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Strasbourgeois et juifs orthodoxes, des jeunes « normaux mais insolites »

Rencontre avec trois jeunes juifs orthodoxes de Strasbourg, qui préfèrent le terme de « pratiquants ». Pour eux, suivre les lois religieuses n’est pas une série de contraintes dans la vie de tous les jours, juste quelques adaptations et « pirouettes ».

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C’est au Parc des Contades, en plein cœur du quartier juif de Strasbourg, juste derrière la synagogue, que trois jeunes hommes, Ronny, Yoël et Lior, ont accepté de prendre quelques minutes pour se livrer sur leur pratique religieuse. Ronny est de loin le plus bavard, et il annonce la couleur sur le « degré » de leur pratique :

« Certains diront que nous sommes orthodoxes ou ultra-orthodoxes, mais je trouve qu’il faut faire attention à ces mots-là. Entre nous, on s’appelle pratiquants. »

La kippa sur la tête, ils se fondent effectivement dans le voisinage, investi par la communauté israélite. Les orthodoxes font partie des croyants les plus fidèles aux textes et aux corpus de règles qui en découlent, les plus attachés aux traditions, et pour la plupart, qui tiennent à respecter les codes vestimentaires, notamment le port de la kippa, du talith (le tissu porté en-dessous des habits, qui laisse dépasser des ficelles à ses quatre coins), une tenue blanche et noire et un chapeau pour certains, et, pour les femmes, perruque et jupes longues.

Ces règles qui régissent le quotidien, les trois jeunes hommes vont en parler longuement. Leur foi passe par des rites, des engagements, mais aussi beaucoup par la prière et l’étude des textes. Tout cela, ils doivent l’articuler avec leur vie professionnelle et leur vie sociale.

Séfarades, ashkénazes, marocain, alsacien, marseillais… Le mélange des cultures

Ronny, 30 ans, en plein doctorat de physique, s’est vraiment rapproché de la religion au cours de son adolescence :

« Ma famille n’est pas très pratiquante. Mes parents sont marocains, donc juifs séfarades. On ne mangeait juste pas de porc, mais sinon on ne suivait pas trop ce que disent les textes. C’est à partir de ma communion, à 13 ans (la bar mitzvah NDLR), que je m’y suis plus intéressé. Et je suis devenu de plus en plus « religieux » : il y a eu un petit déclic avec mon frère qui a commencé à ramener sa propre vaisselle casher, et j’ai commencé à faire pareil. Maintenant voilà où j’en suis, je me suis marié à 23 ans avec ma femme, juive ashkénaze (les juifs d’Europe, notamment d’Europe de l’Est, NDLR), qui en avait 18, et nous avons deux enfants. »

Yoël, étudiant en informatique de 26 ans, a au contraire baigné dans la tradition juive depuis tout petit, depuis son enfance à Marseille :

« Mes parents tenaient surtout aux traditions, on faisait la prière du samedi et on mangeait relativement casher. Et puis j’ai peu à peu intégré les écoles religieuses et après le bac, je suis allé faire ma yeshiva en Israël. Il s’agit de la tradition de partir faire des études théologiques dans un Institut d’études talmudiques. »

Lior est le silencieux de la bande, mais évoque quand même son héritage familial, un tout petit peu différent de ses camarades :

« Je viens d’Alsace, d’une famille ashkénaze. Ma famille est pratiquante, j’ai fait ma scolarité en école juive. Deux ans après le bac, je suis aussi parti en école talmudique. J’ai fait un BTS et une licence d’informatique, et une licence de techniques de communication. Aujourd’hui, je suis infographiste auto-entrepreneur. »

Ronny (au centre) et ses amis ne trouvent pas cela contraignant de concilier religion et vie professionnelle (Photo DL/Rue 89 Strasbourg/ cc)

Une foi faite de rites et d’étude approfondie des textes

Ronny se lance pour raconter comment ils vivent leur foi au jour le jour, tout en prenant ses précautions :

« Je précise qu’on ne représente pas l’ensemble de la communauté juive. Nous, on fait partie des plus engagés. On consacre un temps à l’étude des textes tous les jours, la prière est quelque chose de très important pour nous. Sinon, on mange casher et puis on fait bien sûr la prière du samedi, le shabbat. »

