Sous certaines caméras des quelque 330 que compte la CUS, des panonceaux indiquent un numéro à appeler pour « faire valoir son droit d’accès » aux images prises par le dispositif de surveillance vidéo : c’est le 03 88 43 66 10. On essaie, pour voir :
« Allô ?
– Bonjour, je suis strasbourgeois et j’aimerais accéder aux images de surveillance vidéo qui ont été faites de moi lundi vers 10h du matin.
– Ah… ? c’est compliqué…
– C’est-à-dire ?
– Eh bien il faut vous rendre à l’accueil de la Communauté urbaine de Strasbourg et demander un formulaire de droit d’accès…
– Ce n’est pas si difficile…
– Oui, mais vous ne pourrez avoir accès à ces images que si vous apparaissez seul dessus.
– C’est peu probable : en centre-ville, à 10h du matin, il y a souvent du monde dans les rues.
– Dans ce cas, vous devrez obtenir l’accord de toutes les personnes qui apparaissent avec vous sur les images. Si ces images ne sont pas requises pour une enquête, alors vous pourrez y avoir accès et vous assurer de leur destruction au bout du délai légal de 96 heures. Donc vous voyez : c’est compliqué…
– Ah… et vous recevez souvent des appels de citoyens, comme ça ?
– Non, je dois dire que c’est rare. C’est très rare, même. »
En effet : la vidéo-surveillance n’occupe plus vraiment le débat public, même si Strasbourg fait figure d’exception parmi les plupart des villes de gauche, avec un dispositif impressionnant où les images de trois réseaux parallèles de surveillance vidéo peuvent être mises en commun en cas de réquisition par des enquêteurs mandatés : les caméras du SIRAC (surveillance des axes routiers), celles de la Communauté urbaine et celles des acteurs privés (banques, centres commerciaux, supermarchés, etc.).
En 2008 : des négociations internes qui n’ont rien donné
Lors des élections municipales de 2008, ce fut un point de négociations interne, entre les Socialistes et leurs alliés écologistes durant l’entre-deux tours. Le sociologue Éric Heilmann, spécialiste français de la vidéosurveillance, enseignait alors à l’Université de Strasbourg (lire l’intégralité de l’entretien) :
« À l’époque, le climat politique était traversé par la question de la sécurité. Nicolas Sarkozy avait annoncé qu’il voulait tripler le nombre de caméras de surveillance en France. La gauche devait se positionner sur le créneau sécuritaire pour ne pas paraître angéliste. À Strasbourg comme ailleurs, la sécurité était donc au cœur des municipales. D’autant plus que les affaires de voitures brûlées revenaient régulièrement dans les débats publics. Les écologistes n’ont pas réussi à imposer leur opposition à la vidéosurveillance: ils ont joué leur petite musique dans leur coin et les socialistes ont continué à développer le dispositif. Mais il n’y a pas eu plus de transparence que sous la droite ! Il n’y a pas eu de débat ni de chiffres publiés officiellement. »
Un « engrenage » dont on ne revient pas
Depuis 2008, selon les rares chiffres communiqués par des acteurs proches du dossier, la CUS aurait installé entre trente et quarante caméras supplémentaires dans l’espace public : la Communauté urbaine en compte aujourd’hui environ 330, principalement dans le centre-ville de Strasbourg, à Cronenbourg et à la Meinau. En 2009, à la demande de l’autorité préfectorale, la CUS en a installé une vingtaine pour le sommet de l’OTAN : 12 appareils sont restés en place, principalement autour des institutions européennes. Une partie des neuf autres a été réemployée par le SIRAC « pour assurer la régulation du trafic routier », selon la délibération du Conseil de Communauté du 12 juin 2009.
