Alignés en rang d’oignon face au buffet, les élus hésitent. Que choisir ? Les regards arpentent la table, passent du saumon fumé aux fondants miniatures, s’arrêtent sur les bouteilles de blanc. « C’est rare qu’on serve de l’alcool ici, je me demande s’il n’y a pas eu une erreur dans la commande… » s’interroge à haute voix l’un des traiteurs. Sans convaincre. Après onze heures de conseil municipal, la nuit est déjà bien en place. On savoure sagement le moment de la collation, quelle que soit sa sensibilité politique. Derrière les vitres massives du centre administratif, le bruit des sirènes de police ne percent pas. À quelques rues de là pourtant, dans les artères de la Krutenau, des manifestants très mobilisés contre la réforme des retraites dégustent des rasades de lacrymo. Quelques notes de poivre, pour ravir les papilles.
Mais d’ici, vraiment rien ne perce. Depuis le début de la matinée, les conseillers sont restés cloîtrés dans l’enceinte de la salle des conseils. Ce lundi 20 mars, l’ordre du jour était particulièrement gratiné, avec 69 points retenus. Certains étaient voués à provoquer de grands débats, comme le vote du budget ou les hausses du prix du stationnement.
Reprise des hostilités
Au départ pourtant, tout commence bien. Pendant vingt minutes, les élus donnent l’air de se supporter. Il suffit d’aborder le premier point au programme – l’actualisation du règlement intérieur – pour que l’atmosphère s’envenime. Alain Fontanel (Renaissance) dégaine le premier, en ouvrant le tour de parole. S’il reconnaît la nécessité d’un travail de réécriture, « après des mois de polémiques et d’incidents », il fustige l’instant qui suit la durée indicative des temps de paroles par résolution. Cinq minutes au premier temps d’échange, deux minutes au second. « Limiter un droit à peine créé, c’est une régression démocratique plus qu’une révolution », lance-t-il pour tacler la majorité.
« Vous restez une militante, et votre interprétation du règlement intérieur reste militante. » S’adressant à Jeanne Barseghian, Jean-Philippe Vetter (LR) appuie le propos du chef du groupe « Strasbourg ensemble », reprenant son expression de « péché originel » pour qualifier la réduction du nombre de conseils municipaux par année. Selon eux, cela explique les problèmes récurrents de longueur des séances. Dans les rangs socialistes, on opine du chef. La présidente du groupe, Catherine Trautmann (PS), assure que depuis 2009, il y aurait toujours eu un nombre de conseils variant de neuf à dix par année.
La maire Jeanne Barseghian (EELV) coupe court au débat :
« Le but n’était pas d’avoir moins de conseils pour le principe, mais d’améliorer le fonctionnement de notre collectivité et des services. Et le nombre de conseils reste largement supérieur à celui d’autres grandes villes. »
Voulue pour être consensuelle, cette nouvelle mouture du règlement intérieur ne recueille lors du vote que l’assentiment des communistes et du groupe « Strasbourg écologiste et citoyenne ». « Je suis surprise de vos réactions aujourd’hui, bien différentes de vos propos hors caméra », remarque l’édile avec un sourire contrarié.
S’ensuit un bref psycho-drame, partant d’un tweet accusateur de la communiste Hülliya Turan, posté en plein conseil. En moins de 140 caractères, l’élue accuse Catherine Trautmann d’avoir demandé la création d’un 49-3 dans le règlement intérieur. « Fake news », répond l’intéressée. Cette dernière citait en réalité une ancienne intervention de l’adjoint Marc Hoffsess, qui rigole du fond de son fauteuil. Jurant qu’il s’agit d’une boutade mal comprise, il promet de ne pas réitérer. Avec un sourire qui annonce l’inverse.
