Dans la matinée du mercredi 8 juillet, Yann, assistant d’éducation au lycée Marie Curie, a été entendu au rectorat de Strasbourg. À 22 ans, il risque d’être licencié pour avoir manifesté avec le visage dissimulé aux côtés de lycéens le jeudi 6 février.
À l’épreuve de la loi anti-casseurs
Ce jour-là, informé d’une manifestation contre la tenue des épreuves communes de contrôle continu (E3C), Yann arrive au lycée à 7h15. Un blocage est déjà installé par les élèves et plusieurs portes sont fermées avec des serre-flex (des colliers de serrage en plastique, NDLR). Syndiqué à SUD Éducation, Yann se souvient :
« J’ai été mis au courant du piquet de grève par des bruits de couloir. Comme les syndicats appelaient à soutenir les mobilisations lycéennes, je me suis dit que c’était mon rôle et dans mon intérêt de répondre présent. »
À 8h, des policiers sortent d’un fourgon, équipés de tenues d’intervention, avec casques, matraques et boucliers. Quelques minutes plus tard, ils procèdent à l’interpellation des manifestants aux visages dissimulés et immobilisent le surveillant, qui témoigne :
« Deux colonnes de six policiers se sont avancées, sans avertissement ni sommation. Je me suis dit qu’il fallait prévenir les lycéens, mais les flics nous ont bousculé. Je ne me rendais pas compte de ce qu’il se passait, ni pourquoi ils intervenaient comme ça, surtout sur des mineurs. Personne n’a entravé leur exercice. Sur la vidéo, on voit trois policiers me plaquer au sol : un sur la nuque, un sur le dos et un sur les chevilles. »
Yann affirme n’avoir « proféré aucune insulte ni commis aucun outrage ». Pourtant, le jeune homme avait recouvert son visage d’un tee-shirt. « Je pense que c’est ce qui a motivé l’interpellation », avoue-t-il. Depuis avril 2019, l’article 6 de la loi anti-casseurs interdit « de dissimuler volontairement tout ou partie de son visage sans motif légitime ». Yann entendait conserver son anonymat au cours de cette manifestation :
« J’avais peur d’être la cible de pressions par la direction. Je craignais que mes supérieurs m’ordonnent de dégager les lycéens alors que j’étais venu pour exercer mon droit de grève. J’étais masqué pour ne pas risquer mon emploi, c’était justifié, j’avais le droit de me protéger. Je craignais pour mon travail. »
28 heures de garde à vue
L’interpellation de Yann a été suivie par 28 heures de garde à vue à l’Hôtel de police. Le jeune homme prétend avoir subi des moqueries de la part des policiers :
« Ils se foutaient de moi. Dans la voiture, le conducteur me narguait : “Ah, tu croyais être l’homme invisible ?” et tous chantaient “On est là, on est là” (un récent slogan de manifestation ndlr). Je suis resté totalement silencieux, je n’allais pas leur faire le plaisir de réagir. »
À l’Hôtel de police, le surveillant ne fait aucune déclaration et se passe des conseils d’un avocat, en grève ce jour-là. Il sera libéré le lendemain à midi, le vendredi 7 février.
« Dès qu’ils m’ont mis la main dessus, je me suis dit “ça y est, je vais perdre mon travail.” Ça m’a abattu. »
Yann, surveillant au lycée Marie Curie
Yann retourne travailler le lundi à 8h. Devant l’établissement, il croise le proviseur, Youcef Slamani, qui lui propose de « démissionner proprement après les vacances », soit un mois plus tard. « Pour moi, il était hors de question de démissionner, explique Yann. Je voulais honorer mon contrat jusqu’au 31 août. Le syndicat m’avait préparé à cette éventualité. J’ai répondu que s’il voulait un entretien officiel, il devrait me convoquer. »
Son employeur l’a aussitôt suspendu de ses fonctions, à titre conservatoire avec maintien de traitement. Le surveillant continue donc à percevoir son salaire en attendant la décision du rectorat.
500 euros d’amende pour rébellion
Mercredi 10 juin, Yann a comparu devant le tribunal correctionnel de Strasbourg. Il a été relaxé de « participation à un attroupement avec la circonstance aggravante du visage dissimulé » mais a écopé d’une amende de 500 euros pour « rébellion ». Yann a fait appel de ce jugement.
En outre, les trois policiers ayant interpellé Yann le 6 février auraient porté plainte à son encontre pour rébellion. Le jeune homme considère qu’ils « cherchent à obtenir des dommages et intérêts. C’est un business pour eux, on m’a dit qu’ils pouvaient percevoir 500 euros chacun », explique-t-il.
Yann affronte également une procédure de licenciement pour faute grave, initiée par le proviseur. Le rectorat de Strasbourg doit se prononcer après une commission consultative paritaire qui s’est tenue le 8 juillet, en présence de Youcef Slamani et d’autres témoins oculaires. Le surveillant raconte le déroulement étonnant de la séance, où il a été entendu sur sa « participation à un blocage ayant nui au bon fonctionnement de l’établissement » :
« Le proviseur affirmait que personne ne pouvait pénétrer dans l’établissement. Mais un agent de l’équipe mobile de sécurité (EMS, qui assure la sécurité privée du rectorat, ndlr) a complètement contredit sa déclaration. Il s’agissait d’un piquet de grève filtrant, pas d’un blocage total. Les lycéens pouvaient traverser en montrant leur carnet. En tant qu’assistant d’éducation de première année, poursuivi au pénal, je me doutais qu’on ne m’écouterait pas en priorité. Heureusement, ce témoin a confirmé notre version et a surpris toute la salle. »
Pour son avocate, Me Sendegul Aras, Yann ne peut pas être licencié car il n’a pas commis de faute lourde :
« Le droit de manifester est protégé par la Constitution. Un employeur voulant licencier un salarié qui a manifesté le peut à une seule condition : avoir commis une faute « lourde », plus importante qu’une faute « grave ». Puisque M. Slamani a initié une procédure pour faute grave, j’en déduis qu’il ne peut pas le licencier. Je pense que l’on reproche à Yann d’avoir participé à une manifestation contre son établissement »
Contacté par téléphone, Youcef Slamani n’a pas souhaité répondre à nos questions.
« J’aimerais pouvoir tourner la page »
Depuis le 6 février, Yann est soutenu par SUD Éducation. Avec un communiqué et une pétition atteignant plus de 500 signatures, les militants dénoncent « un contexte de répression anti-syndicale ». Pour Simon Hector, représentant du syndicat SUD, la vacuité du dossier ne justifie pas un licenciement :
« L’énonciation des faits reprochés à Yann est lacunaire voire incohérente. Cet incident n’est pas un cas isolé. Il survient dans un contexte de forte mobilisation syndicale et de tensions accrues avec la direction de l’établissement. La décision de suspendre Yann est arbitraire et nie sa présomption d’innocence. On ressent une volonté de criminaliser le mouvement social. »
Étudiant de sociologie à la faculté de Strasbourg, Yann rêve de devenir professeur de SES. Mais il redoute de ne pas retrouver du travail après l’expiration de son contrat le 31 août. « Si j’écope d’un blâme, il sera visible dans mon dossier. Je devrai patienter un an ou deux avant de postuler dans un lycée à Strasbourg », regrette-t-il.
Cinq mois se sont écoulés depuis l’incident. « J’aimerais pouvoir tourner la page et penser à autre chose, confie Yann. En me masquant le visage, je savais que je prenais des risques mais je n’aurais jamais imaginé être attaqué à ce point. Je me sens humilié d’avoir été suspendu et condamné pour rien. »
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