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Sans moyen, sans magistrat, ce tribunal juge de votre état de santé

Le tribunal du contentieux de l’incapacité à Strasbourg est méconnu, manque cruellement de moyens et traite ses dossiers à tour de bras. Pourtant, en cas d’accident ou de maladie professionnels, tout le monde peut se retrouver coincé devant cette juridiction, qui décide de remettre en cause ou non l’indemnisation attribuée par la Sécu.

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Le tribunal du contentieux et de l’incapacité est composé d’un président, de deux assesseurs, d’un médecin, mais aucun n’a de formation de magistrat. (Photo : Rue89 Strasbourg)

Marie (le prénom a été changé) a travaillé trente ans dans le milieu hospitalier. Au moment d’une restructuration de l’hôpital, elle a même « joué le jeu » et accepté de rejoindre une autre équipe, celle des stérilisateurs. Une activité plus physique, plus intense et « longtemps en sous-effectif ». Mais dix ans plus tard, à 54 ans, son corps ne suit plus. Comme beaucoup d’employés soumis à des tâches physiques et répétitives, elle souffre de douleurs aux épaules et aux mains. Elle a été licenciée, déclarée inapte à assurer son travail.

« Pour les épaules, j’ai eu deux reconnaissances de maladie professionnelle. La Sécu m’a annoncé que je pouvais avoir une indemnisation ponctuelle de 3 500 euros. Ça me semble peu. Je me suis esquintée la santé pour ma boîte, et à l’arrivée je me retrouve le bec dans l’eau, sans possibilité de retrouver du travail ».

Sur le courrier que Marie a reçu de la CPAM (Caisse primaire d’assurance maladie, la Sécurité sociale) pour lui annoncer son indemnisation, il est indiqué que son seul recours pour contester ce montant est de saisir le tribunal du contentieux de l’incapacité (TCI).

Ce tribunal, elle n’en avait jamais entendu parler. Elle est loin d’être la seule. Alors que les palais de justice ne se conçoivent habituellement que parés de leurs grandioses frontons néo-classiques flanqués de colonnes, le TCI de Strasbourg passe inaperçu depuis la rue, caché dans une partie d’un bâtiment sans charme de la cité administrative, tout au fond d’un couloir mal éclairé.

Peu connu, opaque, verrouillé de l’intérieur par le secret médical, cet “enfant pauvre” de la Justice traite ses affaires dans un mélange de jargon médical et administratif. Il a tout pour faire fuir les caméras. Pourtant, n’importe qui, la vie brisée par un accident ou une maladie du travail, ou tout simplement par la vieillesse, peut se retrouver un jour devant cette juridiction et voir son avenir s’y jouer.

Une épaule douloureuse ? 8%. Un œil en moins ? 25%

C’est le cas de Marie. Un an après sa saisie du TCI, c’est enfin son tour : elle entre dans la petite salle du tribunal, qui aurait pu aussi bien passer pour un simple bureau, où quelques tables sont disposées en U. Sur des feuilles en papier sont précisés les rôles des différents membres du tribunal, assis face à elle. Il y au milieu le président, entouré de deux assesseurs (un représentant des salariés et un représentant des employeurs) et un médecin.

Après un résumé de sa situation et un rapide examen médical dans la salle d’à côté, le couperet tombe : le médecin déclare que son taux d’incapacité à l’épaule est bien de 8%.

Le tribunal s’appuie sur l’examen du médecin pour décider du pourcentage d’indemnisation à attribuer. (Photo LM / Rue89 Strasbourg)

Marie s’étonne :

« Mais j’ai aussi mal à la main maintenant, c’est lié. J’ai été opéré du syndrome du canal carpien. »

En face, le tribunal ne parle pas la même langue :

« Nous ne nous prononçons ici que sur la notification de la CPAM concernant votre épaule droite, afin d’évaluer si elle se situe effectivement à 8%. Nous suivrons ou non l’avis du médecin, mais nous ne pourrons pas beaucoup nous en éloigner. »

Les tableaux des maladies professionnelles sous le coude, le tribunal fonctionne à partir des mêmes barèmes que la Sécurité sociale et distribue des pourcentages en fonction du type de pathologie et de travaux effectués. Un œil en moins ? 25%. Deux ? 80%. Un mal de dos ? 5%.

La CPAM et le TCI sont donc souvent du même avis, comme le fait savoir le président de l’audience, Alain Mège :

« Sur dix affaires, il y a au minimum six ou sept rejets. »

Décourageant ? Il existe quand même une petite marge de manœuvre : au tribunal d’apprécier chaque situation. Un coefficient professionnel peut par exemple être ajouté lorsque le handicap empêche de continuer son travail, un coefficient très souvent « oublié » par la CPAM.

