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À Stimultania, les strates et les cicatrices de Beyrouth par Stéphane Lagoutte

Le photojournaliste Stéphane Lagoutte expose à Stimultania des compositions tirées de quarante années de présence à Beyrouth et au Liban. Un travail artistique et journalistique, qui plonge dans les mosaïques culturelle et historique libanaises.

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Réalisée par le photographe Stéphane Lagoutte, l’exposition photographique Liban, Stratigraphie met en lumière des images prises au Liban pendant dix ans. Du 26 janvier 2024 au 27 avril 2024, à Stimultania, les visiteurs sont invités à arpenter cinq parties : Beyrouth 75-15, Observation, Révoltes, Voir et Survivances.

En 2011, Stéphane Lagoutte, photojournaliste pour Libération et directeur de l’agence Myop, rejoint sa femme à Beyrouth. Commence alors un travail photographique qui va durer une dizaine d’années. Comme un géologue, il étudie les strates qui constituent l’histoire du Liban depuis 1975. Stéphane Lagoutte photographie au format 35 mm pour être au plus proche des habitants. Il considère que sa place en tant que photographe est la même que celle du spectateur quand celui-ci regarde ses photographies.

Ce qui explique cette sensation de proximité, de quasi immersion. L’exposition met en avant une approche à la fois journalistique et artistique, répartie en cinq parties (que l’auteur nomme « tableaux ») dans l’espace d’exposition.

Beyrouth 75-15 (2015)

Lors de son voyage à Beyrouth, Stéphane Lagoutte se balade dans les rues entremêlées et se laisse emporter par l’histoire de cette ville. Il rencontre là-bas une journaliste spécialiste des lieux d’histoire de Beyrouth. Le photographe se laisse guider dans un hôtel de luxe abandonné, l’Excelsior. Au sous-sol de l’hôtel se trouvait la boite de nuit la plus connue avant la guerre, les Caves du Roy. Il va par hasard y trouver des films d’un autre photographe faits peu de temps avant le conflit civil de 1975.

Par le biais de ces négatifs, il souhaite faire le lien entre le passé et le présent. Il lui vient donc à l’idée d’utiliser le procédé de surimpression pour lier les images d’hier et d’aujourd’hui. Il va photographier tout l’hôtel jusqu’à s’approcher de détails comme les matières des murs, les prises électriques, etc. Cette superposition d’images de films négatifs, de photographies actuelles et de films érotiques sonores en 16 mm, met en avant un certain nombre de strates qui épaississent encore la temporalité. Sur certaines de ces photographies, la surimpression est difficile à détecter comme si l’artiste voulait brouiller le regard entre présent et passé.

Observation (2011-2014)

Au même moment, en se baladant dans les rues de Beyrouth, Stéphane Lagoutte passe de quartier en quartier. Le photographe aperçoit les regards se poser sur lui. Il se sent regardé avec méfiance, considéré peut-être comme un potentiel danger. Fixé par ces habitants depuis leurs fenêtres ou balcons, le photographe décide à son tour de les observer en les photographiant.

Par la suite, il dessine une partie des photographies à l’encre de chine sur un format monumental pour leur donner un statu poétique et politique. C’est une manière de leur redonner une forme d’importance, d’historicité, un moyen de les placer comme des hérauts. Dans l’espace d’exposition, les dessins sont disposés en hauteur comme une sorte de caméra de surveillance dans la ville. Les visiteurs ont la sensation d’être épiés.

Révoltes (2011-2014)

Des manifestations débutent dans la soirée du 17 octobre 2019. Une taxe « WhatsApp » déclenche un mouvement de protestation de la population, qui descend dans les rues partout au Liban. Elle réclame le départ de l’ensemble de la classe politique.

Sur place, Stéphane Lagoutte photographie cette effervescence collective, un sentiment de solidarité se dégage à travers ses images. Dans l’espace d’exposition, les spectateurs circulent dans un couloir où deux cimaises se font face. Des projections de ses images et les enregistrements sonores des manifestations mettent les visiteurs au cœur de ces soulèvements. Un lieu de passage, une transition possible vers un monde meilleur.

Voir (2020)

Le 4 août 2020, une grande partie de la ville de Beyrouth est soufflée par une double explosion sur le port de la capitale. Devant le port, une marée de voitures défile sur l’autoroute face au lieu du drame. Les habitants veulent constater par eux-mêmes pour y croire.

« Le voir pour le rendre réel, le voir pour réaliser »

Stéphane Lagoutte

Stéphane Lagoutte choisit de ne pas photographier la catastrophe. Il décide de tourner le dos au port et capture alors les premiers regards des passants dans leurs voitures pour montrer à quel point l’accident impactait les Libanais dans leur chair, dans leur être.

Le soleil se couche suffisamment pour pénétrer dans les habitacles des voitures, laissant apparaître une atmosphère presque irréelle à la scène. Les images recadrées ne présentent qu’un portrait serré de ces personnes. Les pixels laissent apparaître un quadrillage, et l’artiste recouvre les photographies d’un plexiglas pour figer à jamais cet instant dans le temps. Un moment suspendu où l’espoir n’est plus d’actualité.

Stéphane Lagoutte, Voir. Photo : Stéphane LagouttePhoto : Stéphane Lagoutte

Survivances (2020)

Dix jours après l’explosion, Stéphane Lagoutte part à la rencontre des Libanais et récolte leur témoignage. Il va par la même occasion photographier tous ces survivants. Le photographe devient l’exutoire des habitants, qui avaient besoin de raconter comment, par miracle, ils avaient survécu. Les différents formats donnent la sensation que les visiteurs partent à la rencontre de ces habitants : on rentre chez eux, dans leur intimité, leur histoire. Cette multitude d’images forme une mosaïque qui reproduit l’éclatement causé par le drame.

Stéphane Lagoutte propose pour cette exposition un sixième et dernier tableau, Strate (2022), faisant écho à la première photographie de l’exposition issue de la série Beyrouth 75-15.

Stéphane Lagoutte, Strate. Photo : Morgane AkyuzPhoto : Morgane Akyuz

 La Tour Skyline dévastée est devenue un symbole de l’explosion du 4 août 2020. L’immeuble fait face à la mer et domine le port. Entre la première série et cette photographie, l’immeuble a eu le temps d’être construit, d’être habité, d’être partiellement détruit avant de connaître une énième reconstruction. Un cycle perpétuel qui laisse planer le fantôme de la guerre, signe d’un traumatisme difficilement imaginable.


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