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Syndrome du bébé secoué : les critères médicaux contestés et des erreurs judiciaires avérées

Lundi 2 novembre, l’avocat parisien Grégoire Étrillard et l’association de familles Adikia ont écrit à la Haute Autorité de santé (HAS) pour demander l’abrogation des recommandations concernant le syndrome du bébé secoué. Ils dénoncent un diagnostic posé de manière trop systématique, qui accuse à tort des familles et des nourrices d’avoir maltraité leurs bébés. En Alsace, trois familles ont ainsi été faussement accusées.

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« C’est un malheur qui se répand dans toute la France : des familles et des assistantes maternelles accusées d’avoir secoué des enfants ». Lors d’une conférence de presse organisée lundi 2 décembre dans un hôtel parisien, l’avocat Grégoire Étrillard et l’association Adikia, qui regroupe 300 familles, ont demandé l’abrogation des recommandations de la Haute Autorité de santé (HAS) relatives au syndrome du bébé secoué.

« Ces recommandations sont, au mieux, imprécises, au pire, fausses ! », signale Me Grégoire Étrillard. (Photo : asso. Adikia)

Un diagnostic qui écarte d’emblée d’autres causes possibles

Pour diagnostiquer le traumatisme crânien dont certains bébés sont victimes, les professionnels de santé s’appuient sur des recommandations officielles de bonnes pratiques de la HAS, publiées en 2011 et actualisées en 2017. Chaque année, une centaine de cas seraient relevés en France, mais aucun recensement officiel n’est tenu par la justice ni par les hôpitaux.

Également appelé « traumatisme crânien non accidentel », le syndrome du bébé secoué (SBS) concerne généralement des bébés de moins d’un an. Il survient lorsqu’un nourrisson est violemment secoué par un adulte en étant tenu sous les aisselles ou au niveau du thorax. Ce choc créé des lésions (hémorragies rétiniennes, hématomes sous-duraux), fatales dans certains cas. Mais selon certains spécialistes, ce diagnostic est posé de manière trop systématique et écarte d’emblée d’autres causes possibles dans la mort de certains nourrissons (hydrocéphalie, maladies génétiques, accidents domestiques…).

« Des erreurs médicales puis judiciaires »

Me Étrillard défend une cinquantaine de familles « faussement accusées ». Au cours du point presse, l’avocat a déploré « des erreurs médicales qui conduisent à des erreurs judiciaires ». Dans la lettre de 25 pages adressée à la Haute Autorité de santé, l’avocat pointe les « excessives certitudes exprimées par ces recommandations [qui] ont envahi la sphère judiciaire au point d’en être régulièrement le fondement unique ».

« On ne s’en remet pas »

Familles séparées, tentatives de suicides, frais d’avocats… « C’est quelque chose qu’on oublie pas et dont on ne se remet pas », ajoute Émeline Hautcoeur, vice-présidente de l’association Adikia, qui se tient à côté de Grégoire Étrillard.

Dans la lettre, l’avocat relève également qu’aucun des rédacteurs des recommandations n’est spécialisé en neurologie pédiatrique. Pourtant, ces derniers sont fréquemment désignés comme experts dans des procès de bébés secoués et sont ainsi amenés à se prononcer sur des diagnostics établis selon les recommandations… qu’ils ont eux-mêmes rédigées. Sans compter que certains d’entre eux interviennent dans des sessions de formations auprès de magistrats.

Grégoire Étrillard indique qu’il n’exclue pas de porter l’affaire devant le Conseil d’État si la HAS refuse d’abroger les recommandations.

En Alsace, trois familles accusées à tort

En Alsace, trois familles ont été accusées d’avoir secoué leurs bébés. Toutes les trois sont aujourd’hui membres de l’association Adikia.

  • L’affaire Lucas Cuntzmann : un bébé décédé et un père envoyé en prison

Pour Fanny Jack et Cédric Cuntzmann, le cauchemar commence peu après la naissance de Lucas, le 25 juin 2015. Suite à l’accouchement, le bébé présente des signes inquiétants : spasmes et grosseurs au niveau des tempes. Inquiet, le jeune couple demande conseil auprès des médecins. Ces derniers leur répondent que les grosseurs sont dues aux forceps utilisés au cours de l’accouchement.

