Presque deux années jour pour jour après la formidable rétrospective dédiée à David Lynch des cinémas Star, Mulholland Drive est de retour dans les salles strasbourgeoises. Le film est projeté mercredi 5 juin à 19h45 au Star Saint-Exupéry.
Pour accompagner la projection unique d’un tel monument du cinéma contemporain, une conférence consacrée au film est prévue le même jour à 18h30 à la librairie Quai des Brumes (120 Grand’rue). À l’occasion de la sortie de son ouvrage Mulholland Drive, la clef des songes (éditions Dans nos histoires), Pierre Tévanian, essayiste et philosophe, présentera son analyse de l’œuvre dans une rencontre animée par Estelle Dalleu, docteure en études cinématographiques à Strasbourg et qui a consacré une thèse aux films de David Lynch. Je l’ai rencontrée pour discuter du film et de l’ouvrage de Pierre Tévanian.
Bienvenue à Hollywood !
La genèse du film est l’histoire d’un sauvetage. Dix années après Twin Peaks (1990-1991), David Lynch s’attaque à la réalisation d’une série télévisée destinée à la chaîne américaine ABC. Il réalise un pilote destiné à convaincre les acheteurs mais la chaîne refuse le projet. Alain Sarde, producteur français, convainc Lynch d’en faire un long-métrage. Le premier jet est une histoire linéaire mais le film est radicalement changé, pour Estelle Dalleu :
« Le film met en puzzle le pilote fait au départ. Il réagence tout pour en faire un film dont la thématique est simple : une histoire d’amour à Hollywood qui est une grande métaphore de la violence qu’Hollywood peut faire au cinéma et aux actrices. »
Cette violence, le réalisateur l’a subie de plein fouet lors du tournage de Dune, une de ses précédentes œuvres réalisée en 1984. Produit par Dino de Laurentiis, producteur italien de renom, la forme et le fond du film sont imposés à Lynch qui ne trouve pas son compte dans le cadre strict et mécanique d’une production hollywoodienne. Il en gardera un souvenir amer dont on ne doute pas qu’il soit l’une des origines de Mulholland Drive. Par exemple, difficile de ne pas voir dans la scène du réalisateur furieux (et de son club de golf) l’expression de la frustration ressentie par Lynch.
L’œuvre fait-elle ainsi partie d’une longue histoire de films réflexifs sur le cinéma hollywoodien et son microcosme déconnecté. Sunset Boulevard, de Billy Wilder et sorti en 1950, racontait déjà les déboires du petit monde du cinéma. Selon Estelle Dalleu :
« C’est un film très apprécié par David Lynch, ça fait partie des films qui l’ont marqué. Mais la différence entre Sunset Boulevard et Mulholland Drive, c’est que ce dernier prend de la hauteur : c’est la route qui mène sur les collines. »
Vue surplombante sur Los Angeles, mais surtout critique féroce d’un système qui broie, fragilise et annihile des actrices. Ce choix de donner de l’importance à cette route sinueuse qui mène aux luxueuses villas plutôt qu’en plein centre de Hollywood crée un décalage qui affûte un regard critique sur des décennies de cinéma américain. Mulholland Drive est le lieu du début et de la résolution du film, le point de départ des trajectoires inversées des deux protagonistes. L’une s’élèvera, l’autre chutera, seule issue possible pour cette quête identitaire au pays des rêves.
Mulholland Drive, la clef des songes
L’ouvrage de Pierre Tévanian (dont le texte est disponible dans son intégralité sur le site de l’éditeur) propose une analyse très concrète qui repose sur des éléments du film. Son titre, La Clef des Songes, dévoile une thématique importante de l’œuvre, celle du rêve. Le film joue avec les niveaux narratifs et rend indiscernables les strates de réalité. Pour Estelle Dalleu, l’auteur ne fait pas dans la complaisance avec l’opacité qu’on prête souvent au cinéaste :
« On n’arrive pas à lire autrement le cinéma de Lynch que par l’inquiétante étrangeté. »
Concept freudien souvent évoqué pour décrire l’apparente absurdité des films de Lynch, il se réfère ici à un cinéma qui nous serait familier mais trop décalé pour être accepté pleinement. Le rêve n’est ici pas envisagé comme un labyrinthe dans lequel il faudrait se perdre dans les méandres dans un élan romantique d’exégèse passionnée.
C’est en réalité l’une des plus grandes forces de l’ouvrage de Pierre Tévanian. L’auteur rend sa richesse au film en en rappelant la simplicité des thématiques. Le film procède effectivement à une reconfiguration du cinéma par le rêve, et inversement, ce qui peut perdre le spectateur. Il ne faut peut-être pas s’y frotter trop frontalement mais accepter cette désorientation et étudier les discours de l’œuvre.
