À chaque « débat d’orientation budgétaire », son torrent de chiffres, de prévisions et de scénarios. Aride et complexe, mais obligatoire avant l’adoption d’un budget, le « DOB » revient hanter les élus ce lundi 5 février, à l’ouverture du conseil municipal. Temps d’échange sans vote, cette première étape formelle offre à la fois un panorama sur les finances de la Ville et une confrontation entre différentes approches économiques.
« Un débat d’orientation budgétaire, c’est d’abord un débat d’orientation politique », résume à sa façon le président de la commission des Finances, Jean-Philippe Maurer (LR). Pour son groupe Les Républicains, comme pour l’ensemble des groupes d’opposition, le DOB donnera l’occasion de juger l’endettement, qu’ils jugent excessif, de la Ville. En face, l’exécutif écologiste leur oppose l’importance de solder la « dette écologique », autrement plus dure à rembourser qu’une dette pécuniaire.
Chiffres clefs du budget 2024
Pour poser le cadre du débat, les services de la Ville préparent un document récapitulatif de la situation. Après un petit condensé de la situation économique nationale et des crises internationales, le texte rappelle quelques indicateurs locaux : Strasbourg affiche un taux de chômage de 7% au 2e semestre 2023 (contre 6,3% dans le Bas-Rhin), alors que l’emploi salarié est en hausse de 1,1% sur un an. On peut noter que le secteur agricole connaît une forte baisse de 6,7%.
25% de la population strasbourgeoise vit sous le seuil de pauvreté, faisant de Strasbourg la deuxième commune la plus pauvre parmi les dix plus grandes villes françaises, ex-aequo avec Lille et Marseille. Le rapport rappelle que dans ce classement, Strasbourg a connu la plus forte augmentation de la pauvreté, avec +2% entre 2014 et 2020.
Entre 2022 et 2023, l'augmentation prévue des recettes est due à une revalorisation forfaitaire des bases appliquées pour la taxe foncière de 3,9%.
Des investissements à la hausse
En plus des dépenses couvrant le fonctionnement de la Ville (comme les charges de personnel ou les charges de gestion courante), la commune gère également un budget d'investissement, se traduisant par exemple par l'aménagement et la construction de bâtiments, ou par la réalisation de travaux d'infrastructures.
Le taux de réalisation des projets budgétés en 2022 a été de 77%, la Ville espère atteindre 80% en 2023.
À l'échelle du mandat, l'investissement se mesure surtout au plan pluriannuel d'investissement. Le "PPI", comme on le surnomme dans l'administration, a été réévalué à la hausse en passant de 135 à 140 millions d'euros par an d'investissement opérationnels. Sur l'ensemble du mandat, cela représente 810 millions d'euros, soit 160 millions d'euros de plus qu'au cours du précédent mandat.
Focus sur la transition écologique
Au milieu de cette marée de chiffres, comment se mesure l'engagement de la municipalité pour la transition écologique ? Dans le PPI, il se traduit par une série de dépenses : 38,7 millions d'euros alloués à la rénovation énergétique des écoles, 30,8 millions pour la végétalisation (dont 19 millions pour les cours d'écoles) ou 5 millions pour la rénovation énergétique du patrimoine municipal. "Pour les villes, en raison des transferts de compétences, ça reste les principaux objets d'investissements possibles", commente François Thomazeau, chercheur à l'Institut de l'économie pour le climat (I4CE). "Les autres secteurs, comme les transports en commun ou le ferroviaire dépendent des intercommunalités". Au niveau de l'Eurométropole, cela se traduit également par l'extension nord du tram par exemple, ou le plan d'investissement vélo de 100 millions d'euros sur cinq ans.
"Une grande partie des actions liées à la transition écologique consisteront à gérer l'existant, la maintenance, le travail d'accompagnement pour faire diminuer nos consommations (d'énergie, de matière, d'eau, etc.), qui sont autant de dépenses de fonctionnement", précise Daniel Florentin, maitre-assistant à l'Institut supérieur d'ingénierie et de gestion de l'Environnement (ISIGE) de l'École des Mines. "Imaginer une politique de transition écologique forte passe aussi par une prise en compte de dépenses de fonctionnement plus élevées. Ce qui est très compliqué au vu des corsetages dont font l'objet les budgets des collectivités par l'État."
Pas de "fétichisme de la dette"
Le discours de l'État sur le sujet a pu dérouter plus d'un élu local. Alors que le gouvernement appelle de manière répétée à plus de rigueur budgétaire de la part des collectivités, il souhaite que ces dernières investissent sans complexe pour la transition écologique. Le ministre de la Transition écologique Christophe Béchu allait jusqu'à déclarer, main sur le cœur : "À partir du moment où l’on contracte des emprunts pour l’avenir, la légitimité de l’endettement est forte, surtout si les investissements permettent de réduire les coûts de fonctionnement".
