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À Strasbourg, l’Église se redécouvre terre d’asile pour les jeunes migrants

L’hébergement public est parfois refusé aux réfugiés mineurs par l’aide sociale à l’enfance, car l’institution ne croit pas à leur minorité. N’ayant nulle part où aller, une quinzaine d’entre eux a trouvé refuge à l’aumônerie universitaire catholique, où seule l’action d’associations et de particuliers leur permet de survivre.

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Ils ont entre 15 et 20 ans et viennent d’Afrique pour la plupart, ou du Bangladesh ou encore d’Afghanistan. Leurs discours se ressemblent : ils ont fui la misère, la guerre, des situations familiales étouffantes, souvent les trois à la fois.

Au centre Bernanos, l’aumônerie universitaire catholique de Strasbourg, le père Thomas Wender, directeur du centre, a commencé à accueillir un jeune réfugié sans toit il y a un an, adressé par l’association Caritas. Aujourd’hui, ils sont 19 dans son église, dont une quinzaine de mineurs à dormir à tour de rôle dans un dortoir de 4 lits, ou sur le sol de la chapelle. Parfois, leur appel quotidien au 115 leur permet de disposer d’une place en hébergement d’urgence, pour une nuit.

Ce mardi matin à 9h, où qu’ils aient dormi, ils reviennent au centre Bernanos où des étudiantes en éducation spécialisée, bénévoles de l’association Caritas, les rencontrent pour les accompagner au niveau administratif, mais aussi pour parler loisirs et éducation.

Leur cas est particulier car ce sont des mineurs non accompagnés (MNA), entrés en France sans parent ou représentant légal identifié. En France, ces mineurs sont censés être pris en charge de manière inconditionnelle par l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE). Le problème, c’est quand le Département, qui finance l’ASE, doute de leur minorité. Dans ce cas, ces jeunes n’ont nulle part où aller. Ils ne lancent pas de démarche de demande d’asile, car elle est réservée aux adultes.

Des histoires semblables, marquées par des problèmes familiaux

Aucun des jeunes actuellement hébergés à Bernanos n’a été reconnu comme tel, explique le père Thomas. Il est indigné par la situation :

« Ce sont des jeunes qui ont tous quitté leur pays, sont tous passés par la Libye et la Méditerranée, dans des situations de désespoir extrême. Pour certains, on peut douter de leur minorité, mais même dans ce cas, il faut se rappeler que c’est un mensonge qui leur permet de quitter la misère. Pour d’autres, comme Ibrahima et Amadou (tous les prénoms ont été changés), deux jeunes guinéens, on était sûr qu’ils seraient reconnus, mais ça n’a pas été le cas. Les réponses du Département aux différents jeunes sont toutes des copiés-collés : il est dit que leurs papiers semblent faux et que leur histoire ne tient pas la route. »

Il en a été de même pour Christian, 17 ans, dont l’histoire, comme beaucoup d’autres, est marquée par des problèmes familiaux. Il a fui le Cameroun il y a trois ans déjà, car, dit-il, son oncle voulait le convertir à l’Islam :

« Je suis parti à 14 ans avec mon grand frère. On est passé par le Nigéria et le Niger. Là, il y a eu l’intervention d’hommes armés et j’ai été séparé de mon frère. J’ai continué vers l’Algérie, le Maroc, l’Espagne, puis la France. J’ai dormi dans la rue pendant plusieurs mois. Je suis allé me faire un passeport à l’ambassade à Paris, je suis allé voir plusieurs fois le Département. Un jour je leur ai dit que je ne bougerai pas tant qu’ils ne me donneraient pas un endroit où dormir, car avec ce froid, je n’en pouvais plus. Ils ont appelé la police. Mais moi je ne suis pas un brigand. J’ai fini par partir. Un monsieur m’a hébergé pendant un temps, puis je suis venu ici. Ce qui me tracasse le plus, c’est de n’avoir aucune nouvelle de mon frère et de me sentir perdu. Avec tout ce chemin, j’ai compris que peu importe si on a les bons papiers ou pas, quand on va dans un autre pays, on est juste un étranger. »

