Les vacances scolaires viennent de se terminer et le calme est de mise dans la maison de Stéphanie (tous les prénoms ont été changés), assistante familiale dans une petite commune du Haut-Rhin. Elle accueille dans un grand salon baigné de lumière en cette (trop) belle journée de février. La porte vitrée donne sur une vaste terrasse, animée par la présence d’un grand lapin noir et blanc. Non loin, on entend le début d’une rivière.
Devenir assistante familiale pour « faire son métier à la maison »
Stéphanie est seule à la maison parce que les trois jeunes qu’elle accueille ont repris les cours : Jessica, 17 ans, est au lycée, où elle se prépare à un bac littéraire, et Julien, 16 ans, est en institut médico-professionnel, où il suit une formation adaptée à son léger handicap mental. Il y a aussi Laura, 22 ans, la grande sœur de Jessica, qui habite maintenant dans un appartement au rez-de-chaussée de la maison de Stéphanie.
C’est avec son arrivée dans la famille, il y a 19 ans, que Stéphanie devient assistante familiale. À l’époque, elle habite dans cette même maison avec son mari, éducateur, et ses 4 enfants, qui avaient entre 6 et 15 ans. Stéphanie est monitrice-éducatrice dans une maison d’enfants quand elle décide de changer (un peu) de voie :
« J’ai décidé de devenir assistante familiale quand je me suis rendue compte d’un paradoxe : je m’occupais des enfants des autres et faisait garder les miens. Alors, pourquoi ne pas faire le métier que j’aimais, mais à la maison ? S’il y avait de la place pour 4 enfants, pourquoi pas 5 ? C’est devenu une évidence. Si on se pose 10 000 questions, on ne le fait pas. »
Un an après, ils se sont dit « et pourquoi pas 6 ? », en accueillant Jessica, dès ses 9 mois, dont la maman ne pouvait plus s’occuper, et dont le papa était absent. Jessica ne les a plus jamais quittés. À la maison, chacun a sa chambre, quitte à ce que les parents occupent la plus petite pièce (à peine de quoi mettre un lit deux places), et quitte à aménager les combles, au-dessus du 2e étage. Dans la chambre de Julien trône aujourd’hui un gilet de sapeurs pompiers, sa profession. Chez Jessica s’éparpillent des copies sur le bureau collé au lit.
Famille nombreuse et situation atypique
Stéphanie décrit son foyer comme une famille « atypique » : une famille nombreuse, 7 enfants en tout, dont l’un des frères est adopté. Une famille d’accueil dont les jeunes placées partagent avec tout le monde les week-ends et les vacances, et les années : si Jessica et Laura voyaient encore leur mère régulièrement au début, comme cela arrive parfois pour les enfants placés, le contact a fini par être définitivement rompu. Julien, arrivé il y a trois ans, n’a pas non plus de contact avec sa mère, pour l’instant.
Chez d’autres assistants familiaux, il arrive que les jeunes restent seulement quelques années puis rentrent dans leur famille, changent de famille d’accueil, ou aillent vivre en foyers. Sur une vingtaine d’années, certaines assistantes familiales accueillent parfois une dizaine d’enfants, alors que la situation de Stéphanie est marquée par la continuité :
« Contrairement à d’autres assistantes familiales, on ne prenait pas de vacances juste “entre nous”, la famille. Les filles ont tout partagé avec nous. Nos familles respectives nous ont aussi soutenus et les ont aussi accueillies à leur manière. À Noël par exemple, tous les enfants recevaient la même enveloppe. »
« Ils ont toujours des parents »
Dans une telle situation, qu’est-ce qui les différencie d’une famille « classique » ? Stéphanie répète plusieurs fois qu’il faut être « très au claire » :
« Ce ne sont pas vos enfants. Ils s’inscrivent dans une histoire difficile, et ont, dans la majorité des situations, des parents. Nous travaillons dans cette perspective qu’ils puissent peut-être un jour rentrer chez eux, même si aujourd’hui, la politique va dans le sens de dire « tu peux aussi poser tes valises », quand on sait qu’à long terme, il n’y aura pas de retour chez les parents. »
Dès leur arrivée respective, Laura et Julien l’ont appelée « Tata », comme les enfants appellent parfois leur « nounou ». La très jeune Jessica a eu un peu de mal puisqu’au début, elle voyait les enfants de Stéphanie l’appeler « maman », et s’était mise à les imiter. Finalement, elle a opté pour le cloisonnement : en privé, elle s’adresse à Stéphanie en disant « Maman », mais devant les autres, où elle dit aussi « Tata ».