Mais pour lui, le vrai exercice spirituel est dans les textes et le partage :

« Moi, dans ma pratique, ce qui m’importe le plus, c’est l’éducation et la transmission. Car l’étude des textes, c’est l’acte spirituel par excellence, ce n’est pas juste pour le plaisir de savoir. Si je devais faire un ordre, je dirais que ce souci de transmission vient pour moi avant les règles de casher et de shabbat. J’ai d’ailleurs aussi fait ma yeshiva quelques années après le bac. »

Yoël explique quant à lui qu’il est important pour eux de mettre la relation hommes-femmes dans un cadre particulier :

« La religion nous impose d’éviter tout rapprochement physique homme-femme avant le mariage. C’est dans une perspective de respect de la femme, éviter de faire n’importe quoi tant qu’on n’est pas prêt à s’engager dans une seule relation. Ensuite, on est poussé à adopter ce mode de vie consistant à nous marier tôt, à tout faire pour faire durer le mariage. Ce n’est pas imposé mais cela nous semble plus équilibré ainsi. »

Entre les femmes et les hommes, des lois non-négociables

Un mode de vie qui implique donc de ne pas serrer la main aux femmes, y compris à la journaliste venant les interviewer. Tout cela fait partie du même continuum, explique Yoël :

« C’est aussi par respect envers la femme, c’est quelque chose qui n’est pas permis hors du cadre marital ».

Ronny complète sur l’intransigeance de ces règles :

« Peut-être que nos consœurs ont voulu mettre cette barrière pour que le lien de l’homme avec sa femme soit le plus fort. C’est comme ça, la religion est basée sur des lois non-négociables. C’est comme la circoncision, si elle était interdite dans ce pays, on ferait nos bagages et on irait ailleurs. »

Yoël explique que la symbolique de la circoncision remonte à Abraham, le premier hébreu à l’avoir fait :

« On peut le lire dans la Bible : Dieu demande à Abraham de se circoncire, de marquer son corps physique en signe de soumission et Dieu lui dit qu’il s’agit là d’une alliance entre eux deux, et avec sa descendance. La circoncision, c’est l’alliance entre le peuple et son créateur. »

Les trois amis dans le parc des Contades, près de la synagogue. Ronny a déménagé dans le quartier depuis qu’il est devenu plus pratiquant qu’avant. (Photo DL/Rue89 Strasbourg/cc)

La religion dès la naissance

Dans cette perspective de transmission, Ronny, le seul père du trio, raconte que ses enfants sont inscrits en école confessionnelle, ce qu’il justifie en expliquant qu’il n’y a selon lui que des avantages :

« Mes camarades et moi-même avons été dans une école juive tout petit. Cela nous a permis de maîtriser les fondements de notre religion, mais aussi de nous apprendre à réfléchir sur tout, de forger notre esprit critique et remettre tout en question pour ne pas être ignorant dans nos pratiques. Les valeurs essentielles telles que : se préserver pour n’avoir qu’une femme dans sa vie, tout faire pour réussir son couple, le travail sur soi, faire attention à son regard et maîtriser ses pensées, surtout du point de vue sexuel, l’étude des textes, la droiture et j’en passe… Tout ceci n’aura que des répercussions positives sur le devenir de ses enfants. »

Pour lui, il est cohérent que les parents juifs pratiquants choisissent pour leurs enfants une éducation religieuse, même sans leur demander leur avis :

« L’avis de l’enfant est très important pour nous, je dirais même incontournable pour personnaliser son éducation. Chaque enfant étant différent, il doit être élevé avec les outils adaptés. Par contre laisser libre choix à son enfant de vivre comme il le souhaite est totalement inconscient et criminel. C’est à la responsabilité des parents d’imposer le type de vie que l’on estime le plus judicieux. Les lois dans notre religion sont assez nombreuses et parfaitement cohérentes, évitant si respectées les dérives d’incitation à la violence, à la haine, à la mort… »

C’est pourquoi il maintiendrait sa position si un de ses enfants émettait le souhait d’aller en école publique :

