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Tire-moi le portrait : l’art contemporain, le selfie et le narcissisme au Séchoir de Mulhouse

Espace de création et de diffusion de l’art contemporain, abrité dans les locaux de l’ancienne tuilerie Lesage à Mulhouse, le Séchoir présente trois nouvelles expositions, à voir du 1er mars au 14 avril : « Enfin libres ! », « Un battement d’ailes de papillon » et « Tire-moi le portrait ». Focus sur cette dernière qui présente les œuvres de 20 artistes autour de l’art du portrait, revisité à l’époque des réseaux sociaux.

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Au Séchoir de Mulhouse, lieu encore empreint de son âme industrielle, l’exposition est introduite par Muriel/Selfshot, un dessin à l’aquarelle et au graphite sur papier de l’artiste alsacien Henri Walliser qui représente le buste d’une femme dont la partie inférieure s’estompe progressivement jusqu’à disparaître.

Me, I and my selfie

Si le médium et la composition sont classiques, l’œil est néanmoins surpris par le smartphone brandi par le modèle, au-dessous duquel apparaît l‘instantané du visage d’un homme. Rituel ultra-contemporain du selfie, mise en abyme de ces images quotidiennes démultipliées : ce phénomène est amplifié par le geste du spectateur, qui photographie à son tour l’œuvre à l’aide de son téléphone. L’œuvre est un préambule efficace à l’une des thématiques centrales de l’exposition : la mise en scène de soi à l’ère des réseaux sociaux.

Henri Walliser, Muriel/Selfshot, 2019.Graphite et aquarelle sur papier. (Photo Bernadette Kihm)

Avec Tire-moi le portrait, le duo de commissaires Sandrine et Matthieu Stahl souhaite interroger « la place du portrait dans la création aujourd’hui », ère de la multiplication des images narcissiques. Dans la lignée d’artistes contemporains qui ont réactualisé les codes du portrait, comme Cindy Sherman ou Pierre et Gilles, les œuvres exposées mettent judicieusement en avant la survivance de ce genre, non seulement en art, mais aussi dans les pratiques sociales quotidiennes.

Une prolifération des visages

Selon l’historien de l’art Hans Belting dans Faces. Une histoire du visage (2013), démultiplié à grande échelle avec la démocratisation de la photographie, le visage devient, « dans le délire de reproduction dont nous sommes témoins, toujours plus omniprésent et toujours plus désincarné ». Responsables de la « prolifération des visages », pour reprendre l’expression du philosophe autrichien Thomas Macho, les réseaux sociaux semblent également pointés du doigt dans l’exposition par la plasticienne Lucie Morel dans Poésie et papier peint. Cette installation en trois parties se compose d’un papier peint à motifs répétitifs de personnages en position de selfie, d’une vingtaine de cadres reproduisant des phrases issues de statuts Facebook anonymes, ainsi que d’une série de livrets contenant ces mêmes citations.

Lucie Morel, Poésie et papier peint. (Photo Bernadette Kihm)

En se penchant sur la représentation de soi à l’époque des réseaux sociaux, en s’inspirant des réflexions pseudo-philosophiques sur Facebook (« La vie est un mystère qu’il faut vivre, et non un problème à résoudre »), l’artiste tourne en dérision la tendance contemporaine au narcissisme et au déballage sentimental. Pour autant, décrié par beaucoup, le selfie ne reprendrait-il pas les fonctions traditionnelles du portrait ?

De l’autre côté du miroir

Pose, vêtements et symboles indicateurs du statut social étaient déjà minutieusement choisis par les modèles portraiturés à la Renaissance. Objet récurrent dans l’art de l’autoportrait, outil d’analyse du moi, le miroir se décline tout au long du parcours de l’exposition. Deux artistes alsaciennes, Heidi Kuhl et Marina Krüger, usent de ce dispositif. Dans Selfons, Kuhl incite le spectateur à se prendre en selfie face à un miroir bombé puis à publier le résultat sur les réseaux sociaux. L’artiste se joue des adeptes de la pratique qui s’empressent de s’exécuter, générant ainsi une flopée de clichés identiques, se mêlant au flot constant d’images injectées sur internet.

Heidi Kuhl, Selfons. (Photo Bernadette Kihm)
Marina Krüger, Oh mon beau miroir. (Photo Bernadette Kihm)

L’œuvre de Krüger, Oh mon beau miroir, dont la forme reprend celle d’un miroir à main ancien, cite le conte de Blanche-Neige et sa réplique culte : « Miroir, mon beau miroir, dis-moi qui est la plus belle ! ». En brisant la surface réfléchissante, Krüger met en garde contre les diktats de beauté qui conditionnent les femmes depuis l’enfance, les cantonnant à n’être qu’images. Les contes ne sont pas d’innocentes histoires, mais ont contribué pendant des siècles à asseoir la domination patriarcale en réduisant les femmes à « Sois belle et tais-toi ! ». L’artiste invite les femmes à retirer leur masque de féminité et à redistribuer les rôles sexuels.

Un détour par le mythe de Narcisse, relaté par Ovide dans les Métamorphoses, permet une autre lecture de l’œuvre de Krüger. En venant s’abreuver à une source, Narcisse tombe amoureux de son propre reflet qu’il découvre à la surface de l’eau et qu’il prend pour quelqu’un d’autre. Lorsque Narcisse identifie cet autre à sa propre image et réalise qu’il ne pourra jamais entrer en contact avec cet alter-ego, ses larmes viennent troubler la surface de l’eau, rendant son reflet définitivement inaccessible. L’éclatement du miroir chez Krüger a pour effet de démultiplier le reflet, rendant la surface du miroir tangible et l’image de soi d’autant plus insaisissable. C’est tout un jeu entre le « je » et l’autre, entre l’identité, l’intériorité et l’altérité, qui se fait alors jour.

« Je » de rôle

Artiste résident au Séchoir, Mathias Zieba interroge les limites de la représentation du visage avec sa vidéo Personnage muet 7 : un plan fixe rapproché sur un visage partiellement masqué, la bouche recouverte d’un tissu blanc dont les mouvements laissent percevoir une respiration irrégulière, voire haletante. Ses mains, gantées de blanc, entrent dans le cadre et se portent à sa tête pour saisir le masque dont il ne se défait cependant jamais.

Mathias Zieba, Personnage muet 7. Captures issues de la vidéo. (Photos Bernadette Kihm)

Vibrante de tension, l’œuvre cite le fameux Cri d’Edvard Munch (1893), réinterprétation d’une sensation d’angoisse intense vécue par l’artiste, devenue une symbolisation universelle de la peur.

Laissant une grande place à l’autoportrait, qui n’en est pas moins un portrait, l’exposition évoque tout de même d’autres fonctions traditionnelles de ce genre artistique, tel que la mémoire d’une personne disparue. Les œuvres de Dom Poirier (Mémoire) et de Sandrine Stahl (Mon Ange passe) rendent ainsi hommage à leur ami Denis Scheubel, figure de la scène rock alsacienne, décédé en 2018.

Les  problématiques liées à l’identité de genre et à ses représentations, quasiment absentes du parcours, auraient cependant mérité une plus grande attention. La confrontation des différents médiums, du dessin à la vidéo, sans oublier l’impression 3D, fait tout de même de Tire-moi le portrait une exposition généreuse et plurielle. À explorer jusqu’au 14 avril !


#Art contemporain

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