C’est une photo de famille spéciale pour les Meckes. En ce samedi de mai, trois générations sont réunies sur une place à Gries. Le soleil tape : on se prend par les épaules et on sourit à l’objectif. Ce n’est pas facile de réunir dans le cadre cette famille nombreuse et ce qui les rassemble aujourd’hui. Accroupis au sol, ils surplombent quatre pavés où sont gravés leur nom de famille. Y est gravé aussi le destin tragique de quatre de leurs aïeux arrêtés en 1941 en Alsace, expulsés par les Allemands en France : bringuebalés de l’Indre à Thonon, puis dans divers camps d’internement du Sud-Ouest.
Sur les quatre, seul l’un d’eux, Henri, parviendra à s’enfuir. Frédéric, son père, Catherine et Pierre – sa sœur et son frère, mourront eux aussi internés au Barcarès et à Saliers en 1941. C’est un autre Henri, 42 ans en 2023, qui a retracé patiemment l’histoire de sa famille (le Henri en souvenir duquel il a été prénommé est son arrière grand-père). Les Meckes font partie de la communauté yéniche, des nomades et semi-nomades présents en Alsace depuis des siècles et qui vivent également en Allemagne, en Suisse et en Autriche. La culture yéniche est riche, notamment la musique réputée, la langue se rapproche des différents parlers germaniques comme l’alsacien mais aussi le yiddish.
Arrêtés par les nazis, internés par la France
Pour les nazis, ce sont des « Zigeuner » (tsiganes), et comme l’ensemble de ces populations, ils font l’objet d’une politique de déportation et d’extermination systématique. En 1941, les quatre Meckes sont arrêtés à Gries par la police allemande, expulsés vers la France avec plus de 70 personnes. À l’époque, ces communautés connaissent aussi des persécutions par le régime de Vichy. Ils sont internés dans des camps, peu survivent aux terribles conditions de vie. Pour Henri Meckes qui a fouillé dans les archives, retrouver les traces des siens a été capital :
« Aujourd’hui, on a rendu hommage à nos ancêtres qui ont été persécutés durant cette dure période. Je me sens fier et honoré, ils ont vécu une expérience très difficile. Pour moi, poser ces pavés est un signe de respect pour dire qu’on ne les a pas oubliés. C’est aussi une façon de montrer qu’on n’oublie pas non plus d’où on vient. »
Les stolpersteine ou pavés de mémoire ont été créés dans les années 90 par un artiste allemand : Gunter Demnig. L’idée est de commémorer le souvenir des victimes du nazisme en marquant leur ancien domicile ou lieu de travail par des cubes de béton recouverts d’une plaque de laiton, avec une inscription qui honore leur mémoire. Aujourd’hui 100 000 pavés ont été posés en Europe. En France le projet a mis plus longtemps à démarrer (lire les épisodes 1 et 2 de cette série).
Longues et minutieuses recherches
Henri Meckes a effectué seul ses recherches, elles ont été longues et minutieuses, mais le père de trois enfants est parvenu à combler les silences familiaux : « on n’en parlait pas, C’est une mauvaise période que les anciens ne préfèrent pas évoquer. Mais nous qui sommes un peu plus jeunes, nous voulons faire savoir ce qu’il s’est passé ». Le choix de Gries s’est imposé, la famille Meckes y résidait et le maire de la ville est aussi le patron d’Henri. L’association Stolpersteine France a porté le projet, comme l’explique Christophe Woehrlé, son président :
« L’Holocauste des tsiganes, c’est le Samudaripen. Qu’il n’y ait pas beaucoup de commémoration pour les yéniches alors qu’ils sont vraiment partie intégrante de notre culture alsacienne interroge. Ce qui est très important à Gries, c’est qu’on a posé des stolpersteine pour des gens qui sont morts dans des camps français. Ces lieux qui nous font voyager aujourd’hui étaient des lieux de morts et de torture. »
À partir des années 40, de 3 à 6 000 personnes identifiées comme « nomades » ont été internées et leurs biens spoliés. Les décès se comptent par centaines. La loi française sur l’internement n’a été abolie qu’en 1946. Les recherches manquent sur cette part sombre de l’histoire de France qui n’a été reconnue officiellement qu’en 2016 par le président d’alors, François Hollande. La pose de ces pavés est essentielle pour aider à la prise de conscience selon Henri Meckes :