« Si ça arrivait, je lui donnerais la même réponse que s’il voulait se marier avec une non juive ou changer de religion… Je concentrerai mes efforts pour lui expliquer notre place dans ce monde, justifier avec patience le choix que j’ai fait moi-même à son âge de perdurer et transmettre à mon tour les même valeurs. »

Kippa et talith pour se rappeler aux commandements

Yoël et Ronny s’attachent à expliquer quels sont les préceptes en matière de tenue, qui se doit d’être plutôt sobre, et avec quelques signes distinctifs. Le plus courant est la kippa. Il y a aussi le talith, ce vêtement à quatre coins auxquels sont rattachés des franges, et qui porte aussi une dimension symbolique, comme l’explique Lior :

« Chaque chose que l’on fait a une dimension spirituelle. Les nœuds dans le talith, c’est comme faire un nœud dans son mouchoir, c’est un rappel. »

Un rappel de tous les commandements de Dieu, d’après la Torah. L’un des plus importants étant la prière très régulière, dont Lior explique les étapes :

« Il y a trois prières par jour, matin, après-midi et soir. Pour nous, elles doivent se faire en groupe d’au moins 10 hommes, de préférence à la synagogue. »

« Ce ne sont pas des contraintes »

Mais dans ces conditions, comment être pratiquant jusqu’au bout des ongles et jeune professionnel « lambda » ? Lior est autoentrepreneur et gère ses horaires mais pour les autres, il faut s’adapter, comme le dit Ronny :

« On s’arrange comme on peut, on essaye de trouver des camarades et de s’organiser autour d’horaires qui arrangent tout le monde, et sinon, on le fait seul, c’est mieux que rien. »

Pour lui, toutes les règles qu’il suit ne l’empêchent pas de mener une vie normale :

« Toutes ces choses, manger casher, faire les prières, pour nous ce ne sont pas des contraintes, on s’adapte. Souvent les gens trouvent cela intéressant et nous posent des questions. Dans mon entreprise, avec laquelle je fais mon doctorat (un centre de transfert technologique dans l’industrie des lasers), je suis venu à l’entretien avec ma kippa, et comme ils aiment avoir une certaine diversité parmi le personnel, c’est une des raisons pour lesquelles ils m’ont pris ! »

Même sur le salut entre hommes et femmes, il insiste sur le fait que cela ne pose pas plus de problème que cela :

« Pour ce qui est de serrer la main des femmes au travail, je l’ai déjà fait, mais en général j’essaye de ne pas le faire et d’expliquer pourquoi. Elles ne sont pas plus gênées que cela, bien au contraire, nos relations n’ont pas et n’auront pas d’ambiguïtés, une amitié sincère sans arrières-pensées dans les deux sens peut se créer, et puis, vous savez, je ne suis pas le seul dans mon entreprise à ne pas serrer la main ou faire la bise aux filles. Nous avons dans notre équipe une jeune musulmane voilée qui a refusé à son arrivée autant de contacts physiques que moi. »

Entre vie communautaire et « anecdotes rigolotes » avec les non-juifs

Pour ce qui est de la vie sociale, les jeunes hommes expliquent que les commandements qu’ils suivent poussent à mener une vie plutôt communautaire, mais que cela ne les empêche pas d’être des jeunes « normaux », comme le raconte Yoël :

« C’est vrai qu’on dépend beaucoup de la présence d’autres juifs, pour les prières, pour manger casher, pour les écoles confessionnelles… Mais comme la plupart des religions, on garde une ouverture sur tous les sujets, on peut discuter. Beaucoup de juifs ont un cadre social avec de non-juifs et s’entendent très bien. Bien sûr, j’ai plusieurs amis non-juifs. »

Ronny s’amuse des différentes facettes de sa vie sociale :