Quelques pourcentages en plus, et un 8% se transforme en 10%. Et 3 500 euros d’indemnisation pourraient se transformer en une rente à vie, et permettre à Marie de souffler en cherchant un nouveau travail.

Des plaignants souvent sans défense

Encore faut-il pour cela qu’elle défende son cas. À cette audience, elle est venue avec un épais dossier médical, mais sans trop savoir sur quoi elle pourrait jouer, comment se faire entendre devant un tribunal. Elle ne savait même pas qu’elle pouvait se faire représenter par un avocat ou avoir droit à l’aide juridictionnelle.

Une situation courante, commente le président de l’audience, Alain Mège :

« Quand on leur parle de tribunal, beaucoup de gens répondent : “surtout pas”. C’est un mot qui fait peur, surtout pour notre “clientèle”, qui est en majorité composée de gens fragiles. Ce sont des gens qui ont perdu leur job, des gens handicapés, des gens qui sont dans une situation psychiatrique difficile. »

C’est donc une population en difficulté sociale, déjà stigmatisée, qui se retrouve devant cette juridiction opaque. Ces personnes sont souvent peu préparées, sans défense, parlant parfois mal le français. Mais tout cela, le tribunal ne peut pas en tenir compte.

Les requérants qui se retrouvent à se défendre seuls devant le TCI sont souvent en difficulté sociale. (Photo LM / Rue89 Strasbourg)

Marie finit par se lever à regret de sa chaise, consciente d’avoir eu peu de prise sur le jugement, même si les détails de son dossier médical les plus intimes ont été dévoilés et jugés un à un. Elle tente une ultime réplique avant de quitter la salle :

« C’est très douloureux, il y a beaucoup de choses que je ne peux plus faire au quotidien, porter des courses, m’occuper d’enfants. Et il y a ce licenciement que j’ai subi… »

On lui répond sans ménagement :

« Nous ne pouvons pas nous substituer aux problèmes sociaux. Il y a un chiffre et nous disons s’il est bon ou s’il n’est pas bon. Pour le licenciement, vous pouvez aller voir les prud’hommes. »

Une juridiction oubliée

L’audience de Marie n’aura duré qu’une vingtaine de minutes, dont sept minutes d’examen médical. Il faut aller vite, car derrière elle, la salle d’attente est encore pleine. En une après-midi, le TCI doit traiter une dizaine d’affaire différentes. En un an, 1 500 affaires, venues de toute la région, passent par ce petit tribunal.

Et pourtant, il apparaît comme une juridiction oubliée et manque cruellement de moyen : la Sécurité sociale lui alloue 300 000 euros par an. Au-delà de l’éventuel conflit d’intérêt entre Sécu et justice sur lequel on pourrait s’interroger, ce budget est très réduit et suffit à peine à couvrir son fonctionnement, ses investissements et à payer quatre secrétaires.

Pour Patrick Kintz, président du TCI (ancien président du tribunal administratif de Strasbourg à la retraite), ce « pur scandale » comme il le définit lui-même a une explication simple :

« Ce tribunal a été créé récemment – il y a 11 ans -, il est méconnu et les Français ne s’intéressent pas à la justice. »

Le président de séance et ses assesseurs ne sont ainsi pas payés grassement : environ 80 euros l’audience d’une douzaine de dossiers. Les médecins sont un peu mieux lotis : 150 euros l’audience. Les équipes changent souvent, chaque personne assure une à deux audiences par mois.

Des assesseurs sans formation en droit

Cette petite rémunération ne pose aucun problème à Alain Mège, 76 ans, retraité :

« Je le fais presque comme une activité bénévole, je me sens un peu utile. Je reste juriste dans l’âme et c’est une activité qui me plaît. »

Les présidents ne sont donc pas des magistrats, mais des volontaires qui doivent seulement « avoir porté, au cours de leur carrière, un intérêt au droit », indique Patrick Kintz : « Ce n’est pas surprenant, cela se voit aussi aux prud’hommes par exemple ».

Les deux assesseurs et le président, ici Alain Mège, sont rémunérés environ 80 euros l’audience. (Photo LM / Rue89 Strasbourg)

Autre point qui interroge : la sélection des assesseurs. Issus des organisations syndicales, ils n’ont aucune formation particulière en droit. Alors au bout de chaque journée d’audience, même portés par leur commune « passion » du droit, les membres du tribunal finissent rincés par la dizaine d’affaires du jour et à perdre patience face aux requérants, qui demandent, eux, toujours plus d’explications face à ces imbroglios administratifs et réclament une oreille plus attentive sur leur situation sociale et médicale.

Et Marie alors ? Marie, elle, n’a plus qu’à attendre la confirmation de son jugement le 15 juillet. Elle pourra le cas échéant faire appel de la décision. Si elle en a le courage.


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