Associer la famille
La communication est très importante pour Stéphanie, y compris avec ses propres enfants, qui ont grandi en partageant tout avec les enfants placés :
« Avant de me lancer dans ce projet, on a fait un « conseil de famille ». Mes enfants étaient partants. Et on le refaisait régulièrement pour voir s’ils étaient d’accord de continuer. Pourtant, il fallait partager, subir le fait que, parfois, la grande nous poussait dans nos retranchements, cassait leurs jouets ou dessinait sur les murs… Cela n’a pas toujours été simple, mais ils ne se sont jamais plaints ».
Pour elle, il est logique que la famille s’implique :
« Les enfants sont chez nous, sur notre canapé, à notre table, partagent notre vie, de ce fait nous ne pouvons pas tout cloisonner. C’est un état d’esprit à avoir, ce n’était pas une charge, ça n’avait rien d’exceptionnel. Chacun est bon dans quelque chose, je n’aurais pas pu être médecin par exemple, mais j’avais envie de faire ça ».
Des travailleurs sociaux méconnus
Stéphanie insiste, malgré ce que le terme courant « famille d’accueil » peut laisser entendre, elle est bien professionnelle et salariée du Département :
« La reconnaissance du métier est importante. Il y a de l’investissement, de l’éducatif. Bien sûr, c’est atypique, mais c’est vraiment une profession, un métier ».
Comme toutes les assistantes familiales, qui font partie des travailleurs sociaux, Stéphanie a suivi une formation initiale, puis des formations continues. Selon le besoin, elles peuvent également demander à se former sur des sujets spécifiques. Passionnée, Stéphanie a beaucoup lu, fait des recherches. Pour elle, il est important de se documenter sur le volet éducatif, de connaître les enjeux qui se jouent dans les histoires familiales, et de mieux cerner les jeunes accueillis. Le métier s’étant professionnalisé, elle met à l’écrit son expertise et laisse une trace de son travail dans des rapports et des échanges de mails intensifiés avec les services.
« Mettre des mots sur des maux »
Cette évolution du métier fait qu’elle se sent « mieux accompagnée qu’il y a 20 ans », notamment sur la prise de conscience au niveau du handicap. Une dimension essentielle pour elle, puisque Jessica souffre de dyslexie et de troubles de l’attention, et Julien d’une légère déficience mentale. Au bout de quelques années, elle a également compris que Laura souffrait de dyslexie et de dyscalculie :
« Au début, on est formé de manière générale sur le handicap, mais ces déficiences « non-marquées », je ne les connaissais pas. Aujourd’hui, il y a de plus en plus d’enfants avec ces problématiques lourdes, ou plutôt, on les diagnostique davantage. On essaye de mieux comprendre les troubles du comportement. Certains disent qu’on met les enfants dans « des cases », mais nous, ça nous permet de comprendre et d’affiner notre accompagnement. »
Si l’accent avait davantage été mis sur ces cas au début de son activité, elle aurait peut-être pu mieux orienter son travail:
« Laura, c’était un peu comme « une mouche enfermée dans un bocal ». Elle avait vraiment besoin d’exister. Si je devais refaire l’histoire avec elle, en connaissant mieux ses problématiques, cela aurait peut-être été différent. Dans tous les cas, il est important de mettre des mots sur des maux ».