« En fait on est des jeunes normaux… avec des côtés insolites ! Pour ce qui est des sorties, ça nous fait des anecdotes rigolotes ! Quand les gens de ma fac ont fait un repas, je suis allé avec eux au restaurant et j’ai pris… un café. Ça n’a pas posé de problème. Quand ma femme avait un dîner avec les gens de son entreprise, ils ont tout fait pour essayer de faire casher pour tout le monde. Finalement ça n’a pas abouti, car le cuisinier a trouvé cela trop compliqué de devoir utiliser une vaisselle et des ustensiles casher, mais l’intention est sympa. Franchement ça va, on s’adapte, on fait des pirouettes. Et puis on invite parfois ses amis au restaurant casher. »

La Grande synagogue de la Paix, sur l’avenue du même nom, autour de laquelle s’organise une partie de la vie de la communauté juive orthodoxe de Strasbourg (Photo DL / Rue 89 Strasbourg / cc)

Des jeunes connectés… et critiques des médias

Comme tous les jeunes, ils disent beaucoup utiliser les réseaux sociaux, d’autant plus que vu leurs domaines de prédilection, l’informatique, la communication et les sciences, ils sont plutôt « technophiles », comme le rappelle Ronny, qui se dit hyper connecté et intéressé par l’actualité :

« On avait un groupe sur Whatsapp avec nos potes croyants, on échangeait sur la politique. Moi je suis assez à fond sur les médias, la politique et la philosophie. Ça me prend un temps fou mais j’adore ça, je n’arrête pas de passer d’un réseau social à un autre. »

Ce qui les interpelle particulièrement, c’est le traitement d’incidents antisémites et des sujets concernant Israël dans l’actualité. Pour Yoël, les médias ne sont pas impartiaux :

« Je suis plutôt choqué par la prise de position des médias, notamment sur le conflit israélo-palestinien. Nous forcément on a un attachement à Israël et on a l’impression que l’information est orientée. Les titres vont être trompeurs, les articles ne vont pas raconter la totalité de l’histoire, ou ne pas nommer les terroristes tels qu’ils sont. Souvent le caractère antisémite de certains actes sont aussi passés sous silence, comme lors de l’affaire Sarah Halimi. »

Ronny préfère du coup se tourner vers des médias plus orientés :

« Il y a des titres qui font grincer des dents. Nous on est les premiers à critiquer le gouvernement israélien, mais il y a des antisémites qui utilisent ça pour faire passer leurs idées. On en prend pour notre grade avec le Hamas en Israël qui est décrit comme un mouvement politique, alors que des médias alternatifs, souvent du terrain, osent dire les exactions de ces tarés. En France, j’aime bien ce que dit Natacha Polony, qui affirme qu’on axe trop souvent l’information sur l’opinion majoritaire, sur la « bien-pensance généralisée ». J’aime beaucoup le reporter Jean-Paul Ney aussi. »

Être croyant dans un pays laïc et une société matérialiste

Car les trois jeunes hommes trouvent aussi que la communauté juive est dépeinte de manière erronée selon Yoël :

« J’ai l’impression que la vision des médias du juif religieux, c’est un milieu très fermé, voire obscurantiste. Nous on se sent ouverts, on s’intéresse à tout… Mais je pense que c’est dû à une opposition à la religion en général, tout ce qui est religieux est rejeté en ce moment. Il y a un certain tabou, aussi parce qu’on est dans un pays laïc. »

Ronny est un peu sceptique :

« On dit laïc mais il y a des choses très chrétiennes, comme tous les jours fériés par exemple. La laïcité, elle est de mise quand ça arrange. »

Il pense qu’il y a plusieurs raisons au rejet général de la religion :

« C’est peut-être parce que le monde change et que les technologies, la science progressent. Sauf que pour moi cela n’est pas incompatible. Je suis un scientifique et un croyant, et ça étonne les gens. Mais pour moi il n’y a jamais de contradiction, si je me pose une question, si je soulève quelque chose, il y aura toujours des réponses auprès des rabbins, toujours un truc auquel se raccrocher. »

Au final, il répète ce qui lui tient à cœur : la communication, et « le partage ». Il se dit toujours prêt à échanger, sur sa vie, sur sa foi, comme avec un de ses amis musulmans  :

« Quand on s’est rencontré, on a discuté une journée entière, et depuis, on est les meilleurs amis du monde. »

Et il continuera à en parler à tous ceux que ça intéresse, car, dit-il, il « aime beaucoup les gens ».


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