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Au tribunal administratif de Strasbourg : « La politique du fait accompli, ça ne marche pas »

Avec plus de 9 000 affaires jugées en 2023, le tribunal administratif de Strasbourg est chargé de régler les conflits avec les administrations. Méconnue du grand public, l’institution doit parfois juger des dossiers éminemment politiques mais aussi de simples querelles de voisinage. Rencontre avec son président, Xavier Faessel.

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Xavier Faessel, président du tribunal administratif de Strasbourg, Laetita Kalt et Claire Andres-Kuhn, chargées de la communication de l’institution en plus de leurs fonctions de magistrate et d’adjointe administrative.

Installé dans un ancien hôtel particulier du quartier des Contades à Strasbourg depuis 1919, le tribunal administratif (ou TA) est le plus ancien de France. Chaque année, environ 8 500 affaires y sont jugées. Un chiffre en constante augmentation : « Nous nous attendons à atteindre 9 300 dossiers en 2023 », estime son président, Xavier Faessel, en poste depuis 2019.

Des affaires médiatiques, d’autres plus banales

Avec ses deux salles d’audience, et les dossiers de plus en plus nombreux à traiter, le bâtiment devient étroit pour la juridiction qui doit juger des affaires mettant en cause les administrations (préfectures, municipalités, collectivités territoriales…) dans le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle. En plus du président, sept vice-présidents, vingt premiers conseillers et quatre conseillers sont chargés, tout au long de l’année, d’étudier les litiges qui leurs sont soumis. Toutes et tous sont des magistrats professionnels, des juges employés par le ministère de la Justice et accompagnés d’agents de greffe et de personnels d’aide à la décision.

« Nous sommes saisis de questions très spectaculaires, comme l’enfouissement des déchets à Stocamine, l’autorisation de survol du marché de Noël par des drones (ou l’évacuation de squats et campements de sans-abris, NDLR). Mais nous devons aussi trancher des questions relatives à des permis de construire, des candidats qui ont échoué à un examen ou encore des désaccords sur des garages à vélo ! Nous sommes des juges du quotidien et notre rôle est de faire en sorte que la vie continue, malgré les conflits. Pour que les gens contestent une décision, c’est que l’enjeu pour eux est significatif. »

Environ 50% des affaires soumises au TA concernent le droit des étrangers – contestation d’une obligation de quitter le territoire français ou refus de régularisation par exemple. « Mais cela ne représente pas 50% de notre charge de travail », précise Xavier Faessel. Le nombre de dossiers augmente constamment (environ 700 de plus entre 2022 et 2023). « Nous sommes tributaires du nombre de décisions prises par les administrations : plus il y en a, plus il y a de probabilité qu’elles soient contestées », poursuit-il.

Les dossiers sont répartis selon le type de droit auquel ils s’apparentent :

« Nous avons six chambres : fonction publique, marchés publics, droit fiscal, droit de l’environnement, responsabilité hospitalière, social et travail, et urbanisme. Les magistrats changent de chambre et tous font du droit des étrangers, car ce contentieux peut être répétitif et qu’il implique une grande charge humaine. »

Cette répartition est spécifique au tribunal administratif de Strasbourg. Pour Xavier Faessel, il est essentiel que les professionnels du droit soient polyvalents. Un juge administratif peut par ailleurs demander à être détaché temporairement dans une juridiction judiciaire (pénale ou civile), et inversement.

Des requêtes en ligne ou sur papier

Toute personne qui estime qu’une décision d’une institution est injuste ou illégale peut saisir le tribunal administratif, en urgence – procédure appelée « référé » – ou selon une procédure ordinaire. En moyenne, en 2022, une affaire était traitée en sept mois et dix jours par le TA de Strasbourg, selon les chiffres communiqués par l’institution.