À Strasbourg, cet investissement se répercute sur la dette de la Ville, qui passe de 274 à 304 millions entre 2021 et 2022, et pourrait atteindre 332 millions en 2023 selon les prévisions. La capacité de désendettement en années est estimée à 7,7 ans. "Moi ce qui m'inquiète, c'est qu'on assiste à une mise sous tension budgétaire", regrette Jean-Philippe Maurer, le président de la Commission des finances :
"C'est une manière d'emboliser toute capacité de faire face à des problématiques qui peuvent arriver. On a l'impression qu'on use jusqu'à la corde de la capacité de lever de la dette et de dégager des moyens pour la rembourser."
Même sentiment pour la conseillère d'opposition Céline Geissmann (PS) :
"Le prochain exécutif, quel qu'il soit, sera dans une situation très compliquée. Son mandat sera forcément un mandat de prudence et de priorisation. C'est regrettable, parce les finances publiques avaient été laissées en très bon état par l'équipe précédente (menée par le socialiste Roland Ries, NDLR)."
"Je suis contre le fétichisme de la dette, la dette fait partie intégrante de la vie des collectivités", rétorque le premier adjoint en charge des Finances, Syamak Agha Babaei. "La droite strasbourgeoise est contre la dette pour des raisons idéologiques. Ils sont contre les dépenses d'investissement et de fonctionnement et donc pour amoindrir les services publics." Concernant les socialistes, l'élu dénonce un revirement opportuniste : "Ce sont des gens qui, sous le mandat de Roland Ries, défendaient le recours à la dette. Moi je n'ai pas changé dans ce que je défendais, entre le mandat précédent et celui d'aujourd'hui."
Tempo de la transition
"Je dirais ok pour ces dépenses si au moins on en voyait les effets. Mais où est la révolution écologique aujourd'hui à Strasbourg ?", tance le conseiller d'opposition Pierre Jakubowicz (Horizons). "Pour des gens qui parlent du dernier mandat pour la planète, pour qui le gouvernement n'en fait jamais assez, et jamais assez vite, que font-ils ? Avec eux, on aura la dette financière et la dette écologique." L'élu pointe notamment le taux de réalisations, ou le faible nombre de cours d'écoles végétalisées.
"60% des cours d'écoles seront végétalisées d'ici la fin du mandat", répond Syamak Agha Babaei :
"Les projets de qualité prennent du temps et je pense qu'il faut l'accepter et sortir du diktat de l'immédiateté. Pour faire un projet de qualité, il faut prendre en compte le temps de la concertation, les intérêts divergents parfois contradictoires… Plusieurs choses peuvent prendre du temps, ce n'est pas qu'une question de moyens."
Pour illustrer son propos, Syamak Agha Babaei mentionne la nécessité d'acquérir parfois des parcelles privées, de composer avec l'architecte des Bâtiments de France, lorsque les travaux s'opèrent sur un secteur sauvegardé, ou l'interruption des pelleteuses en cas d'impératifs archéologiques…
Moins que le rythme de réalisation, Jean-Philippe Maurer fustige une cadence des investissements trop soutenue. S'il assure qu'au pouvoir, son groupe Les Républicains investirait également pour la transition écologique, cela se ferait avec moins d'argent. "Ça nous permettait de mettre de l'argent ailleurs, dans les équipements sportifs par exemple", rajoute l'élu.
La dette, seul levier pour la planète
Pour financer la transition écologique sur son territoire, la Ville de Strasbourg ne dispose pas de beaucoup d'options. En dehors d'un investissement conséquent de l'État - que ce dernier rechigne à assumer - et de l'emprunt, il lui reste deux outils : rediriger une partie de son budget vers la transition en prenant ailleurs (dans la culture, le sport, etc.), ou… augmenter les impôts.
"Cette option n'est pas envisagée", coupe court Christelle Wieder, adjointe en charge des droits des Femmes et membre de la commission des finances :
"On s'est engagé à ne plus les augmenter pour cette mandature. Et nous ne prendrons pas non plus dans d'autres budgets, nous tenons à maintenir également un bouclier social."
"Plus de 80% des collectivités ne touchent pas à leurs impôts d'une année sur l'autre, il y a une grande réticence de tous les élus à augmenter les impôts", analyse le chercheur François Thomazeau :
"Pourtant plusieurs grandes villes le feront en 2024, comme Paris, Grenoble, Metz, mettant en avant le mur des financements. (...) Pour faire face à ce mur, il n'y a pas à choisir entre une hausse des impôts ou la dette, mais il faudra utiliser tous les leviers possibles."
Dernier point d'interrogation : l'attitude du groupe communiste. Toujours en dehors de la majorité, sans être installé dans l'opposition pour autant, son vote ne sera pas décisif mais il pourrait clarifier son alignement.
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