En mars, alors que le vote du principe d’une subvention municipale de 2,5 millions d’euros au projet de mosquée du mouvement Millî Görüs défrayait la chronique, Jeanne Barseghian rappelait que le culte musulman avait jusque-là été bien moins loti que les cultes chrétiens. D’après les chiffres de la Ville, sur les 22 millions de subventions alloués aux cultes depuis 2008, seul 3,7 auraient bénéficié aux musulmans, contre 8,6 millions aux protestants et 7,7 millions aux catholiques. Pourquoi une telle différence dans une ville qui a fait du principe d’équité son maître mot en matière de religions ?
« La question ne devrait pas être posée de la sorte. Une telle comparaison est ridicule », réagit Saïd Aalla, président de la Grande mosquée de Strasbourg. « D’abord parce que beaucoup d’églises sont tombées dans le domaine public et que la Ville a la charge de les maintenir en état. » Le responsable musulman n’a pas tort. La Ville a des obligations légales envers tous les bâtiments des cultes reconnus présents sur son territoire. « La Ville est propriétaire de 58 lieux de cultes et presbytères chrétiens », confirme Jean Werlen, en charge des cultes à la municipalité. « Nous en sommes responsables à 100 %. »
À cela s’ajoute toutes les autres églises propriétés des paroisses. Dans leur cas, « les dispositions locales inscrites dans le Code général des collectivités territoriales prévoient que la Ville doit compléter les budget des travaux à hauteur de ce qui manque aux paroisses, selon un principe de subsidiarité », explique Francis Messner, professeur à l’Université de Strasbourg spécialiste en droit des religions.
Dans les faits, la municipalité applique depuis 1989 un barème de subventions par catégorie de travaux. Par exemple, elle finance 50% des travaux d’accessibilité aux personnes handicapées. Dans ce cadre, la restauration de l’église protestante Saint-Guillaume lui a déjà coûté 700 000 euros depuis 2018. Ces mesures sont censées éviter à la Ville d’avoir à porter financièrement le principe de subsidiarité. « Cette politique préventive a fonctionné », se satisfait Jean Werlen. « Depuis 1989, aucune paroisse ne s’est retrouvée en faillite. »
La Ville a enfin des obligations légales vis-à-vis des églises classées monuments historiques, à hauteur de 25% des travaux au minimum si elle n’en est pas propriétaire. Ainsi la rénovation de l’église Saint-Thomas lui a coûté 1,25 million d’euros depuis 2013.
Traiter les problématiques immobilières
Une ligne intéresse le culte musulman comme tous les cultes non reconnus par le Concordat dans le barème de financement appliqués aux travaux des paroisses propriétaires. Il s’agit de celle des travaux de construction, financés à hauteur de 10%. Dans les faits, aucune paroisse n’en a bénéficié puisque les dernières constructions d’églises datent des années 1970. À la demande de l’équipe porteuse du projet de la Grande mosquée de Strasbourg, la municipalité a accepté d’ouvrir ce droit aux cultes non reconnus en 1999. Cette règle des 10% a bénéficié depuis 2008 à trois grands chantiers musulmans : la construction de la Grande mosquée de Strasbourg (858 000 euros), celle de la mosquée de Hautepierre (343 000 euros), et celle de la mosquée de la Robertsau (85 000 euros). Parmi les grandes dépenses de la Ville pour le culte musulman, il faut aussi compter les aménagements des terrains des mosquées de Hautepierre et de la Robertsau, mis à disposition par la Ville (475 000 euros en tout), l’installation du cimetière musulman de la Meinau (800 000 euros) et le soutien régulier à l’aumônerie musulmane des prisons.
« La Ville a fait en sorte de répondre à toutes les demandes qu’elle a reçues », défend Saïd Aalla. « Elle a aussi mis à disposition des locaux. » « On est là pour traiter les problématiques immobilières et matérielles », confirme Jean Werlen. Aujourd’hui, la municipalité loue une dizaine d’appartements et préfabriqués à des associations musulmanes. Pour sept d’entre elles, elle paie tout ou partie des loyers. La Ville a par exemple à une époque financé la moitié des 120 000 euros annuels de loyers hors charges pour le supermarché qu’occupait l’association musulmane de Hautepierre, avant de construire sa mosquée. Dans de moindres mesures, elle aide actuellement l’association Éveil Meinau et l’association musulmane de Cronenbourg à louer leurs bâtiments préfabriqués. La municipalité a aussi confié durablement des locaux à l’association musulmane de la Montagne Verte par bail emphytéotique. Exceptionnellement, elle a parfois financé des travaux de mise en conformité concernant des locaux qui lui appartiennent, comme pour la mosquée de la gare par exemple.