Les jeunes passent le plus clair de leurs journées à attendre. Ce qu’ils souhaitent le plus : aller à l’école. (Photo DL / Rue 89 Strasbourg / cc)

Revenir à la mission d’accueil de l’Eglise… tant bien que mal

Pour le père Thomas, il était évident que l’aumônerie catholique répondrait présente dès qu’elle a été sollicitée, revenant ainsi à un des premiers rôles de l’Eglise, l’asile :

« Cela me tenait à cœur, on n’a que peu de place, ce n’est pas comme si je les mettais tous dans mon appartement. Cela demande un peu de flexibilité aux étudiants qui habitent ici en revanche, car les réfugiés utilisent les douches, la machine à laver… »

Ce qui devait être provisoire commence à durer, et il devient difficile pour les structures associatives et l’aumônerie de prendre en charge les jeunes réfugiés de manière convenable, comme le raconte Père Thomas :

« On n’a pas de fonds, on se débrouille. C’est moi qui vais faire des courses en Allemagne au Aldi… Là, vu que ça dure, on va installer une douche dans un petit local et on a acheté une nouvelle machine à laver… »

Nombreux sont ceux qui se sont mobilisés pour donner des vêtements aux réfugiés de Bernanos (Photo DL / Rue 89 Strasbourg / cc)

Quand la solidarité individuelle pallie les carences des institutions

Les seules choses qui rythment les journées des jeunes : les moments d’accompagnement des associations, les déjeuners à l’Étage, un restaurant solidaire, et les dîners qu’ils se préparent à la cuisine du centre le soir, grâce à la nourriture achetée par le père Thomas.

Car c’est tout un système de solidarité qui s’est enclenché autour de ces mineurs. Le père Thomas fait régulièrement appel aux étudiants sur la page Facebook de l’université et se réjouit de constater qu’ils répondent présents :

« C’est beau. Au-delà de la question religieuse, les gens se posent des questions sur le sens de la vie, de l’engagement, aider son prochain… Des étudiants donnent des cours de français, apportent des habits, etc. Il y a les directeurs de lycées qui prennent les jeunes. Et il y a bien sûr Caritas qui fait énormément dans l’accompagnement de ces jeunes. »

Les jeunes peuvent se faire à manger à la petite cuisine du centre, grâce à la nourriture achetée par le père Thomas (Photo DL / Rue 89 Strasbourg / cc)

Un chemin de croix administratif

Comme tous les autres accueillis à Bernanos, les deux jeunes guinéens Ibrahima et Amadou ont été accompagnés par l’association Thémis pour la défense de leurs droits. Leur avocate, Séverine Rudloff, raconte leur chemin de croix administratif. Ils affirment avoir 15 et 16 ans et avoir fui une situation familiale complexe, en passant par la Libye, Lampedusa, Milan, avant d’arriver à la gare de Strasbourg :

« Là, la police leur a indiqué la plateforme d’accueil des demandeurs d’asile, qui les a dirigés vers les services de protection de l’enfance. C’est là qu’ils ont fait leur récit (ils n’avaient pas d’extraits d’acte de naissance) et au bout d’une heure d’entretien chacun, on leur a signifié qu’ils ne pouvaient pas être pris en charge, sans réelle justification. »

Ils sont alors dirigés vers Caritas et Thémis. Séverine Rudloff prend en charge leur cas et décide d’entamer des recours :

« Nous avons saisi le tribunal administratif en référé-liberté, une procédure où le juge doit statuer en 48h. Nous voulions suspendre la décision du Département de ne pas mettre ces jeunes à l’abri pour ensuite faire une évaluation plus poussée, en soulevant que c’était une atteinte à leur dignité et à la protection de l’enfance. Le tribunal a repris ce que le Département avait plaidé, à savoir que les jeunes ne sont pas vulnérables vu le parcours migratoire qu’ils ont réussi à accomplir “sans trop de difficultés”, et qu’ils avaient eu un abri en Italie et ont quand même continué vers la France. C’est juste incroyable. »

S’ensuit alors une audience auprès du juge des enfants, qui peut décider du placement des mineurs. Cette fois, l’un d’eux a pu montrer un acte de naissance envoyé par un ami en Guinée. Là encore, la requête est rejetée : le récit ne serait pas cohérent, la véracité des documents est douteuse.