Marie-Dominique Dreyssé est élue écologiste. Après avoir combattu la vidéosurveillance dans son opposition à la municipalité UMP, elle est devenue membre du « Comité d’éthique de vidéoprotection », fondé au lendemain de la victoire socialiste de 2008. Ce comité se réunit tous les trois mois pour émettre un avis consultatif sur les demandes d’installation de nouvelles caméras. Pour elle, le maintien des caméras de l’OTAN est presque un cas d’école :
« La vidéoprotection est un engrenage : quand on commence à installer des caméras, il est très difficile de revenir en arrière. Aujourd’hui, ce sont les mairies périphériques de la CUS qui réclament leurs appareils, souvent sous la pression des habitants eux-mêmes, qui y voient un moyen de lutte contre les nuisances. Or on se rend compte que bien souvent, les maires confondent délinquance et incivilités : le fait que le nombre d’incivilités augmente ne veut pas dire que la délinquance augmente elle aussi. Ce n’est pas le système en soi qui est mauvais, mais ce qu’on en fait : à certains endroits, cela a du sens d’installer des caméras de surveillance. Il faut réfléchir aux motivations et faire de la pédagogie : pourquoi veut-on en mettre partout ? Ce débat, on ne l’a jamais eu… »
2009 : une cartographie pirate des caméras de surveillance
En 2009, le Collectif de réappropriation de l’espace public — le CREP – dresse une carte des caméras de surveillance dans Strasbourg, établie selon leur observation des rues de la ville. Le CREP multiplie les actions sur le terrain, organise des visites guidées de quartiers vidéo-surveillés, des « journées parapluie » pour ne pas se faire filmer le visage, etc. L’un des fondateurs du collectif et ancien membre d’une liste écologiste, Philippe Merlet, reconnaît à mi-mots avoir aujourd’hui rendu les armes :
« La guerre est perdue : aujourd’hui, même chez les écolos, il est devenu banal et normal d’espionner tout le monde pour n’importe quoi. Dans l’hyper-centre-ville, la police peut suivre visuellement n’importe qui n’importe où : la filature peut se faire à 100%. Évidemment, le citoyen moyen est plutôt content : la vidéo-surveillance a permis d’écarter tous ceux qui vivent en marge, en commençant par les mendiants et les fêtards. Et ça ne risque pas de changer de si tôt, tant que le citoyen moyen ne se sera pas rendu compte qu’être filmé plus de cent fois par jour peut vite devenir contraignant : les contraventions de véhicules mal stationnés risquent de se multiplier. Forcément, si dès que vous garez votre voiture en infraction, c’est sous une caméra. Peut-être que ce jour-là, il faudra lever le tabou de la destruction citoyenne de ces appareils ! »
2011 : Publication d’un rapport critique de la Cour des comptes
En 2011, la Cour des comptes a publié un rapport très critique sur le coût de la vidéosurveillance en France. En moyenne, chaque nouvelle caméra coûte entre 20 000€ et 36 000€ à installer, selon les dispositifs. En 2010, le Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD), chargé d’aider les collectivités à s’équiper, a réparti entre elles 30 millions d’euros alloués à la « vidéoprotection », soit 60% de ce fonds. Mais entre la maintenance des appareils et le traitement des images, ce sont 7 400€ qu’il faut ajouter chaque année par caméra : des coûts à la seule charge des collectivités.
Selon Francis Jaecki, directeur-adjoint chargé du pôle sécurité à Strasbourg, cité par AEF-Sécurité, la CUS a dépensé 6,5 millions d’euros entre 2003 et 2010. Et en 2009, le coût de la maintenance des 336 caméras ne s’élevait qu’à 310 000€, soit 922€ par caméra — loin des 7 400€ moyens par caméra indiqués dans le rapport de la Cour des comptes.
La Cour des comptes a d’ailleurs regretté qu’ « aucune étude d’impact, réalisée selon une méthode scientifiquement reconnue » n’ait encore été publiée. De quoi faire bondir Éric Heilmann :
« Nous avons fait notre travail de scientifiques : nous avons prouvé l’inefficacité de ces dispositifs depuis plus de dix ans. La vidéosurveillance est dissuasive et peut prévenir la délinquance dans des cas très restreints, comme les parkings, dans les transports en commun ou dans d’autres lieux clos où les délits sont commis selon un mode opératoire caractéristique, avec des comportements connus et donc reconnaissables. Cela représente qu’une minorité des cas : la plupart du temps, on fait de la vidéosurveillance pour se rassurer, mais ça ne sert objectivement à rien. »
2014 : les Strasbourgeois majoritairement favorables à la vidéosurveillance ?
Pour les prochaines élections municipales, la vidéosurveillance « ne sera plus au cœur des débats, même si les écologistes reprendront leur refrain sur les libertés individuelles » confie un élu municipal socialiste. Il faut dire que la « vidéoprotection » s’est largement banalisée : selon un sondage IPSOS réalisé en 2010 auprès de 1 000 habitants pour le compte d’Althing, un cabinet parisien privé chargé par la CUS de réaliser la première étude d’impact à l’échelle locale, 65% des Strasbourgeois seraient « tout à fait ou plutôt favorables à la vidéo-surveillance ».
Sollicités à plusieurs reprises par Rue89 Strasbourg, ni l’adjoint au maire chargé de la sécurité, Olivier Bitz, ni le directeur-adjoint chargé du pôle sécurité, Francis Jaecki, n’ont pu se rendre disponibles pour répondre à nos questions.
Aller plus loin
Sur Rue89 Strasbourg : Strasbourg, 3e ville de France la plus vidéosurveillée
Sur Rue89 : A quoi sert la vidéosurveillance ? A pas grand-chose à Amiens
Sur Owni.fr : tous les articles sur la vidéosurveillance
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