La requête s’effectue en ligne ou sur papier auprès du greffe du tribunal. Elle peut être résumée « en des termes très simples », explique Xavier Faessel :

« Une personne peut estimer que la loi a été violée ou que l’administration s’est trompée. Il y a des règles de procédure, par exemple joindre la décision contestée à la requête pour qu’on sache quel acte administratif est mis en cause. Une fois la demande reçue, le greffe du tribunal administratif va l’étudier et contacter le requérant s’il manque des éléments. »

Il n’est pas obligatoire d’être représenté par un avocat pour plaider sa cause, même si « la plupart du temps, les requêtes sont présentées pas des professionnels, car l’argumentaire doit être juridique », nuance le magistrat. « On ne peut pas saisir les juges juste parce qu’on s’est levé du mauvais pied ».

Devant le TA, la procédure est écrite. « Les institutions communiquent à l’écrit, donc les requérants doivent eux aussi produire des écrits », résume Xavier Faessel. Une manière de procéder qui « peut sembler rigide » mais qui, selon lui, permet aux juges d’être plus efficaces, étant donné le nombre d’affaires traitées. « Les personnes sont obligées de tout expliquer dans les pièces écrites, c’est un bon système », estime-t-il, « même si des précisions peuvent être faites à l’oral lors de l’audience ».

Travail collectif et rapporteur public

Après qu’une requête a été faite, un juge de la chambre concernée par la question se saisit du dossier. « C’est le magistrat rapporteur, il s’occupe de contacter l’administration mise en cause, de communiquer les réponses avec le demandeur et assure les allers-retours entre les deux », explique Xavier Faessel. Une fois les échanges complets, les magistrats se rassemblent lors des séances d’instruction.

« Deux semaines ou huit jours avant l’audience, on se présente nos affaires entre juges pour en discuter, relever nos difficultés ou nos doutes, s’il y en a. Si nous estimons que le dossier est prêt, nous décidons de le programmer en audience. Sinon, on se remet à travailler dessus. »

Un des magistrats du TA a un rôle un peu particulier : c’est le rapporteur public.

« C’est l’un des juges qui prend ce rôle pour une durée d’un à trois ans. On le fait tous à un moment donné. Sa fonction consiste à présenter une solution à l’affaire jugée au tribunal, en son âme et conscience, selon le droit applicable. C’est son avis indépendant. »

Présent dans presque tous les dossiers, il est parfois dispensé de conclure (pour des affaires de retrait de permis de conduire par exemple) et ne participe pas au délibéré (le moment où les juges décident, après l’audience).

L’intérêt ? Selon Xavier Faessel, « il présente son raisonnement et ses conclusions à l’oral, lors de l’audience. Comme ça, le public entend ce que pense un juge. Il se rend compte qu’il peut y avoir des hésitations, des doutes », explique-t-il. « Parfois, les avocats utilisent les doutes exprimés par le rapporteur public lorsqu’ils font appel de nos décisions », poursuit-il.

Souvent, le tribunal suit les conclusions du rapporteur public :

« C’est un juge comme nous, avec la même culture juridique. Donc la plupart du temps, sur un même dossier, nous arrivons aux mêmes solutions. Mais parfois pas. En novembre 2023 au Conseil d’État par exemple, le rapporteur public a estimé que la dissolution des Soulèvements de la Terre était justifiée. C’est pourtant une autre interprétation qu’a retenue le Conseil, qui a décidé d’annuler leur dissolution. »

Dans la salle d’audience, le rapporteur public est assis à gauche, face au public. Au milieu, siège le président et à ses côtés, les juges conseillers (s’il s’agit d’un tribunal à plusieurs juges). À droite, le greffier ou la greffière qui annonce les dossiers.Photo : CB / Rue89 Strasbourg

Quant aux dossiers plus politiques dont est saisi le tribunal administratif de Strasbourg, comme l’enfouissement des déchets ultimes à Stocamine, la légalité du contournement ouest de Strasbourg (GCO), celle du contournement de Châtenois ou encore la vidéosurveillance par drones du Marché de Noël, Xavier Faessel l’assure : il n’y a aucune autre boussole que la légalité des actes contestés qui entre en jeu dans les décisions.