« Vous traversez ce mandat comme des ombres »
Après une très brève interruption de séance pour régler l’imbroglio, le conseil suit son fil vers le vote du budget. L’opposition réitère sans surprise ses accusations de mauvaise gestion financière, comme lors du débat d’orientation budgétaire, au dernier conseil. « La dégradation de la situation financière de la Ville a commencé bien avant la crise énergétique. » Reprenant la parole, Alain Fontanel lâche ses coups :
« Pour boucler votre budget, vous prélevez à tout va. Vous alimentez l’inflation, en augmentant les tarifs des terrasses pour les commerçants, les tarifs des transports en commun ou celui du stationnement. »
Toujours dans la même veine, le président du groupe « Un nouveau souffle pour Strasbourg », Jean-Philippe Vetter attaque plus frontalement :
« Je vois à quel point vous êtes devenu expert sur la distribution des richesses. Maintenant ce qu’il manque, c’est la création de richesses. J’ai l’impression que vous traversez ce mandat comme des ombres, où il n’y pas un projet phare, un projet qui fait rayonner la Ville, un projet qui puisse être un marqueur. […] Vous n’allez quand même pas continuer pendant quatre ans pour aboutir à une ville de Strasbourg, où les impôts auront augmenté, sans qu’on ne voit vraiment de différence ? »
Le premier adjoint chargé du budget, Syamak Agha Babaei, réplique en plaidant la différence de visions politiques. Égrenant les exemples d’ouvertures de lieux plus modestes, comme un centre socio-culturel au Port du Rhin ou l’arrivée prochaine d’un supermarché à l’Elsau :
« Tout dépend de la manière dont on regarde les choses. Si pour vous un projet est un bâtiment, quelque chose de grand, quelque chose qui coûterait cher, oui on a des visions différentes. Nous on souhaite laisser des services publics dans tous les quartiers de la Ville. »
Union sacrée contre la hausse de prix du stationnement
Lorsque la question du stationnement arrive, l’assemblée se raidit. Depuis l’annonce par la maire de son intention d’augmenter le prix du stationnement résidentiel, le 8 mars, l’opposition a eu le temps de fourbir ses armes. Bombant le torse, Anne-Pernelle Richardot (PS) entame les hostilités en multipliant les angles d’attaques : la hausse du prix de l’abonnement résidentiel (pouvant monter de 15€ à 30€ ou 40€, selon son revenu fiscal de référence), la fin du stationnement gratuit au Neudorf, ou le manque de parking en silo :
« Votre souci, ce n’est pas de défendre les plus fragiles ou les classes populaires, mais bien de flatter votre électorat urbain, si soucieux de son bien-être individuel. Votre projet reste hors sol, il ne s’appuie sur aucun schéma de circulation. »
Comme les élus des autres groupes d’opposition, la conseillère socialiste raille également l’absence de concertations citoyennes. Citant la réaction dans nos colonnes de l’adjoint référent du quartier, Antoine Dubois, elle ne décolère pas et appelle à la tenue d’une « consultation citoyenne », ayant effet de référendum local. Haussement de sourcils à la tribune de l’exécutif.
Intervenant après elle, le conseiller Joris Castiglione abonde. Bien qu’il fasse partie de la majorité, il annonce le désaccord du groupe communiste qu’il représente :
« Pour qu’une politique de stationnement soit efficace, elle doit requérir l’acceptation du plus grand nombre. Recueillons nous l’adhésion du plus grand nombre avec une augmentation aussi importante des tarifs ? Il s’agit d’une contradiction de la volonté d’assurer un bouclier social et solidaire. »
Logiquement, il conclut en indiquant que son groupe votera contre. Pas de quoi entraver le groupe de Strasbourg écologiste et citoyenne, qui dispose d’une majorité confortable à lui seul. Le co-président du groupe, Benjamin Soulet, réaffirme « la nécessité de sortir du tout voiture, un gouffre financier et écologique ». Avec lui, l’adjoint chargé de la voirie, Pierre Ozenne, cite Roland Ries pour appuyer sa politique : « Il n’y a pas de changement des comportements sans contraintes. » En l’occurrence, orienter les conducteurs vers les parkings en silos au maximum.
Derniers remous
Vers 20 heures, les conseillers arrivent au bout des délibérations et entament l’examen des derniers points. Résolutions, motions, interpellations. Alors qu’une partie des élus se relaient pour aller manger au buffet, le conseil municipal s’approche doucement de sa fin. « Je suis crevé, et ce n’est pas fini », soupire un agent de la mairie. « À l’époque de Ries, c’était rare qu’on finisse aussi tard ».
L’hémicycle s’accorde à l’unisson sur plusieurs textes de motions, en soutien aux personnes LGBTI+ victimes de harcèlement, aux « peuples de Turquie et de Syrie » victimes de l’un des séismes les plus meurtriers du XXIe siècle, ou pour réaffirmer le droit à l’IVG après l’inscription d’un tag anti-avortement découvert devant le Planning familial le 8 mars.
L’harmonie s’estompe lorsque Jean-Philippe Vetter présente sa motion, en soutien aux commerçants victimes de vandalisme. Si elle ne cause pas de remous, c’est un amendement de Pierre Jakubowicz qui relance les hostilités. Ce dernier souhaite rajouter un bout de texte pour que les élus « s’engagent en responsabilité, cohérence et par obligation d’exemplarité, à ne pas participer à des manifestations ou rassemblements illégaux, non déclarés en préfecture. » Bronca dans le reste de l’hémicycle. L’élue socialiste Céline Geissmann persifle un amendement créant « un amalgame fallacieux entre les manifestations non déclarées et les violences aux commerçants ». Sans surprise, il sera largement rejeté, mais aura fait parler. Dehors, la manifestation spontanée contre la réforme des retraites bat encore son plein.
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