Plusieurs semaines se passent, entre-coupées d’allers-retours aux urgences d’Hautepierre. Au mois de juillet, Lucas se met à vomir et à s’étouffer. Les parents retournent à l’hôpital. Le bébé meurt le 14 juillet 2015.

La machine judiciaire s’enclenche

Très vite, le diagnostic du bébé secoué est posé et la machine judiciaire s’enclenche. Le couple est placé en garde à vue : neuf heures pour Fanny Jaeck, 48 heures pour Cédric Cuntzmann. Le père est par la suite placé en détention provisoire à la Maison d’arrêt de Strasbourg, accusé par le rapport d’expertise qui a conclu à un secouement du bébé.

Le document est rédigé par Jean-Sébastien Raul, directeur de l’Institut médico-légal des Hôpitaux universitaires de Strasbourg (HUS) et considéré comme l’un des cinq experts du SBS en France. Il se trouve que ce légiste est aussi l’un des rédacteurs des recommandations mises en cause par Grégoire Étrillard. En 2018, l’avis médico-légal qu’il avait rendu dans l’affaire Naomi Musenga avait conclu à une mort par intoxication au paracétamol. Une thèse pour laquelle Rue89 Strasbourg avait montré qu’elle comportait plusieurs failles.

Fanny Jaeck et Cédric Cuntzmann ont été entendus par la police pendant de longues heures. (Photo : « CHU de Strasbourg : l’art du camouflage » / Capture d’écran)

Révision du dossier médical

Il faudra la révision du dossier médical du bébé par le professeur Christian Marescaux, pour convaincre les enquêteurs que Lucas était en réalité atteint d’hydrocéphalie. Après deux mois de détention, Cédric Cuntzmann est libéré. Aujourd’hui, il reste toujours mis en examen.

Claudie Kuntzmann, la grand-mère de Lucas, a rejoint l’association Adikia il y a trois ans. Elle confirme à Rue89 Strasbourg que le traumatisme reste présent : « Mon cerveau est bloqué sur les mois de juin et juillet. Le mois où Lucas est né et celui où il est mort ». Pour elle, le lien de confiance avec le monde médical est brisé et aujourd’hui, elle réclame justice pour son fils et son petit-fils.

  • L’affaire Luqman Chouaib : un bébé retiré à ses parents pendant deux ans

En septembre 2016, Luqman a trois mois. Il est déshydraté et vomit. Ses parents, Ismaël et Asma Chouaib, se rendent aux urgences d’Hautepierre où on leur assure qu’il s’agit d’une gastro-entérite. Mais l’état du petit Strasbourgeois ne s’améliore pas et les examens médicaux s’enchaînent. « L’attitude des médecins me faisait croire qu’ils cherchaient autre chose », a témoigné le père dans le documentaire CHU de Strasbourg : l’art du camouflage (disponible sur YouTube). L’équipe médicale indique aux parents que les IRM et les scanners ont révélé divers hématomes.

« C’est un épisode traumatisant », explique le père, un an après le non-lieu. (Photo : « CHU de Strasbourg : l’art du camouflage » / Capture d’écran)

Secouement ou maladie génétique ?

Un signalement est envoyé au procureur de la République. L’expertise indique clairement qu’il y a eu secouement et Luqman est placé pendant deux ans. Le père de Luqman se souvient :

« Mon fils avait perdu beaucoup, beaucoup de poids et l’équipe du Foyer de l’enfance était inquiète. On ne les a pas lâché pour qu’ils demandent à ce que l’hôpital reprenne Luqman. »

Une spécialiste de la coagulation oriente les parents sur la piste d’une maladie génétique : il s’avère qu’Ismaël et Asma Chouaib sont cousins germains.

