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Quand le social doit devenir rentable : des éducateurs strasbourgeois témoignent

Obsession de l’évaluation et de la compétitivité, heures de paperasses, économies de bouts de chandelle, justification de la moindre dépense : bienvenue dans le quotidien des travailleurs sociaux strasbourgeois. Résultat : des salariés sous pression, moins de temps consacré aux usagers, dérives de tri à l’entrée des dispositifs d’aide. Autant de conséquences qui posent la question de la place accordée à la  bientraitance des personnes aidées.

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Les travailleurs sociaux n’en sont pas à leur première mobilisation, ici en mai 2008 à Paris (Photo Damien Roué / FlickR / cc)

« Maintenant, le temps à consacrer aux personnes est limité et minuté. Il n’y a plus de place pour la parole, on déshumanise nos métiers. » Ce constat d’un travailleur social strasbourgeois résume le sentiment partagé par nombre d’entre eux. À Strasbourg, face au malaise, le « collectif 789 » s’est créé pour offrir un lieu d’écoute et de réflexion face aux mutations du secteur. Pour ses membres, l’introduction de méthodes de gestion issues du management menace le coeur de leur métier : aider les personnes en difficulté. Un des membres illustre :

« Dans les établissements et services d’aide par le travail (ESAT), aujourd’hui on sélectionne les personnes handicapées en fonction de leur productivité pour rentrer dans les financements. Résultat : des dérives. Depuis cinq ans dans les foyers d’hébergement, les travailleurs n’organisent plus d’activités avec les résidents le soir : on les mets devant la télé deux minutes et ils s’endorment tellement ils sont épuisés. »

La même question se pose pour ce travailleur social dans l’hébergement d’urgence, contraint d’accueillir des personnes dans une structure d’accueil prévue pour la journée et transformée en accueil de nuit, avec des chaises ou, avec de la chance, des matelas à même le sol pour dormir. Ou encore pour cet éducateur spécialisé censé accueillir 17 enfants quand il n’y a que dix places disponibles.

 Le travail social soumis à la loi du marché

L’éducateur spécialisé développe :

« Les financeurs mettent la pression pour que les établissements soient remplis en continu. Mais dans le cas de placements en foyer, on ne peut pas remplacer le jeune parti quand le matelas est encore chaud ! Actuellement, les établissements doivent avoir un taux d’occupation annuel de 80% pour parvenir à l’équilibre budgétaire. Avec le nouveau schéma départemental, le seuil doit augmenter à 92%. »

Depuis les années 2000, sous l’impulsion de plusieurs directives européennes (le paquet Monti-Kroes et la directive Bolkestein), le travail social est considéré comme un secteur économique qui se doit d’être concurrentiel au même titre qu’un autre. L’application de la législation européenne a eu deux impacts : la limitation du financement par subventions et la généralisation du système d’appel d’offres. Pour Rudi Wagner, éducateur de rue retraité, membre du « collectif 789 », cette situation est dangereuse :

« La qualité des services offerts par ces groupes du secteur privé est moins bonne que dans le secteur public : ils embauchent du personnel moins qualifié pour baisser les coûts des services et faire plus de bénéfices pour les actionnaires. Au Royaume-Uni en 2011, un grand groupe Southern Cross, qui gérait 750 établissements de retraite, a déposé le bilan en raison d’une mauvaise gestion de son parc immobilier. 44 000 personnes étaient concernées et des communes ont dû reprendre la gestion des maisons de retraite pour que les gens ne se retrouvent pas à la rue ! »

Pour être concurrentielles, les directions des structures ont introduit des méthodes de gestion issues du secteur privé. La première porte d’entrée a été le changement au sein des directions, comme en témoigne Rudi Wagner :

« On a vu apparaître aux postes de direction des gens reconvertis du secteur commercial, du management. »

Un constat que relativise René Bandol, directeur de l’Arsea, une des plus grandes structures alsaciennes employant près d’un millier de salariés en Alsace :

« Si depuis quelques temps on voit apparaître ce type de profil, la grande majorité des directeurs reste issue du secteur social. »

 Refondation des diplômes, le travail social se requalifie

La « marchandisation » du social et la promotion de cadres issus du secteur privé sont aussi à l’œuvre dans les formations car les diplômes du social sont en pleine réforme. Un des membres du « collectif 789 » explique :

« Ces formations sont conçues pour permettre la mise en place de méthodes de management. On parle d’efficience, d’efficacité. Dans le référentiel, le mot éducation a disparu ! Le but c’est de faire des étudiants des opérateurs dociles qui soient en capacité d’élaborer des projets et des réponses à coûts réduits à des appels d’offre, tout en omettant la question du sens et du relationnel. »

Pour Rudi Wagner, cette refondation des diplômes participe d’une tendance générale à la « déqualification » du travail social :

« Pour réduire le coût des prestations, les directions embauchent des gens moins qualifiés . Par exemple, le travail avec les enfants, les personnes handicapées ou délinquantes est réalisé par des aides-soignants, moniteurs-éducateurs ou aide médico-psychologiques (AMP) et non plus des éducateurs spécialisés. Comme on réduit le taux d’encadrement en même temps, la qualité des services est moindre. »

René Bandol réfute en partie :

« Les nouveaux diplômes ouvrent le travail social en permettant à des gens moins diplômés de se former et d’obtenir des postes à responsabilité. »

