dû prendre des décisions sur la base d’un compte-rendu téléphonique d’un officier de police et donc de renoncer à ma qualité de magistrat en ne procédant pas au contradictoire ni en vérifiant la procédure ». Actuellement détaché à la Cour européenne des droits de l’Homme, Félix Delaporte, 34 ans, regorge d’exemples sur les conséquences du manque de moyens de la justice française.

Environ 200 magistrats, greffiers et huissiers, ainsi que des avocats en soutien, ont participé au rassemblement Photo : PF / Rue89 Strasbourg / cc

Comme environ 200 personnes, il a participé au rassemblement devant le palais de justice de Strasbourg mercredi à la mi-journée. Des juges, procureurs, huissiers et greffiers, mais aussi des avocats venus en soutien, se sont associés au mouvement national déplorant une « perte de sens » de leurs métiers. « Les critiques doivent être entendues et vues comme une chance pour notre institution pour notre société », estime au mégaphone Franck Walgenwitz, vice-président du tribunal, en charge du pôle civil. Mais selon ce magistrat membre de l’Union syndicale (USM, majoritaire), ce dialogue est devenu « impossible » en raison d’une « vision gestionnaire », qui engendre un « affaiblissement de l’État de droit ».

Le mouvement fait écho à une tribune parue dans Le Monde fin novembre qui dénonce « une justice à la fois chronométrée, trop lente pour répondre aux besoins et parfois sans effets réels ». Elle est désormais signée par 60% des magistrats en activité alors que se tiennent des « états généraux » de la Justice.

« Un mouvement initié par les jeunes »

« Ce mouvement est initié par des jeunes collègues qui nous disent que ce qui nous paraît normal ne l’est pas », décrit auprès de Rue89 Strasbourg Franck Walgenwitz. « On demande aux avocats de plaider en 5 minutes », regrette-t-il par exemple. Une rapidité qui contraste avec des délais d’audiencement « de 6 mois ou d’un an ».

Pour décrire la surcharge de travail, son collègue Philippe Schneider, vice-président au tribunal correctionnel, du Syndicat de la magistrature (SM) raconte une semaine du début du mois de décembre :

« Dans une semaine normale, j’ai deux jours d’audience et trois de préparation. Sauf que parmi mes dossiers cette semaine-là, l’un faisait 10 000 pages et l’autre 6 000, notamment parce qu’il y avait beaucoup d’auditions, pour des destructions en série de distributeurs de billets. Il a fallu lire tous les soirs et le week-end. »

Franck Walgenwitz (à g.) et Philippe Schneider ont pris la parole au nom de leurs syndicats, respectivement l’USM et le SM Photo : JFG / Rue89 Strasbourg / cc

Pour ce père de famille, « quand on dépasse un peu de temps en temps ça va, mais pour certains ça devient usuel et systématique, voire cela empiète sur les congés. »

Ce mercredi 15 décembre, les audiences programmées du tribunal correctionnel et les comparutions immédiates ont été renvoyées. Les présidents de séances ont lu un petit texte aux justiciables pour expliquer leur démarche et leur souhait que « les dossiers soient jugées dans des conditions dignes » et « que les victimes soient écoutées sans se voir couper la parole parce que l’heure tourne ».

Le président

Sur les marches du tribunal, se trouve bien placé, Thierry Ghéra, le président du tribunal judiciaire de Strasbourg. Le magistrat responsable du fonctionnement de la justice à Strasbourg n’a pas souhaité s’exprimer mais a salué une « belle harmonie » entre les différents membres du monde de la justice. « C’est assez important et rare que les chefs de juridiction s’impliquent », souligne Judith Haziza, déléguée régionale du Syndicat de la magistrature en Alsace. En remontant les marches, Thierry Ghéra a néanmoins glissé un petit mot de félicitations à la responsable syndicale. « On a jamais vu ça », note cette juge des libertés et de la détention.

Autre personnalité de premier plan sur le parvis, l’avocat Bruno Huck, le futur bâtonnier de l’ordre, qui prendra ses fonction le 1er janvier. « Les avocats sont solidaires face à cette situation catastrophique. Les clients ne comprennent pas certaines décisions ». La faible motivation des décisions en première instance, par manque de temps est l’un des problèmes actuel, pour lequel la France a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’Homme. « Parfois on interjette appel juste pour avoir la motivation du juge et savoir si l’on maintient le recours. Quand ce n’est pas le cas ce sont des appels inutiles », explique Tiffany Conein, vice-bâtonnière élue.

Concernant le manque de moyens, Bruno Huck se rappelle d’une anecdote racontée par une juge lors de son départ pour un autre tribunal : « Ils se partageaient un code civil à trois juges qu’ils avaient payé eux-mêmes. Ils n’avaient même pas de base de données informatisée ».

Des états généraux qui ne convainquent pas

Cette forte mobilisation prend de l’ampleur alors que des « états généraux » de la justice ont été ouverts à l’automne par le gouvernement. Des propositions doivent être formulées début 2022. Dans les rangs, cette démarche de fin de mandat ne convainc guère. Entres autres car les questions financières ont été écartés d’emblée. « C’est faire mieux à moyens constants, alors que les juges ont davantage de situations à traiter », résume Franck Walgenwitz au sujet de débats que « nous sommes nombreux à boycotter ». « C’est une communication électoraliste », balaie l’avocat Bruno Huck. « Il aurait fallu un cahier de doléance, comme c’est le cas normalement avec des états généraux », appuie sa consœur Tiffany Conein.

Les professionnels de la justice ont tous retenu le rapport de Conseil de l’Europe Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) de 2020 en revanche. Ce document compare les budgets (de 2018) des 47 pays membres. Et même si ce n’est « pas un classement », dixit l’institution, les magistrats rappellent que la France avec 69,5 euros consacrés à la justice par habitant se situait sous la moyenne (72€) et surtout bien en-dessous des pays à richesse équivalente (16e sur 17). Le pays dit des droits de l’Homme devançait uniquement l’Irlande et présentait un niveau comparable à Chypre. Le gouvernement a pour sa part mis en avant une hausse inédite du budget de la Justice de 8%, mais « une partie est allée vers les centres pénitenciers, qui en ont besoin, ce qui relativise l’effet pour les magistrats », dit à ce sujet Franck Walgenwitz.

Dans un message aux personnels, le ministre de la Justice, Éric Dupont-Moretti, s’est dit « déterminé à améliorer durablement [les] conditions de travail et le fonctionnement de la justice ». Mais sur France Inter, il a aussi estimé que « un tiers des stocks (de dossiers en attente, NDLR) en première instance est lié au manque moyens », et que le reste relevait « d’autres raisons » comme la « répartition du travail, le management » ou encore « les écritures trop longues des avocats ». Il suggère aussi que le mouvement actuel relève d’une manipulation politique : « J’espère qu’il n’y a pas d’instrumentalisation, mais je ne peux pas l’exclure. Il n’a échappé à personne que nous sommes en période pré-électorale. »

Vue la diversité et l’unanimité de la réponse à l’appel, l’ancien avocat risque de devoir trouver d’autres arguments pour convaincre les mécontents.


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