Aujourd’hui Luqman a trois ans et suit un régime strict concernant ses carences.
(Photo : « CHU de Strasbourg : l’art du camouflage » / capture d’écran)

La justice finira par reconnaître son erreur

Ils font appel à Christian Marescaux qui reprend le dossier médical. En réalité, Luqman souffre d’un trouble de la coagulation causé par une carence en vitamine K. La justice finira par reconnaître son erreur mais alors que Luqman était placé et ses parents accusés à tort, l’enfant n’a pas bénéficié de soins spécifiques à sa maladie. Ismaël et Asma Chouaieb ont obtenu un non-lieu en décembre 2018.

Aujourd’hui, Luqman se porte bien mais suit un régime strict concernant ses carences. Il est suivi au CHU de Lille et tous les trois mois, a des rendez-vous à l’hôpital de Strasbourg. « On croise certains médecins à qui on a eu affaire », raconte Ismaël Chouaib. Il évoque le rouleau compresseur de la machine judiciaire :

« Une fois que tout est lancé, c’est impressionnant. Pendant les interrogatoires, on cherche à te faire douter de tout le monde. Il est déjà arrivé que des familles passent aux aveux, alors qu’elles n’avaient rien fait à leur enfant. Je sais que les médecins sont poussés à faire des signalements par précaution et que ce n’est pas de leur faute, mais ça reste un épisode traumatisant. Il faut que notre histoire serve d’exemple. »

  • L’affaire Hugo Sengelin : un non-lieu obtenu après cinq ans de procédure

Pour Sandrine Baudet, il est toujours difficile d’évoquer l’affaire qui a concerné son fils il y a près de six ans. Né en novembre 2013 à Mulhouse après une grossesse sans problème particulier, Hugo présente très vite des soucis pour se nourrir et dormir. « Entre novembre 2013 et avril 2014, on a consulté neuf fois le pédiatre », se souvient Sandrine Baudet.

Gardé chez la même nourrice que sa grande soeur, Hugo est récupéré un soir par sa mère dans un état alarmant. Le bébé est héliporté en urgence à l’hôpital de Hautepierre, où on lui pose un drain au cerveau. Hugo va bien mais un signalement est envoyé le 1er avril 2014 pour des suspicions de secouement. « Nous n’avions jamais été confrontés à la machine judiciaire, nous n’avions pas conscience de tout ce qui allait démarrer derrière », raconte Sandrine Baudet.

« Secoué de manière intentionnelle » dans l’expertise…

Un rapport indique que l’enfant a été secoué dans un but intentionnel. « J’ai gardé en tête cette phrase qui me hérisse toujours le poil : il état écrit que quelqu’un avait fait du mal à Hugo dans le but de le faire taire ou de le blesser », cite Sandrine Baudet d’une voix blanche.

Très vite, l’assistante sociale de l’hôpital évoque un possible rôle de la nourrice dans les secouements, mais les parents d’Hugo affirment avoir une totale confiance en elle. Leur fils de cinq mois est rapidement placé en pouponnière à Mulhouse :

« On nous a dit qu’on ne pourrait voir Hugo qu’une heure par semaine. Ils nous demandaient l’impossible… On a négocié dur avec le juge pour enfants et finalement on a réussi à le voir deux heures par jour. Je me rends compte aujourd’hui de la chance inouïe qu’on a eu par rapport à d’autres familles… »

… et un non-lieu obtenu 5 ans plus tard

Mais en défendant leur nourrice, les parents se retrouvent accusés à leur tour. De nouvelles expertises sont demandées et indiquent désormais que les secouements auraient eu lieu dans les premiers mois de la vie d’Hugo, ou quelques jours avant le 31 mars, la veille du signalement.

« On s’est retrouvés coincés par ces experts qui ne voulaient pas se contredire entre confrères », lâche Sandrine Baudet. Il faudra finalement le rapport d’expertise de Jean-Claude Mselati, pédiatre à Orsay (Yvelines) pour déterminer qu’Hugo était atteint d’une hydrocéphalie externe.

En juin 2019, après cinq ans de procédure, les parents d’Hugo ont obtenu un non-lieu. Entre temps, le couple s’est séparé. Aujourd’hui le petit garçon va bien, il a fêté ses six ans en novembre et vit en Bretagne avec sa mère et sa soeur.


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