 Des salariés sous pression

Les travailleurs sociaux interrogés s’inquiètent de la précarisation du travail. Les départs en retraite ne sont pas renouvelés et le turn-over des chefs de service est inquiétant : un foyer de jeunes en est ainsi à son septième chef de service en deux ans. Les membres du  « collectif 789 »  rapportent deux cas de licenciements à Strasbourg qui ont eu lieu selon eux après des prises de positions fortes des personnes concernées. Pour Michel Poulet, travailleur social et secrétaire du syndicat départemental de l’action sociale FO 67 :

« Les méthodes de direction sont brutales : on attaque les délégués du personnel ou des délégués syndicaux, mais surtout les conventions collectives nationales sont peu à peu vidées de leur substance. »

Un point de vue que ne partage pas René Bandol :

« J’entends la question de la peur de la déqualification mais les métiers ont évolué depuis les années 1990-2000. Les conventions collectives 51 et 66 datent de ces années-là et un paquet d’avenants a été rajouté depuis. Il est temps de remettre tout ça à plat ! »

 L’obsession des évaluations

Au sein des structures sont apparues des techniques de management comme « l’étude comparative » que les membres du « collectif 789 » dénoncent :

« Les associations sont mises en concurrence entre elles et même en interne entre les différents services. En prévention spécialisée, on demande à telle équipe d’intervention d’éducateurs de rue de faire autant qu’une autre sur un autre quartier en matière de scolarisation, de retour à l’emploi. Les équipes sont jugées selon les mêmes critères même si le nombre et le type de personnes concernées diffèrent, c’est absurde ! »

Pour un travailleur social dans l’hébergement d’urgence, les économies sont devenues le maître-mot :

« Les financeurs sont très pointilleux sur chaque dépense. Début septembre, on était en plein dedans : les établissements d’hébergement d’urgence ont dû rendre l’évaluation nationale des coûts. L’objectif, c’est d’évaluer le coût des prestations de services pour parvenir à calculer le coût moyen de l’hébergement. »

Un double mouvement d’évaluation s’est mis en place : des évaluations propres à chaque structure et des évaluations externes mises en place par les financeurs. Un travailleur social remarque une tendance à l’uniformisation :

« Les établissements sont évalués selon les bonnes pratiques de l’agence nationale d’évaluation du secteur social (ANESM), véritable usine à formatage. On se doit de suivre ses recommandations. Toutes ces évaluations représentent un travail administratif énorme, très chronophage. Ça nous éloigne du cœur de notre travail qui est d’être auprès des usagers, pas de remplir de la paperasse. Surtout, ces évaluations ont un coût car elles nécessitent l’embauche d’un consultant externe d’un cabinet de conseil : la facture peut monter jusqu’à 30 000 euros soit 200 journées de prise en charge facturées à 150 euros ! »

Un des travailleurs sociaux analyse:

« On ne se pose plus la question des besoins des personnes qu’on aide, on part du budget qu’on nous donne et on essaye de faire avec. On ne s’interroge pas sur le bienfondé d’une pratique mais sur le rapport qualité/prix. Et on se retrouve avec une uniformisation de la prise en charge et de l’accompagnement.»

 « On fabrique des incasables »

En plus des évaluations, progressivement un financement sur objectif se met en place. Un travailleur social observe :

« Dans l’insertion, des financeurs comme le fonds social européen (FSE) soutiennent l’accompagnement vers l’emploi par rapport au nombre d’heures : ils se moquent du contenu. Le financement est conditionné à des objectifs chiffrés : il faut obtenir 65% de sorties positives. Sinon les budgets sont retoqués. Une des conséquences à terme, c’est le risque de voir une partie des subventions versées en différé : les financeurs pourront décider de verser une base de 80% de la subvention et de conditionner les 20% restants à l’atteinte des objectifs fixés. »

Mais pour Laurent Schleret, directeur adjoint du pôle aide sociale au Conseil général, cette tendance va de pair avec une extension des fonds :

« Dans le domaine de l’insertion professionnelle, le cofinancement représente une vraie aubaine : pour la période 2015-2021 : le FSE met à disposition 4 millions d’euros par an contre 1,3 million sur la période 2007-2014 ! »

En raison des impératifs de résultat, le tri à l’entrée des dispositifs commence à s’instaurer. Un travailleur social dans l’hébergement d’urgence dénonce :

« En raison des difficultés budgétaires, les associations choisissent en priorité des personnes qui ont des ressources et peuvent contribuer financièrement à leur hébergement. Autre exemple, si une personne a refusé un logement stable et qu’elle appelle le 115, elle se voit refuser l’hébergement d’urgence pendant le mois qui suit son refus. Or, légalement aucune loi ne justifie ça. Et que dire des réunions du service intégré accueil et d’orientation (SIAO) : avec 10 places d’hébergement d’urgence pour 500 demandes, forcément, les directeurs de structures se retrouvent à choisir. Chacun choisit un numéro sur la liste d’attente. Le problème, c’est qu’un directeur va dire à un autre : on a déjà eu des problèmes avec cette personne dans notre structure et le directeur va alors choisir un autre numéro sur la liste. C’est un peu le marché au pauvre. »

Un autre dénonce :

« Cela se pratique déjà dans les entreprises d’insertion. À terme, les personnes les plus en difficulté seront laissées sur le carreau. En prévention spécialisée, on nous demande maintenant de quantifier les difficultés : décrochage, conflits familiaux, toxicomanie etc. Cette approche est dangereuse car elle peut amener à choisir les jeunes : si le parcours s’annonce long, on ne pourra pas le quantifier en sortie positive. On fabrique des incasables. »

Aller plus loin

Livre : Trop de gestion tue le social – Essai sur une discrète chalandisation

Sur Rue89 : Jusqu’ici tout va bien, blog d’un travailleur social

Sur Rue89 Strasbourg : Aide aux victimes, Accord liquidée


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