Pour Estelle Dalleu, l’essayiste se réapproprie des concepts freudiens pour les travailler avec le film en ne s’égarant pas dans de la psychanalyse de comptoir et en se reportant systématiquement aux images. En somme, la docteure en études cinématographiques conclut :
« C’est une belle porte d’entrée pour qui veut des explications sur le film. On veut toujours expliquer Lynch et on se rend compte que c’est beaucoup plus simple qu’on ne le pense. »
Autre élément qui a attiré l’attention de la spécialiste de David Lynch :
« L’auteur a saisi l’importance des phrases et des mots qui sont comme des déclencheurs. Les mots chez Lynch, ce ne sont pas juste des dialogues, des informations : ce sont aussi des phrases – souvent poétiques – qui déclenchent des actions. »
Les phrases sont répétées comme une transe, un mantra, et elles vont évoluer au fil du film pour accompagner le spectateur après le film.
Enfin, un questionnement issu de l’ouvrage qui a intéressé Estelle Dalleu, c’est celui des violences faites aux actrices. Si l’affaire Weinstein a rappelé au grand public les pressions morales et physiques qui s’exerçaient sur des aspirantes comédiennes, quiconque s’intéresse à Hollywood sait à quel point il vaut mieux ne jamais y mettre les pieds. Le film fait le constat d’un sexisme affligeant qui broie les protagonistes. On rappellera rapidement une séquence de casting, glaçante, dans laquelle Betty doit jouer une scène d’amour.
L’auteur se saisit de cette question en comparant son objet d’étude à un film de Jacques Rivette réalisé en 1974, Céline et Julie vont en bateau, qui est « une première version, optimiste, comique et psychédélique, de Mulholland Drive » [Mulholland Drive, la clef des songes ; chapitre « 7 bis rue du nadir aux pommes »].
Quel héritage pour Mulholland Drive ?
Bien qu’ils s’y déroulent, les films de Lynch ne sont pas vus aux États-Unis. Si peu que David Lynch doit faire un happening rincé avec une affiche de Laura Dern et une vache dans les rues de Los Angeles pour promouvoir Inland Empire en 2006.
Cela dit, ses films sont vus en Europe et particulièrement appréciés en France. Mulholland Drive y remporte le prix de la mise en scène au Festival de Cannes en 2001. Mais le film ne semble pas avoir tant marqué l’histoire du cinéma que ça. Encensé par la critique cinématographique, dont la BBC qui clame dès 2001 avoir trouvé « le meilleur film du XXIème siècle », on ne trouve pourtant pas de descendance au chef-d’œuvre de Lynch.
« Il n’y en a pas sauf chez Lynch lui-même, dans Inland Empire [où] tout n’est que simulacre au pays d’Hollywood. »
On y retrouve effectivement un discours critique sur le sujet, chose assez rare dans le cinéma contemporain. Le coup de maître inédit de Mulholland Drive, avouons-le, est bien d’associer la thématique du songe à celui de l’idéal hollywoodien, comme le rappelle Estelle Dalleu :
« Comment ne pas passer par le rêve pour parler du rêve hollywoodien ? »
Des acharnés s’attardent pourtant à faire vivre la filmographie de l’artiste. Ses films fédèrent des fans partout dans le monde qui revoient inlassablement des épisodes de Twin Peaks ou des extraits de court-métrages pour comprendre le sens de son art.
Véritables puzzles psychédéliques, le cinéaste refuse d’imposer une interprétation. Avant de prendre la caméra, David Lynch était plasticien et ses films sont nourris d’images fortes, visions artistiques singulières qui n’appellent pas nécessairement une construction de sens. Pour Estelle Dalleu, c’est une bénédiction :
« Ce qu’il y a bien avec le cinéma de Lynch, c’est qu’il nous apprend à ne pas chercher à comprendre. Il nous apprend surtout que le cinéma repose sur des sensations. »
Silencio
Nous avons un conseil à donner à qui veut découvrir le film : il faut l’écouter. Le sound design a demandé trois mois et demi de travail, signe d’une attention toute particulière au son chez Lynch et ce dans toutes ses productions. Pour Estelle Dalleu, le réalisateur joue beaucoup avec la matériel sonore :
« Il reconfigure les trois pistes classiques : voix, bruit, et musique. »
Le vrombissement d’une voiture qui passe se révèle être une musique off ; un écho dans la voix d’un personnage vient trahir la dimension onirique d’une séquence ou encore une musique répétitive est en réalité une succession rythmée de bruits métalliques : autant de jeux avec les sonorités qui rappellent l’intérêt du cinéaste pour le relief auditif, véritable complément à l’image.
Pour conclure, pourquoi donc aller voir Mulholland Drive au cinéma ? C’est Estelle Dalleu qui l’affirme :
« C’est une belle histoire d’amour et de haine autour d’Hollywood. Pour l’heure et de mon point de vue, c’est la plus belle critique du cinéma hollywoodien et de la violence qu’il peut faire au cinéma et aux actrices. »
Et pour les curieux qui hésitent à se rendre au cinéma un mercredi soir, intimidés par l’opacité du film et par son caractère onirique, il faut garder en tête cette citation de David Lynch lui-même :
« Je ne vois pas pourquoi les gens attendent d’une œuvre d’art qu’elle veuille dire quelque chose, alors qu’ils acceptent tout à fait que leur vie à eux ne rime à rien. »
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