« C’est aussi une image du passé de la France. Le régime de Vichy nous considérait comme des asociaux, des indésirables… Nous avons été persécutés et mis dans des camps car on ne vivait pas comme les autres, en roulotte. Ça ne correspondait pas aux Français qu’ils voulaient. »
L’holocauste yéniche largement ignoré
La cérémonie est rythmée par les chansons yéniches douces amères de Manou, le groupe de Mano Trapp, lui-même issu de cette communauté. Un des morceaux traditionnels qu’il interprète accompagné d’un violoncelle et d’une guitare demande aux enfants de se méfier des soldats et de leur chiens qui vont venir les prendre pour les séparer de leurs parents. Mano Trapp qui vit en Allemagne n’a pas hésité à venir quand il a été sollicité par Henri. Pour lui, en plus d’un hommage, c’est un moyen de faire connaître la culture yéniche :
« Il est arrivé à mon arrière grand-père quelque chose de similaire à ce qui est arrivé aux membres de la famille Meckes. C’est important de rendre hommage aux victimes du national socialisme. De nombreux yéniches ont été déportés, stérilisés de force. C’est une histoire très triste et qui n’a pas encore été entièrement traitée. »
Cette histoire méconnue, minorée ou mise sous le tapis, est aussi le ferment de discriminations qui perdurent aujourd’hui selon Henri Meckes. En Alsace, comme ailleurs, les préjugés qui entourent les yéniches, les « vanniers », les gens du voyage en général, qu’ils soient nomades ou sédentaires, sont très prégnants :
« La discrimination est toujours forte. On est toujours mal vus. Dans la recherche de logement ou de travail, on ne sera pas prioritaires. Ce genre de cérémonie éclaire ce qu’on a subi. On est des Français à part entière et on mérite d’être respectés, sans être stigmatisés. »
Des recherches personnelles comme celles entreprises par Henri Meckes, les efforts d’associations et une volonté politique locale (puisque l’autorisation de la mairie est nécessaire pour implanter des stolpersteine) permettent de combler les omissions et de contrer les dénis des récits nationaux et locaux. C’est l’intérêt des pavés de mémoire qui mettent en avant des trajectoires individuelles, estime Régis Schlagdenhauffen, maître de conférence à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS) :
« Avec les pavés, on a affaire à des personnes peu ou pas connues, ce ne sont pas des grands noms de la Résistance. Or l’entreprise des nazis était bien de réduire au silence et au néant des individus, notamment dans les camps de concentration. Les gens n’avaient plus de noms, ils n’étaient plus que des numéros. Cela a donc beaucoup de sens de planter ces pavés là où elles ont vécu. Cet objet permet aussi d’inscrire cette mémoire pour une longue période. »
Les silences autour des homosexuels persécutés
Le chercheur a beaucoup travaillé sur les mobilisations pour la mémoire des personnes persécutées pour homosexualité lors de la seconde guerre mondiale. Si en Allemagne il existe plusieurs pavés (une centaine environ) qui commémorent des personnes déportées pour cette raison, ce n’est pas encore le cas en France. Mais en 2024, Strasbourg installera deux pavés en souvenir d’un couple d’hommes, Josef M. et Eugen E., arrêtés et condamnés pour cette raison.
Cette initiative est née des recherches de Frédéric Stroh, lors de son doctorat en histoire à l’Université de Strasbourg. Alors qu’il étudie : « la répression judiciaire de l’homosexualité masculine sous le nazisme », et compare le pays de Bade à l’Alsace annexée, il découvre que le Troisième reich a exporté le cadre répressif allemand qui criminalise les relations entre hommes jugées « contre nature ».
Parmi ceux qui vont tomber sous le coup du paragraphe 175, Josef M. et Eugen E. Le premier est policier badois, le second un comptable strasbourgeois. Dénoncés, ils sont arrêtés et jugés. Josef M est condamné pour « débauche contre-nature continue » et exécuté en 1942. Eugen E. est condamné à deux ans de prison. Il est emprisonné à Mulhouse puis interné au camp de Schirmeck.