« Une demande qui n’existe pas »
Mais peu d’associations musulmanes osent se lancer dans des projets d’envergure. « La Ville ne peut pas répondre à une demande qui n’existe pas », résume Saïd Aalla. « Pour la construction d’un lieu de culte, à côté des 10% de la Ville, il faut encore réunir les 90 % restant », souligne Jean Werlen, « or les communautés musulmanes ne sont pas toujours très riches. » L’association Éveil Meinau peine ainsi à rassembler les 800 000 euros nécessaires pour son projet de mosquée, qui a été mis en suspens. Sans plan de financement, elle n’a toujours pas sollicité l’aide de la Ville. Une fois les grandes mosquées construites avec l’aide de leurs réseaux, les petites associations de quartier, indépendantes des grandes fédérations, ne peuvent compter que sur les dons des fidèles pour constituer leurs budgets.
Cela va être le cas des deux associations musulmanes de l’Elsau, dont le projet, un temps mis entre parenthèses, commence à se structurer. Il lui manque encore un terrain et 200 000 euros. En dix ans, elle a collecté 300 000 euros. « C’est un petit projet de quartier. Il faut faire des projets à l’échelle des fidèles », défend Hmida Boutghata, président de l’association des jeunes parents de l’Elsau. Quant à l’association de la Montagne Verte, il lui manque 350 000 euros pour terminer la première phase des travaux d’aménagement des locaux mis à disposition par la Ville. Ils vont lui revenir à 990 000 euros, dont 99 000 abondés par la municipalité, sans compter le coût à suivre de l’aménagement de l’étage dédié à ses activités socio-culturelles. « Nous cherchons des fonds depuis 2015 », confie Bachir Himmi, président de l’association des merveilles de la Montagne Verte. « Nous n’avons pas souhaité nous engager dans une construction parce que c’est un coût. Cela aurait demandé beaucoup trop d’énergie aux fidèles en termes financiers. »
Des associations musulmanes parfois peu stables
Jean Werlen estime que le territoire municipal compte environ 25 lieux de cultes et un peu moins d’associations musulmanes. Il reconnaît que toutes les sollicitations de collectifs musulmans n’aboutissent pas :
« Il faut présenter un dossier avec un minimum d’exigences : démontrer une capacité de financement propre, donner le nombre de fidèles, présenter des statuts juridiques associatifs, un budget de fonctionnement, avoir un clerc… »
Or tous les groupes ne sont pas structurés, ni stables. « Il y a des associations qu’on n’a pas revues depuis dix ans, d’autres qui nous ont sollicités puis ont disparu. » Jean Werlen donne l’exemple des musulmans du Port du Rhin qui ont préféré acheter leurs locaux et n’ont d’eux-mêmes pas donné suite à leur demande d’aide. « Ce n’est pas à nous de susciter le montage d’une association », se défend Jean Werlen, pour qui l’aboutissement d’un projet est souvent « un cheminement de plusieurs années. »
Les associations musulmanes peuvent aussi percevoir des aides qui n’entrent pas dans le budget des cultes, au titre de leurs activités culturelles et sociales, comme le soutien scolaire ou les cours d’arabe. Par exemple, le futur centre culturel de la Grande mosquée de Strasbourg devrait bénéficier du soutien de la Ville au titre des subventions ordinaires aux associations. Dans son cas, les activités cultuelles et socio-culturelles sont scindées en deux associations distinctes. Mais cette différenciation juridique n’est pas l’usage pour la plupart des associations musulmanes. Un mélange des genres que refuse Jean Werlen :
« Il faut que les budgets soient séparés pour que ce soit lisible. Sinon c’est très difficile de savoir à quoi servent les subventions. À partir de cette année, nous demandons à chacun de clarifier les choses. »
Une question subsiste alors que le culte musulman strasbourgeois dispose déjà d’un patrimoine avec ses trois mosquées architecturales. La Ville pourrait-elle étendre l’ensemble de son barème de financement afin de soutenir les travaux d’entretien comme elle le fait pour les biens immobiliers des paroisses ? « Ce qui motive l’équipe actuelle et les équipes précédentes, c’est l’égalité de traitement », concède Jean Werlen. « Mais il s’agit là d’un débat éminemment politique à trancher en conseil municipal. »
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