Qui doit prouver l’âge des jeunes ? Les jeunes.

Pour Séverine Rudloff, le problème est que le Département ne suit plus les procédures prévues pour évaluer l’âge des jeunes mineurs isolés :

“Normalement, il faut donner un toit aux jeunes puis les observer pendant 5 jours, avec un faisceau d’indices : il faut juger de leur attitude, de leur maturité, de leur vulnérabilité, de leur apparence physique aussi. La réalité, c’est qu’il y a de plus en plus de demandes et qu’ils n’arrivent pas à suivre. Depuis un peu plus de six mois, les évaluations sont expéditives et non conformes à la réglementation.”

Pour elle, ce qui est le plus désolant dans ces affaires est qu’il incombe aux jeunes de prouver qu’ils sont mineurs pour avoir droit à protection, alors que normalement « le grand principe est la présomption de minorité. »

La quinzaine de jeunes alterne pour dormir dans ce dortoir de 4. (Photo DL / Rue 89 Strasbourg /cc)

Le Département : « quand il y a un doute, on les garde »

Les représentants du Département disent faire tout leur possible pour qu’aucun mineur ne « passe entre les mailles du filet. » Philippe Meyer, vice-président du Conseil Départemental en charge de la protection de l’enfance (LR), soutient que le Département assume ses responsabilités :

« Quand un jeune se présente à nous, une évaluation est faite pour s’assurer qu’il est mineur et puisse être accompagné. Il arrive effectivement qu’un certain nombre d’entre eux ne le soit pas. On a quand même eu des “mineurs” de 28 ou 30 ans. On ne peut pas accueillir tout le monde, pour les majeurs cela relève de la politique migratoire de l’Etat. Mais quand il y a un doute, on les garde. »

Selon lui, les erreurs sont marginales, et la preuve en est que la justice entérine les décisions du Département :

« Sur 529 personnes qui se sont présentées à nous en tant que mineurs, seulement 6 ont fait l’objet d’un recours. Et le juge a reconnu à chaque fois que nous faisions du bon travail. Moi je suis très heureux de ce qu’on fait. Je ne peux pas dire qu’il n’y a pas eu d’erreurs, mais cela m’étonne, les évaluations sont faites par des gens très humains qui font un travail très correct. »

Des difficultés administratives qui s’ajoutent aux traumatismes

En attendant, difficile pour Ibrahima et Amadou, et leurs camarades Aboubacar, Christian ou Ismaël, d’entrevoir une éclaircie, enfermés qu’ils sont dans cet entre-deux administratif. Les seules perspectives sont les recours, et quand ils sont épuisés, de se lancer dans une chimérique demande d’asile quand ils seront majeurs. En attendant, ils ont du mal à surmonter les traumatismes, comme l’explique Ibrahima :

« On pense tout le temps à notre situation, on n’arrive pas à dormir, on en discute entre nous. Moi j’ai pu commencer à faire du foot à l’Elsau, et quand je suis avec les copains j’oublie parfois pendant 5 minutes, mais après ça revient tout de suite. Et surtout, ce froid, ça nous tue. »

C’est grâce à Caritas qu’il a maintenant des crampons pour aller jouer au foot. L’action de l’association est fondamentale pour ces jeunes à qui elle permet de manger le midi, de réfléchir à un projet professionnel, ou même de payer des trajets pour aller aux ambassades à Paris.

La réponse du Département à une demande de prise en charge d’un des jeunes. Toutes des « copié-collé », d’après le père Thomas. (Photo DL / Rue89 Strasbourg / cc)

Aller à l’école avant tout

C’est par le bouche à oreille que de plus en plus de jeunes comme Ibrahima ont entendu parler de Thémis et de Bernanos. Accueilli depuis deux mois, il n’en peut plus de ces journées qui se répètent. Mais il pourra sûrement bientôt aller au lycée. Ce qui n’est pas le cas de Christian qui n’a pour l’instant pas trouvé d’établissement. Alors que l’école, c’est tout ce qu’il souhaite, avec un peu de loisirs. Leurs journées sont surtout marquées par l’ennui :