Le chercheur associé à l’unistra contacte alors Stolpersteine 67, qui avait déjà un objectif en ce sens. Les associations Les OubliéEs de la mémoire et Festigays sont aussi partie prenantes. Les deux pavés seront posés à proximité de la place Kléber. Un symbole fort selon Frédéric Stroh :
« C’est important car ils ont vécu ensemble place Kléber et parce que c’est un endroit central de Strasbourg, cela permettra à un plus grand nombre de personnes d’être au courant. On a touché à l’intime de ces hommes, à leur vie amoureuse. Cela compte de leur rendre hommage et de les réhabiliter alors qu’à l’époque, ils ont été publiquement diffamés, illégalement condamnés et sont morts. »
Des groupes minoritaires et stigmatisés
L’historien a retrouvé la trace de 371 personnes, tous des hommes, arrêtés pour cette raison. Considérée par les nazis comme une partie du Reich, le statut de l’Alsace et de la Moselle diffère du reste de la France. Les hommes y sont soit poursuivis, soit envoyés en France de l’intérieur, soit encore au camp de Schirmeck :
« Les chiffres ne sont pas exhaustifs, mais les logiques sont bien avérées : l’Alsace était un cas particulier, les nazis ont réprimé l’homosexualité en Allemagne mais pas en France ni par exemple en Pologne. Pendant longtemps, ces cas n’ont pas intéressé. La mémoire de l’annexion alsacienne fait une large part aux incorporés de force mais prend peu en compte l’expérience des tsiganes, des handicapés, des témoins de Jéhovah, etc. »
Frédéric Stroh parle des « oubliés de l’annexion », un terme qui fait écho au nom choisi par une association basée à Paris, Les oubliéEs de la mémoire. Ses militants ont œuvré depuis 2003 pour que le souvenir des déportés en raison de leur homosexualité soit associé aux commémorations et travaille à l’installation d’un mémorial national. Cette idée a été portée par Jean Le Bitoux, militant homosexuel très engagé (1961-2010) qui a co-écrit les mémoires de Pierre Seel, alsacien homosexuel arrêté, torturé et interné à Schirmeck. Grâce au travail de l’association, il a été reconnu comme déporté en 1994.
50 ans après, lourds secrets de famille
Pourquoi les cas de déportés homosexuels connus sont-ils si peu évoqués en France, voire niés ? Ibéa Atondi de Cointet, secrétaire nationale des OubliéEs de la mémoire, identifie plusieurs raisons à ce tabou qui demeure :
« En dehors des régions sous contrôle allemand, la plupart de ces déportés l’ont été en raison du droit commun ou « indésirable » comme ceux ou celles qui contrevenaient aux mœurs. Leur nombre et les trajectoires sont encore difficiles à retracer. Une autre raison est institutionnelle : il a fallu attendre 1995 pour que l’État français reconnaisse ses crimes et sa responsabilité dans la déportation. La dépénalisation de l’homosexualité ne date que de 1981, il était difficile d’évoquer cette question dans le débat public avant cela. »
En plus de cette appartenance à un groupe minoritaire et stigmatisé, Frédéric Stroh identifie une autre explication :
« La Mémoire des déportés homosexuels existe peu dans les mémoires familiales, souvent parce qu’ils n’ont pas d’enfants mais aussi parce que l’homosexualité d’un membre était ignorée dans la famille. C’est pour cette raison qu’ils n’ont pas forcément parlé après guerre, or il est plus compliqué de construire une mémoire publique s’il n’existe pas de mémoire familiale. »
Frédéric Stroh a tenté de retrouver des parents et des descendants indirects du couple. Du côté de Josef M., exécuté en 1942, ses recherches ont été infructueuses. À sa sortie du camp de Schirmeck, Eugen E. s’est installé dans un village alsacien. Il est mort en 2004 sans avoir raconté son histoire à sa famille. Le jeune historien va prochainement les rencontrer pour leur proposer de les associer à la pose des deux pavés en 2024.
Chargement des commentaires…