Accompagner à la maison, à l’école, au-dehors
Armée de sa combativité, Stéphanie n’a jamais eu peur d’aller frapper aux portes (de l’éducation nationale, des services de l’aide sociale à l’enfance) pour accompagner au mieux ces jeunes, notamment Jessica, que les professeurs accusaient de ne pas assez faire d’efforts à l’école :
« Je ne signais pas les bulletins s’il y avait écrit qu’elle ne travaillait pas assez. Jessica était une acharnée du travail. Au CP, elle pouvait vraiment passer 4 heures sur ses devoirs. Elle a toujours tout fait pour dépasser ses problématiques. Son chemin est fantastique, exceptionnel. Et si elle en est là aujourd’hui, c’est aussi parce que je l’ai accompagnée, j’ai par exemple regardé plein de vidéos de mathématiques et d’autres matières sur Youtube, pour pouvoir l’aider, etc. Si j’avais focalisé sur ses difficultés, elle aurait aussi sûrement été en classe ULIS (des classes pour les enfants présentant divers troubles, NDLR). »
À la rentrée 2019, Jessica entrera dans une école de théâtre. Non sans fierté, Stéphanie raconte qu’une démarche d’adoption est en cours pour formaliser un lien déjà bien ancré, « un grand bonheur » pour tout le monde. Là encore, elle avait interrogé toute la famille à ce sujet. Pour ses enfants, c’était une évidence, car ils la considéraient déjà comme leur sœur. D’ailleurs, depuis qu’elle sait qu’elle va être adoptée, Jessica se laisse aller à dire « Maman » en toutes circonstances…
Laura, elle, a ajouté un membre à la famille, avec sa petite fille, de 3 ans maintenant, dont Stéphanie, s’occupe parfois quand Laura travaille tôt, avant que la crèche n’ouvre. « Grand mère adoptive », elle n’avait pas choisie cette situation, mais elle s’assure avant tout que Laura gère son avenir : alors qu’elle était tombée enceinte juste avant de commencer une mention complémentaire, Stéphanie lui avait fait promettre de mener à bien cette année d’études. Ce qu’elle a fait, en bénéficiant au début d’une prolongation jeune majeure de l’ASE (cela veut dire qu’elle continue à être prise en charge par l’ASE malgré sa majorité), puis d’un RSA majoré (pour parent isolé). Elle profite également de l’appartement de Stéphanie, pour lequel elle paye un loyer, et du soutien de sa « Tata » avec son bébé. Aujourd’hui, elle aspire à s’installer dans son propre logement.
« Je vais continuer. J’aime mon métier. »
Alors que Stéphanie sera à la retraite dans une dizaine d’années, elle prend le temps de réfléchir à son futur de famille d’accueil. Elle est convaincue qu’elle accompagnera Julien jusqu’au bout de son placement, et souhaite pour l’instant être « aux côtés de Jessica », si besoin. Mais au fond, elle sait qu’elle ne s’arrêtera pas après :
« Forcément, je vais continuer. C’est mon métier, j’aime mon métier. Je me projette avec un enfant de 4 à 5 ans. Mais on ne sait jamais ce qui peut arriver ! Il y a très souvent des demandes pour des tout petits aussi… Mais dans ce cas, ça pourrait me faire repartir pour 20 ans ! »
Et entre la petite de Laura et les enfants de ses enfants « biologiques », âgé de la trentaine désormais, elle a déjà de quoi faire. Après un dernier tour de la maison, après avoir rencontré le lapin et le hamster, parcouru l’étage dont les murs sont garnis de photos et dessins, il est temps de laisser Stéphanie, qui a déjà un peu passé le relais :
« Un de mes grands enfants est éducateur maintenant. On m’avait dit que s’ils n’avaient pas trop bien vécu leur enfance un peu particulière, peut-être que tout “ressortirait” plus tard. Avec lui, je n’ai pas l’impression que cela soit le cas. »
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