« Nous, les soignants, on angoisse à l’idée de contaminer quelqu’un ou d’être contaminés. On en est à se demander si on a le coronavirus simplement parce qu’on a le nez qui coule. Ce sont des questions qui occupent l’esprit et dont on n’a pas l’habitude. »
Le Dr Amaury Durpoix, interne en psychiatrie aux Hôpitaux universitaires de Strasbourg résume ainsi le sentiment du personnel soignant face à l’épidémie.
Depuis le début de la crise sanitaire, infirmières, médecins et aides-soignants souffrent, tout en sauvant des vies. Certains, appelés en renfort dans les services de réanimation alors qu’ils n’avaient plus exercé dans cet environnement depuis des années sont déstabilisés et ont dû se réadapter dans l’urgence. D’autres, comme les médecins généralistes, premiers au front sans équipement ni information, sont en colère, comme le Dr Leila Moga citée dans un précédent article :
« Je me suis sentie comme un soldat qui va à la guerre sans fusil. Les gens ne savaient rien, ils n’avaient pas eu de protections. ».
Confrontés au quotidien à la mort et à l’urgence, le mal-être est palpable au sein de la profession comme le raconte Fabien (prénom modifié), aide soignant de 50 ans, réquisitionné depuis la mi-mars dans les services de réanimation à Strasbourg :
« En tant que soignant on est confronté aux décès en temps normal, mais là c’est puissance dix. Il y a une pression psychologique importante, je vois des gens de mon âge infectés et les hospitalisations sont très lourdes. Il y a des nuits où je suis tourmenté, je me réveille à 2h-3h du matin. »
Gilles (prénom modifié), aide-soignant dans un Ehpad, admet quant à lui :
« Juste avant de me rendre au travail j’ai toujours une montée de stress et ça se manifeste toujours sous la même forme : j’ai des problèmes digestifs. Le second pic de stress en arrivant au boulot, c’est de savoir s’il y aura au moins un masque et si la maladie a franchi les portes du service… »
Des tentatives de suicide et des mal-être à détecter
À cette pression et à ces angoisses s’ajoute la peur d’infecter les siens, mais aussi la culpabilité : celle de ne pas être là pour ses enfants ou de tomber malade et ne plus pouvoir travailler… Résultat : les héros remerciés et applaudis tous les soirs à 20h sont à fleur de peau comme l’explique le Dr Dominique Mastelli, psychiatre et responsable de la cellule d’urgence médico-psychologique (Cump 67) :
« Il y a le cas de cette infirmière qui, fatiguée, se douche, se change, rentre chez elle et croise quelqu’un qui lui dit : “Tu as de la chance ! Toi, tu peux au moins sortir.” L’infirmière n’a pas réagi, elle est rentrée chez elle et là, s’est mise à pleurer. Ça, c’est le stress immédiat. »
Une fragilité qui peut mener à des événements plus tragiques encore comme une tentative de suicide d’une infirmière strasbourgeoise. « Hospitalisée en urgence absolue, elle pensait avoir contaminé son mari qui avait des quintes de toux, » a révélé le quotidien Ouest-France. Le Pr Pierre Vidailhet, psychiatre au CHU de Strasbourg, regrette néanmoins que cette information ait été publiée : « C’est dangereux. S’il y a buzz, cela risque d’inspirer d’autres suicides, c’est ce qu’on appelle la contagion suicidaire, »
La hantise des infirmiers : l’arrêt de travail
Face aux signalements et aux alertes, une ligne d’écoute, Covipsy 67, a été mise en place par la cellule médico-psychologique (Cump 67) et le centre psycho-trauma Grand Est Alsace Nord. L’équipe de Covipsy 67 est composée d’une cinquantaine de professionnels de la santé mentale et le dispositif permet de s’adapter à la gravité des cas, en répondant par un entretien téléphonique, une télé-consultation ou une consultation.
Le problème, c’est que la plupart des soignants, trop concentrés et portés par le sentiment d’urgence et de nécessité, ne se rendent pas compte de leurs propres limites et ont tendance à minimiser leur état psychique. Fabien témoigne :
« Ils ont mis en place la cellule psychologique mais je vois que les collègues ne sont pas dans cet état d’esprit. Il y a beaucoup de pudeur, certains n’ont pas le temps, d’autres se disent qu’ils vont plutôt faire un apéro avec leur femme le soir pour décompresser. Moi, je laisse parler mon corps, je m’organise un sas de décompression à la maison. Comme nous a dit un médecin en réanimation, il ne faut pas s’oublier. »
Les appels aux Covipsy 67 augmentent donc mais timidement selon le Dr Mastelli :
« La hantise des infirmiers, c’est d’avouer que ça ne va pas et qu’on leur prescrive un arrêt de travail. Ils ont l’impression d’abandonner les autres collègues. »
Augmentation de la consommation d’alcool, soutien médicamenteux au sommeil, irritabilité…. Le rôle des psychiatres est d’aider les soignants à repérer ces signaux d’alarmes chez eux ou chez leurs collègues et les mettre en confiance afin qu’ils expriment leur douleur et leurs difficultés avant qu’il ne soit trop tard et qu’apparaissent des signes de stress post-traumatique.
Pour cela, ils se sont inspirés de l’expérience chinoise et proposent aux soignants des espaces de repos à proximité de leur lieu de travail à Hautepierre et au NHC où ils peuvent venir se confier. Des équipes mobiles sont également déployées pour recueillir la parole des collègues dans un cadre moins formel. L’objectif de ce dispositif est de prévenir les cas de détresse post-traumatique, les idées obsédantes, les flash-back qui pourraient entraîner un syndrome d’évitement, explique le Dr Mastelli :
« Après une situation stressante, on va naturellement éviter le lieu où s’est produit l’événement. Mais dans le cas des soignants, le facteur de stress est le lieu même de leur travail. Le syndrome d’évitement risque donc de les empêcher de pouvoir retourner au travail… »
« Permettre aux troupes de rester au front »
Un dispositif a également été mis en place pour les étudiants en médecine, réquisitionnés afin de décharger le personnel soignant. Pour les accompagner, une salle virtuelle est mise à leur disposition cinq jours par semaine entre 17h et 18h. Ils peuvent s’y connecter pour obtenir des informations et échanger avec d’autres médecins, comme le précise le Dr Adrien Gras, en charge du soutien psychologique des étudiants en médecine :
« Ce sont de jeunes professionnels pas encore diplômés qui, d’un coup, se retrouvent confrontés à la question de la mort, de la solitude et de l’impuissance des soignants alors qu’en temps normal, en tant que médecin, on intègre cela petit à petit. Là, ils sont directement en contact avec la souffrance. Cet espace virtuel leur permet de témoigner, partager leur expérience et leur sentiment… »
Le Pr Pierre Vidailhet conclut :
« Notre objectif est le même que celui de l’armée (avec les soldats en temps de guerre ndlr) : faire en sorte que les troupes restent au front. C’est-à-dire permettre aux soignants d’être opérationnels pour accueillir et traiter la population infectée. Cela suppose des compétences ainsi que le meilleur état psychologique possible. »
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