À chaque question, plusieurs secondes d’hésitation. Corsetées de précautions, les réponses de la comédienne et dramaturge Sultan Ulutaş Alopé trahissent l’appréhension. Elle s’en excuse abondamment. C’est avec le même surplus de prudence que l’autrice turco-kurde a écrit sa pièce, « La langue de mon père », à l’affiche du Théâtre national de Strasbourg du mardi 23 janvier au 2 février.
À travers une scénographie dépouillée, Sultan Ulutaş Alopé livre les fragments de sa vie d’exilée, sa découverte de l’identité kurde, ses moments d’enfance. L’apprentissage de la principale langue kurde, le kurmandji – la langue de son père – devient le fil directeur du seul en scène. À partir d’une mosaïque de souvenirs, qu’elle dissémine dans le récit comme des miettes de pain, elle révèle la dimension honteuse de l’identité kurde et de sa langue, toujours corrosive, dont les sonorités persanes râpent les oreilles nationalistes. Exemple récent : une pièce en langue kurde, qui devait se jouer dans un théâtre municipal d’Istanbul, avait été interdite le soir même de sa première, en octobre 2020.
Pour Rue89 Strasbourg, Sultan Ulutaş Alopé revient sur sa pièce, et le contexte de sa création.
Rue89 Strasbourg : Dès le début de la pièce, vous expliquez que vous ne pouviez pas écrire la honte d’être kurde en langue turque. Pourquoi vous sentiez vous plus libre de le faire en français, que vous qualifiez de « gilet de sauvetage » ?
Sultan Ulutaş Alopé : Je ne me suis pas dit dès le départ que j’écrirai en français pour être plus libre. C’est venu plus tard. Au départ, pour écrire, j’ai commencé à parler à mon père dans ma tête. Je n’avais pas de contact avec lui et je trouvais que c’était plus simple de lui parler dans une langue qu’il ne comprendrait pas. Même si je n’étais pas toujours à l’aise en français, que j’avais parfois besoin d’un dico, puisqu’à l’époque, je ne parlais le français que depuis deux ans et demi.
Un sentiment de censure
Pourquoi est-ce si difficile de parler de la condition kurde en langue turque ?
Dans la langue turque, rien que le mot kurde est déjà trop politique. Dès qu’on emploie le mot kurde, ça évoque le terrorisme dans le cerveau des gens. Ça crée un sentiment de censure, que j’ai intégré moi-même. En plus, le texte n’évoque pas que l’identité kurde, mais aussi mon rapport à mon père. Ce n’était pas possible pour moi de parler de ce rapport complexe dans notre langue commune, le turc.
À plusieurs reprises, il y a des passages en kurmanjdi. À quel point cette langue est-elle subversive, dangereuse dans une œuvre ?
Déjà être une femme et parler de politique, c’est compliqué en Turquie. Pour cette société patriarcale, construite sur des valeurs nationalistes, c’est tout de suite irritant. Dès que j’ai publié la vidéo de présentation de la pièce, où je dis que le kurde était une langue interdite, j’ai reçu des commentaires racistes. Beaucoup me reprochait de mal parler des Turcs depuis la France, ou même de le faire pour avoir la nationalité française.
« J’ai appris très vite qu’il fallait avoir honte d’être kurde »
Sultan Ulutaş Alopé, dramaturge
Pourtant je ne pointe pas du doigt les Turcs en général. Je pense que quand tu as grandi dans une société raciste, tu le deviens sans le vouloir. Moi même dans mon enfance, j’ai appris très vite qu’il fallait avoir honte d’être kurde, ne jamais le dire. Je l’ai compris le jour où j’ai vu un enfant kurde de ma classe se faire battre par les autres enfants.
Pour un récit aussi intimiste, avez-vous imaginé autre chose qu’un seul en scène ?
C’est un faux seul en scène, puisque je parle à plusieurs moment à ma chaise (rires). Mais oui je n’ai pas imaginé autre chose. C’était important pour moi de rester le plus sobre possible.
« Si j’étais restée en Turquie, je n’aurais clairement pas pu écrire cette pièce. »
Sultan Ulutaş Alopé, dramaturge
Concernant le texte, même s’il est très intime puisqu’on part d’un écrit personnel, il y a eu un travail dramaturgique. Mon personnage s’appelle Sultan et c’est bien mon histoire, mais je joue sur scène la personne que j’étais il y a cinq ans, en modifiant certains éléments comme les prénoms.
Votre récit se tisse également autour deux histoires d’exil, celle de votre père et la vôtre. En plus de la langue, partagez vous aussi cette identité de l’exilé ?
Je pense que si j’étais restée en Turquie, je n’aurais clairement pas pu écrire ça. Dans ce texte, je voulais aussi montrer comment l’immigration s’est transmise de mon père et moi, comment j’ai hérité de ses idées, en traçant un parallèle entre son exil et le mien. Au départ, j’avais aussi pensé à inclure l’histoire de ma mère, qui avait elle même quitté sa région au bord de la mer Noire pour rejoindre Istanbul… mais je n’avais pas assez de place.
Souhaiteriez vous que votre pièce soit jouée en Turquie un jour ? Est-ce même possible ?
Peut-être un jour, pour l’instant je ne préfère pas. Il y a plusieurs raisons, dont des raisons dramaturgiques. J’ai écrit cette pièce avec un français particulier, le français d’une étrangère. On perdrait toute l’étrangeté de la langue si c’était en turc. Et je pense que cette étrangeté fait partie de l’expérience que j’ai voulu pour le public, pour qu’il soit confronté à une autre manière de parler.
Entre temps, la pièce a été traduite en allemand, mais la traduction n’a pas intégré les fautes de français. Je trouve que c’est une perte, même si le traducteur a imaginé d’autre manière de faire ressentir l’étrangeté.
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