« Évidemment que nous sommes prudents. Mais nous nous contentons de dire ce qui est légal et ce qui ne l’est pas. En tant que juges, notre travail consiste à établir les limites des règles de droit. Lorsque l’on rend un jugement en référé (en urgence, NDLR), on peut par exemple être en formation collégiale (trois juges, NDLR) alors que ce n’est pas obligatoire selon la procédure, pour être sûrs d’avoir bien compris tout le dossier. Nous tâchons d’être encore plus méthodiques et d’afficher encore plus de neutralité. »

Neutralité et temps long pour les affaires sensibles

Un exercice dans l’apparence du tribunal donc, mais également dans la manière de rédiger les décisions afin qu’elles soient compréhensibles par le grand public.

« Le dossier GCO, par exemple, était extrêmement complexe en droit. On y a consacré autant de temps d’audience que pour 20 ou 30 dossiers. C’est le temps qu’il nous a fallu pour le traiter avec soin, tout en étant le plus transparent possible. »

Le TA a rendu une dizaine de décisions sur le GCO, dont une très contestée malgré ces précautions. Depuis un peu moins de dix ans, le TA dispose d’un service communication, géré par la magistrate Laetitia Kalt et l’adjointe administrative Claire Andres-Kuhn, qui précise : « Les décisions ne peuvent pas être simplifiées en droit, mais elles peuvent l’être dans les communiqués que nous rédigeons et qui apportent une lecture plus claire ».

Xavier Faessel, président du tribunal administratif de Strasbourg, Laetita Kalt et Claire Andres-Kuhn, chargées de la communication de l’institution en plus de leurs fonctions de magistrate et d’adjointe administrative.Photo : CB / Rue89 Strasbourg

Ces communiqués concernent les affaires les plus médiatisées, ou celles qui présentent une nouveauté dans l’état du droit. C’est le cas de celle du 7 novembre 2023, où les juges ont décidé de prendre en compte le droit des générations futures pour suspendre l’autorisation d’enfouissement des déchets ultimes sur le site de Stocamine – première utilisation concrète de ce droit après une décision du Conseil Constitutionnel de fin octobre 2023.

« Il n’y a pas d’intérêt à rester dans notre confort. Quand il y a une belle idée, on le dit et on l’applique. Ce droit des générations futures a été soulevé par les avocats et il pose une bonne question. L’État s’est pourvu en cassation devant le Conseil d’État, qui jugera de notre bonne application de ce principe. »

Car les décisions du tribunal administratif de Strasbourg sont susceptibles d’être remises en cause. Soit par la Cour administrative d’appel (à Nancy) soit directement par le Conseil d’État dans le cas d’une procédure d’urgence. Ce dernier est la plus haute juridiction administrative française – sa décision est finale.

« Un autre objectif de notre travail est de permettre à l’administration de prendre de meilleures décisions, nos jugements permettent de faire avancer le débat », poursuit Xavier Faessel. Dans le cas de Stocamine et du droit des générations futures par exemple, les décisions de l’État devront désormais prendre en compte ce droit-là, au risque d’être annulées.

« La politique du fait accompli, ça ne marche pas »

En mai 2023, l’autorisation de construction du contournement routier de Châtenois a été annulée par le TA, malgré l’avancement déjà concret du projet et les centaines de milliers d’euros perdus chaque mois où le chantier stagne. « Il y a un vrai enjeu de protection de l’environnement sur ce dossier-là », estime Xavier Faessel.

« Il faut permettre aux Alsaciens de rouler en voiture, mais pas que. Peut-être que plein de gens se disent que notre décision complique tout, parce que le chantier est à l’arrêt alors que le projet est presque terminé. Sauf qu’il faut tenir compte de la règle de droit, et que la politique du fait accompli, ça ne marche pas. »

Quelles que soient les conséquences de leurs décisions, les juges administratifs doivent rester impartiaux, quelle que soit la personne qui les saisit. « Ce n’est pas à nous de dire ce qui est bon ou mauvais, ce qui est blanc ou noir », conclut Xavier Faessel. « Parfois, dire non à un étranger qui conteste une obligation de quitter le territoire français est cruel, mais c’est ce que dit le droit », assène-t-il.


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