« J’attends des nouvelles de mon recours, je ne sais pas si ce sera positif. Je ne sais pas si c’est un problème de nationalité ou de couleur. Je ne vais pas à l’école, je ne fais rien. On est là, on ne comprend pas notre situation, et la solution ne vient pas. On vit au jour le jour. On ne sait pas ce qu’il se passera demain. Ils pourraient au moins nous envoyer à l’école, on ne demande pas autre chose. Moi j’ai envie de bien écrire et de bien parler. »

Les jeunes se sentent surtout très seuls, d’autant plus qu’ils n’ont plus de contact avec leur famille. Aboubacar est venu avec sa mère, dont il a été séparé au cours de son parcours. Il lui reste une sœur, en Côte-d’Ivoire, dont il n’a pas de nouvelles non plus. Ce jeune de 16 ans a bon espoir d’être bientôt scolarisé, depuis que Caritas l’a accompagné au centre d’orientation, qui recherche un établissement. Il « veut vraiment y aller », car « tout doit commencer par l’école. »

Comme les autres, Ibrahima ne souhaite pas qu’on voit son visage. Pour lui, le plus dur est l’ennui et le froid qui le « tue » (Photo DL / Rue 89 Strasbourg / cc)

Quand l’aumônerie devient hébergeur « officiel »

Le Père Thomas Wender trouve rocambolesque que les autorités se reposent sur des structures comme le Centre Bernanos pour faire leur travail :

« J’ai eu le cas de deux petites filles que l’ASE m’a demandé d’héberger ! J’ai fait en sorte de les mettre dans une chambre d’étudiant et ce sont des étudiantes qui venaient s’occuper d’elles à tour de rôle ! Cela a duré une semaine puis elles ont pu intégrer un foyer. Quand j’ai demandé une fois si je pouvais leur rendre visite, on m’a rétorqué que c’était une demande à adresser au juge. Voilà où on en est. »

Par la force ds choses, il raconte que le centre s’est découvert une fonction de prise en charge de la précarité, de manière plus engagée que ce pour quoi il était prévu au départ :

« Tout cela n’est pas la vocation du centre à la base, mais on commence à connaître la problématique. Je crois qu’on est les seuls sur Strasbourg à héberger des mineurs isolés, même si certains trouvent refuge chez des compatriotes, des particuliers… On héberge aussi quelques majeurs, dont certains sont théoriquement expulsés. On a aussi le cas d’un jeune qui a fui son pays en raison de son homosexualité… On lui paye une chambre dans un hôtel.”

En fait, le Département a lancé un « Réseau d’accueil solidaire », un appel à des familles pour accueillir des mineurs étrangers non-accompagnés. Déjà 80 familles environ se sont inscrites. Cela soulage le Département et lui revient moins cher : le défraiement des familles est moins coûteux qu’une prise en charge totale en foyer par exemple. Pourtant, Philippe Meyer l’assure :

« Il n’y a pas de refus de prise en charge pour des histoires d’économies, ce n’est pas ça du tout. Je suis prêt à dialoguer avec les associations qui ont cette impression. »

Aider en « se mettant à plusieurs »

En attendant, le Père Thomas explique que les particuliers et les associations peuvent aider de plusieurs manières :

« L’idéal serait que des gens se mettent à plusieurs. Pour l’hébergement, d’abord, si des paroisses ou associations ont un local, elles pourraient offrir de quoi dormir et se laver, les nourrir… Ensuite, s’il y a des gens capables de faire de l’assistance administrative, nous sommes preneurs même si Thémis fait déjà le gros du travail… Sinon, il est toujours utile d’amener de la nourriture. Aussi, si des personnes veulent organiser des sorties, un week-end, ce serait bienvenu, car les jeunes sont très isolés. Enfin, il faut sensibiliser les écoles, car elles ont le droit de scolariser des jeunes sans-papiers et ne le savent pas toujours. »

Peu à peu, la société se structure pour pallier les carences des institutions, ce qui offre un peu d’espoir à Ibrahima, Ismaël et les autres, comme Aboubacar qui conclut à la fin de son témoignage :

« J’espère juste que la situation va changer. »


#mineurs non accompagnés

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